Ah! un peu de poésie pour aborder le sujet de la dette ! Voilà qui donne un peu d’air et de quoi penser ! Car il faut bien reconnaître que l’on est pilonné par ce terme et les salves de chiffres qui l’accompagnent aussi bien dans les médias que dans la vie quotidienne : dette pour les ménages, pour les entreprises, pour le pays... À cette énumération, il faut ajouter la litanie de termes obscurs qui viennent lui donner un semblant de profondeur : intérêts, inflation, roller une dette, faire défaut sur sa dette, le coût de la dette... Elle est si souvent présente dans nos débats, et surtout si fortement intériorisée par les individus, qu’elle semble limiter nos mouvements aussi surement que la gravité. Plus magique encore, la dette et les conséquences qu’elle fait advenir paraissent échapper au contrôle des hommes, comme si elle possédait sa vie propre, indépendante des actions humaines. Tout se passe, en somme, comme si la dette se définissait par elle-même. Pourtant, elle est indéniablement une création humaine car on a encore jamais vu de dette pousser dans une forêt ou tourner autour de la terre. Alors, c’est quoi une dette ? Comment ça fonctionne cette histoire ? Et qu’est-ce que cela produit comme effets sur les hommes ? Voilà quelques questions primordiales à se poser au moment où la dette et son ombre noire s’apprêtent à peser sur nos vies de tout son poids, une fois le Covid chassé de l’horizon. Article garanti sans chiffre mais non remboursable *.
(* Le lecteur qui lit cet article et qui estimera avoir perdu son temps ne pourra en aucun cas demander réparation à celui qui l’a écrit. Dans ce cadre, le rédacteur de l’article se dégage de toute responsabilité de l’ennui que pourrait susciter la lecture de ce billet. Le lecteur doit donc être conscient qu’il engage sa propre responsabilité dans la lecture de ce texte.)
Alors, commençons par l’évidence, c’est-à-dire une définition du terme de dette : Obligation qu'un débiteur est tenu d'exécuter envers son créancier (personne ou organisme), en particulier somme d'argent qu'il est tenu de lui payer. On pourrait penser que l’on apprend rien de cette définition, pourtant si on prend le temps de la disséquer, elle donne déjà une information tout à fait précieuse de ce qu’est une dette. Il y a un créancier, quelqu’un qui a avancé de l’argent (on verra plus tard que la « dette morale » est intimement liée à la dette économique) et un débiteur, celui qui a perçu cette somme. Dès lors, on peut noter que la dette s’oppose formellement au vol ou à l’exploitation car elle est une reconnaissance et une entente entre deux parties dont chacune reconnaît des droits à l’autre, ce qui se formalise par un contrat. La dette est donc une relation entre deux entités mais, il est fondamental de bien se le figurer, c’est une relation de déséquilibre. Une personne où plusieurs personnes possédaient une somme d’argent que je ne possédais pas. Voilà qu’apparait un terme qui nous manquait : la possession. S’il y a possession par un ou plusieurs individus ou organismes, c’est qu’il y a propriété. Par ce raisonnement, la dette semble liée à l’histoire de la propriété. Après ces courtes mais précieuses réflexions, nous devons en conséquence nous engager sur le chemin de l’histoire.
On vous a littéralement mythonné
Avant d’entrer dans la réflexion historique pure et dure, il nous faut nous poser deux questions qui peuvent paraître anecdotiques mais sont tout à fait importantes : À quelle histoire croyez-vous ? Pensez-vous que la monnaie a été créée pour faciliter les échanges entre les hommes, c’est-à-dire pour rendre le troc plus efficace ? Peut-être, en votre fort intérieur, apparaît la pensée suivante : «C’est vrai qu’au lieu d’échanger des poules avec du blé, puis du blé avec de la viande, la monnaie c’est bien pratique ». Dans ce cas, vous faîtes comme les économistes classiques, l’hypothèse que la monnaie est la fille de l’échange et que l’échange est un constitutif de la nature de l’homme. Ce qui fait qu’aujourd’hui, le capitalisme ne serait ni plus ni moins qu’un système sophistiqué découlant de cet état de nature. Si vous croyez sincèrement en cette histoire, je suis au regret de vous dire que, justement, elle n’est rien de plus qu’une histoire. Cela fait des années que les historiens et anthropologues crient dans le désert pour dénoncer le mythe du troc. En effet, ces derniers n’ont encore jamais étudié aucune société ancienne où ce système avait cours. Bien au contraire, la production totale des biens d’une communauté était centralisée et faisait ensuite l’objet d’une répartition entre ces membres. Par exemple, chez les iroquois : «la principale institution économique des nations iroquoises était la «maison longue», où la plupart des biens étaient empilés puis alloués par le conseil des femmes, et que personne, jamais, n’avait échangé des têtes de flèche contre des morceaux de viande [exemple classique de troc utilisé entre autres par Smith]. Les économistes ont simplement décidé d’ignorer ces informations». On voit tout de suite l’immense renversement qu’amène cette position. D’une part, l’échange ne constitue en rien une quelconque essence de l’espèce humaine mais, surtout, pour ce qui nous intéresse, cela détruit l’histoire naturelle de l’échange qui ferait naitre la monnaie et, par ricochet, le crédit. Les seuls cas de trocs recensés avaient lieu entre tribus, la grande majorité du temps pour éviter des guerres, et non pas pour maximiser le bien être comme cela est communément pensé. Monnaie et dette ne sont pas liées par nature, voilà qui est bien curieux.
La dette est plus vieille qu’Hérode.
On estime que la dette et donc le prêt avec intérêt est née environ 3000 ans avant J.C en Mésopotamie à l’époque sumérienne. En ce temps-là, la société babylonienne, organisée en cité-Etat, reposait sur une vaste paysannerie à laquelle les élites louaient des terres, des outils et du bétail. En échange, les paysans devaient fournir une partie de leur récolte (le reste pouvait être directement consommé par les producteurs). La production des biens était centralisée et redistribuée par la suite. Les échanges marchands existaient mais ils restaient minoritaires et, bien souvent, sous le contrôle des institutions de la cité. Seulement, en cas de mauvaises récoltes, les paysans s’endettaient, ce qui conduisait à leur asservissement et celui de leur famille, ils se retrouvaient esclaves des nobles du royaume.
Les rois babyloniens avaient bien compris qu’ils y avaient là un double danger. D’abord, toute la société babylonienne reposant sur le travail des paysans, il n’était pas souhaitable pour la concorde du royaume que ces derniers soient privés de tous leurs droits et des fruits de leur labeur. Ensuite, cet appauvrissement complet par l’esclavage des paysans avait pour conséquence directe l’enrichissement des nobles du royaume. Or, les rois babyloniens comprenaient parfaitement que ce mouvement entrainerait la naissance d’une oligarchie qui viendrait directement contestée leur pouvoir. C’est pourquoi ils proclamaient régulièrement des annulations de dette. Ces actes pouvaient revêtir différentes terminologies. L’une d’elle était « Andurarum » qui signifiait littéralement « retour à un état originel ». L’expression est intéressante car elle postule clairement que la possession par une partie de la population des terres et de ses ressources est une perversion des sociétés humaines à laquelle il faut remédier en retournant au temps premier des hommes sur terre ou nul ne possédait rien et tout était à chacun. Ainsi, les historiens ont identifié avec précision une trentaine d’annulations générales de dette en Mésopotamie entre 2400 et 1400 av. J-C. En 1792, le « Code d’Hammourabi » du roi éponyme consacrait cet état de fait : « Quiconque est débiteur d’un emprunt, et qu’un orage couche le grain, ou que la récolte échoue, ou que le grain ne pousse pas faute d’eau, n’a besoin de donner aucun grain au créancier cette année-là, il efface la tablette de la dette dans l’eau et ne paye pas d’intérêt pour cette année. ». Pour lui, la justice est une «restauration de l’équité ». Il proclamait régulièrement des annulations de dettes publiques et privées qui comprenaient la libération des personnes travaillant pour une autre personne afin de rembourser une dette. Ces annulations étaient l’objet de grandes festivités, usuellement au printemps. Cette pratique n’est pas spécifique à la période sumérienne, on la retrouve dans l’Egypte des Pharaons, les écrits de la pierre de Rosette confirment d’ailleurs cette pratique. Il en va de même pour les empereurs assyriens du Ier millénaire avant J.C. Ces annulations avaient toujours une triple raison : les paysans devaient pouvoir produire suffisamment pour le royaume, être mobilisables pour des campagnes militaires et empêcher le développement d’une oligarchie capable de s’opposer au pouvoir royal.
La dette, nerf de la guerre.
Cela ne devrait pas plaire au Front National, mais, parfois, les traditions se perdent. Au Vème siècle avant J.C naissent les Républiques Athénienne et Romaines. Bien qu’au courant des traditions de l’annulation des dettes de ces sociétés, les deux républiques naissantes vont choisir de l’ignorer. Puisque la royauté a été aboli, il n’y a plus d’autorité supérieure qui puisse d’une seule voix procéder aux annulations de dettes sans être contestée. Au contraire, d’après Michael Hudson : « Au lieu de restaurer un statu quo ante de cultivateurs libres – libres de dettes et d’obligations fiscales, comme le signifiaient les amargi sumériens et les misharumand andurarum babyloniens – l’oligarchie romaine accusait quiconque de soutenir les droits des débiteurs et de s’opposer à ses saisies de terres de « chercher la royauté ». De tels opposants furent assassinés, siècle après siècle. Rome est devenue une oligarchie, une autocratie des familles sénatoriales. Leur « liberté » était un exemple précoce de la double pensée orwellienne. Il s’agissait de détruire la liberté de tous les autres afin qu’ils puissent s’emparer de ce qu’ils pouvaient, asservir les débiteurs et créer la société polarisée qu’est devenue Rome. »
Mais revenons quelques instants au lien entre dette et monnaie. Autour de 600 ans avant J.C, la monnaie telle que nous la connaissons prend forme, c’est-à-dire que le métal argent ou or est frappé à l’image du souverain afin qu’il circule dans la société. Cet événement a amené David Graeber à se poser une question essentielle : Pour un roi, quel sens cela pouvait-il avoir d’extraire de l’or et de l’argent, de le frapper à son image, de le mettre en circulation chez ses sujets, puis d’exiger d’eux qu’ils le lui rendent ? Pour l’anthropologue, la raison est militaire. Les rois avaient un problème pour approvisionner leur armée. L’armée lorsqu’elle se déplaçait consommait beaucoup de ressources et ces dernières lui manquaient. Il fallait donc trouver un moyen de faire supporter à la population l’effort de guerre. Pour nourrir l’armée, il faut donc créer des marchés où les soldats pourront acheter des poules, des fruits avec les métaux qu’ils pillent... Pour cela, les conquérants exigent que les taxes ne soient plus payées en nature mais en pièces métalliques. Pour obtenir ces pièces et payer ces taxes, les peuples envahis sont forcés de vendre leurs productions sur les marchés.
Voilà, un raisonnement qui nous fait considérer le lien entre dette et monnaie comme étant intimement liée à la violence. Les conquérants qui épargnaient les peuples envahis possédaient sur eux une « dette de vie », qui était une dette morale, mais se trouvait transformée en dette financière perpétuelle. On trouve ici une grande perversion : ceux qui étaient victimes de la violence des empires se trouvaient endettés moralement par leurs agresseurs, une dette impossible à rembourser car n’ayant pas d’équivalent monétaire. C’est ainsi que la dette financière s’est en fait structurée sur la dette morale, d’où la force de l’injonction à « payer ses dettes ». On ne peut pas faire ici toute la généalogie de la dette mais rappelons tout de même qu’elle a souvent pesé de tout son poids dans l’histoire. Lorsque les conquistadors ont découvert et envahi l’Amérique, ils étaient tous fortement endettés, certains historiens avancent que c’est une des raisons principales qui explique les massacres perpétués car ces hommes se trouvaient obligés de «payer leur dette », ne pas le faire était synonyme de ruine sociale et économique pour eux. Sans doute est-ce que voulait signifier Hernàn Cortès à l’empereur aztèque Moctezuma lorsqu’il lui demanda l’or de l’empire : « Dites-lui de m’en procurer, car mes compagnons et moi souffrons d’une grave maladie du cœur que seul l’or peut guérir». De même, après la première guerre mondiale, on a fait peser sur l’Allemagne une dette économique insoutenable car on cherchait, en partie, à compenser des souffrances qui ne pourraient jamais l’être. Keynes avait bien compris que cette dette imposée aux allemands ne pouvait que mener à un autre désastre car elle était perçue comme injuste sur le plan moral par les vaincus. Le second conflit eu lieu et, cette fois, on annula une grande partie de la dette allemande, sans doute après tant d’horreurs avait on finit par comprendre que coupler la dette morale à une dette économique ne pouvait que prolonger le cycle de violence. On voit bien à travers cette démonstration et ces exemples que la dette est d’abord une notion morale que l’économie vient pervertir. Le mot de David Graeber semble pertinent : « La dette est une promesse, qui a été pervertie par les mathématiques et la violence ».
Le don pour combattre la dette.
Reprenons rapidement ici, les différentes problématiques évoquées. Les rois sumériens avaient compris que la dette, par le jeu des intérêts notamment, polarise l’économie. C’est-à-dire qu’il est dans sa nature d’enrichir les riches et d’appauvrir les pauvres, c’est mécanique si l’on peut dire. Pour eux, ce mouvement ne pouvait amener qu’à la destruction du royaume soit par l’asservissement de la paysannerie sur laquelle reposait la production du royaume, soit par la naissance d’une oligarchie prenant le pouvoir au souverain, les deux évènements étant de toute manière intimement liés l’un à l’autre. Pour éviter cela, les souverains procédaient régulièrement à des annulations de dettes qui trouvaient leur fondement moral dans un retour à un état de nature originel où l’idée de possession n’avait pas encore pris forme dans les sociétés humaines.
Pour David Graeber, la monnaie est apparue afin de rendre possible l’approvisionnement de l’armée. C’est dans ce cadre que les premiers marchés ont pris forme et que les dettes morales, souvent perverses car faisant payer aux opprimés leur survie, ont petit à petit pris la forme de dette économique. On a donc fait d’une dette morale non quantifiable, une dette économique quantifiable en numéraire mais également dans le temps. Bref, le concept de dette morale qui structurait anthropologiquement les relations humaines s’est transformé en concept économique. On comprend mieux pourquoi en allemand le mot dette se traduit par « schuld » qui signifie à la fois dette, faute et culpabilité.
A cette conception monétariste des relations humaines viennent s’opposer un autre type de relation caractérisée par le don. Plutôt que d’en donner une histoire et une définition précise, voyons plutôt cela par l’exemple. Lorsque vous êtes, par exemple dans un bar, il arrive régulièrement (en tout cas je l’espère pour vous) qu’une personne de votre groupe paie une tournée. Pour cela, il/elle va certes débourser une somme d’argent, mais ce qu’il/elle attend en retour ce n’est pas que vous lui remboursiez cette somme en temps et en heure, ni même que vous lui offriez en retour quelque chose de même valeur. Non, ce qu’il/elle attend, c’est de pouvoir passer du temps avec vous. La dette que vous lui devez, c’est de la revoir, dans un bar ou ailleurs, cela n’a pas vraiment d’importance. Il espère vous revoir et qu’à l’occasion, comme on dit, vous lui « rendrez la pareille ». En soi, ce qu’on échange là, ce sont des liens plutôt que des biens. Et c’est bien l’inverse qui se produit lors d’une dette économique. Admettons, à présent, que vous aillez payer une bière à une personne, que vous l’aillez ensuite aider pour son déménagement et, enfin, dépannez un jour pour aller au travail car sa voiture était en panne. Elle, de son côté, n’a offert aucun retour à ses différents gestes. La suite la plus probable à cette relation est que celle-ci s’arrête d’elle-même, jamais vous n’allez établir un remboursement monétaire car, en vérité, il n’y a rien de véritablement quantifiable là-dedans. Sans doute, les économistes pourront faire un calcul savant du coût du déménagement et du dépannage apporté mais cela ne change rien au fait que l’argent (le bien) ne peut en aucun cas remplacer le lien qui nait de la réciprocité. La sagesse populaire est pleine de dictons mettant en avant cet état de fait mais le plus frappant est sûrement : «les bons comptes font les bons amis ». Si l’on rechigne autant à mettre un quelconque déséquilibre financier entre ami(e)s, c’est parce que l’on a bien conscience que « les dettes font les mauvaises relations ». Voilà aussi pourquoi, on refusera le plus souvent possible qu’un service rendu à un proche soit payé par de la monnaie car l’argent n’est en aucun cas un équivalent au service rendu.
Il faut noter ici que ce type de relation semble bien naturel à l’homme. Lorsqu’une société s’effondre économiquement, c’est ce type de relation qui surgit spontanément. On a ainsi vu émerger à Detroit comme en Grèce des jardins partagés où la terre est gérée collectivement et où ce qui compte, c’est l’engagement de chacun au sein du lieu, c’est-à-dire le service rendu à la communauté. C’est pour la même raison qu’apparaissent des monnaies locales en temps de crise, elles tentent de faire de l’argent le reflet des liens plutôt que de s’y substituer. La solidarité, que l’on met souvent en exergue dans les pays et les quartiers pauvres, n’est rien d’autre (mais c’est déjà beaucoup) qu’une organisation basée sur les liens moraux qui unissent les individus entre eux pour remplacer une économie amorale qui n’a pas d’autre objectif que de valoriser les biens plutôt que les hommes. C’est ainsi que la solidarité des pauvres est faite de l’avidité des riches.
Il a été dit beaucoup de choses dans cet article et, j’espère lecteur, que tu sauras t’en souvenir de quelques unes lorsque le mot « dette » viendra s’abattre comme une sentence sur tes frêles épaules d’individu. Je n’ai pas eu le temps d’évoquer ici la question cruciale de la légitimité de la dette qui se pose d’autant plus que la France ne peut plus «battre monnaie », privilège de la BCE et des banques. J’ai simplement voulu montrer qu’il y a une grande violence à rendre économique des dettes, qui sont par nature, morales. Au-delà, de la violence de cet acte, cela fait toujours porter un grand danger sur les sociétés humaines. On a vu avec quelle certitude, on a sacrifié l’avenir des grecs et de tout un pays avec le simple langage mathématique de la dette économique. C’est pour cette raison que, si l’on ne peut pas entièrement se passer des dettes économiques, il convient de les réduire à leurs portions congrues car on est tenté d’adapter à leur sujet le mot de Jaurès à propos du capitalisme : « La dette économique porte en elle la guerre comme la nuée porte l’orage ! »