Et si l’élection présidentielle de 2022 n’avait pas lieu ?
Tout d’abord, reconnaissons que la question est provocante et qu’il existe toute une série de moyens pour ne pas se la poser réellement. La première réaction possible est de se dire que s’interroger à ce sujet est une exagération et l’on pourra compléter cette réflexion par le mot de Talleyrand, souvent cité sur les forums de nos jours, « tout ce qui est excessif est insignifiant ». Une deuxième manière est d’user du mot de «complotisme » à l’évocation de ce questionnement, c’est une méthode tout à fait rapide et efficace de discréditer une interrogation et de passer à un autre sujet. Enfin, on peut également se répéter sur tous les tons comme un mantra que « La France est une grande démocratie, une grande République » comme si le simple fait de dire les choses suffisait à les réaliser ou à préserver leur existence. Certains hommes politiques semblent avoir choisi cette voie, autant pour se rassurer eux-mêmes de leur perte de contrôle sur la situation semble-t-il, que pour convaincre leurs concitoyens. Voici donc toute une série de comportements qui permettent, à peu de frais, de ne pas s’interroger sur la pertinence ou non de ce questionnement. Il nous faut évidemment franchir ces chausse-trappes pour tenter de répondre réellement à cette interrogation : l’élection présidentielle de 2022 peut-elle ne pas avoir lieu ?
Commençons par évaluer notre attitude naturelle face à ce questionnement. Il est évident que l’élection ne peut pas ne pas avoir lieu, nous envisageons cela comme une certitude. Mais sommes-nous toujours aussi sûrs de nos certitudes ? Avant 2008, une crise économique paraissait du domaine de l’improbable, voir de l’impossible à un grand nombre. Avant 2015, l’idée de voir des fanatiques débarqués dans les rues de la capitale de notre pays et au Bataclan pour y réaliser un massacre semblait relever d’une mauvaise fiction. On a pas vu venir avec plus de clarté la fin du clivage politique traditionnel droite-gauche, qui structurait la vie de la Vème République depuis toujours, lors de l’élection de 2017 . Pourtant, un homme inconnu des français deux ans auparavant a remporté cette élection. Quant au mouvement des Gilets Jaunes, le même type de réflexion s’applique. À une période ou le pays semblait résigné à encaisser pendant cinq ans la dureté des réformes économiques, une lutte sociale a surgit sur la scène de l’histoire française. Une lutte largement inédite dans sa forme, son organisation et sa durée. Dans ce déferlement d’évènements précipités, il est cependant certain que la palme de la surprise revient au Covid. Quelque chose que l’homme n’est même pas capable de percevoir vient faire chanceler la logique routinière de nos sociétés : travail, loisir, croissance, innovation, progrès. L’homme occidental qui considère comme acquis la maitrise des contraintes de la nature ne voyait dans l’imaginaire épidémique qu’un temps révolu où « l’homme moderne » ne s’était pas encore tout à fait accompli. La réalité vient violemment lui donner tort et nous sommes tout à coup bien fragile. Voilà donc différents terrains ; sanitaire, politique, économique et sécuritaire où nombre de nos certitudes se sont trouvées balayées par le souffle de l’histoire aussi simplement et rapidement que le vent balaie les feuilles mortes (et les Ewoks). Une conclusion s’impose donc : nos certitudes n’ont rien de certaines, nous aurions bien tort de leur faire confiance aveuglement et de ne pas les questionner en cette période.
Alors puisqu’il convient de douter de nos certitudes, regardons la situation de plus près. Depuis 2015, l’état d’urgence est entré dans le droit commun (relire à ce sujet l’excellente tribune de Giorgio Agamben dans Le Monde en 2015). À ce titre, il faut le dire clairement, même si cela est douloureux pour l’orgueil du pays, le terrorisme a largement réalisé son objectif initial de modifier le fonctionnement démocratique de notre pays. Il semble que si sur le plan militaire Daesh ait été considérablement affaibli, nous avons de notre côté enregistré une totale déroute morale. D’ailleurs, la déroute se poursuit sous diverses formes. De la répression violente du mouvement des Gilets Jaunes, à l’état d’urgence permanent devenu la norme (sécuritaire et sanitaire) au corpus juridique qui ne cesse de s’étoffer en matière de lois liberticides en passant par les prises de décisions en conseil de défense, le pays est engagé sur une pente extrêmement glissante et dangereuse. De nombreuses tribunes sont venues récemment souligner cet état de fait. Ce mouvement ne semble pas non plus ralentir. On a entendu notre ministre de l’intérieur déclarer, après le terrible attentat qui a coûté la vie à un professeur, que désormais « des opérations de police ont lieu et auront lieu. Elles concernent des dizaines d’individus, pas en lien forcément avec l’enquête mais avec l’envie de faire passer un message ». Un vocable qui, sans vouloir en rajouter, est plus proche de la rhétorique de la mafia que de celui de l’Etat. Actuellement, un projet de loi est en cours pour limiter au maximum la diffusion d’images d’interventions policières. Il n’est pas besoin d’expliciter ici le danger d’une telle loi, le mouvement des Gilets Jaunes l’a rendu évident. Enfin, l’atmosphère qui règne autour de nos compatriotes musulman(e)s est devenue pour le moins nauséabonde. La rhétorique de l’extrême droite a été largement reprise par les membres du gouvernement actuel, au point que l’on s’interroge maintenant sur les rayons halals dans les supermarchés ou que l’on remette en cause certaines libertés académiques. À ce titre la théorie du macro-lepénisme qu’évoquait Emmanuel Todd, qui il est vrai aime provoquer, n’a rien d’un fantasme et prend un peu plus d’épaisseur chaque jour. Il sera donc bien clair à chacun que la direction prise par le pays, c’est un euphémisme, ne prend pas la forme d’un long fleuve tranquille.
À tout cela, on me répondra que, tout de même, la France reste une démocratie. Certes, cela reste vrai et il faudrait être de mauvaise foi pour contester complètement cela. Cependant, peut-être qu’un regard chez le voisin américain outre-Atlantique peut nous fournir une comparaison intéressante. Il ne fait pas de doute que les Etats-Unis sont également un pays de tradition démocratique (même si on pourrait argumenter que cela prend de plus en plus les traits d’une oligarchie, voir à ce sujet l’excellent documentaire d’Arte). Elle est d’ailleurs plus ancienne que la nôtre et possède de solides institutions et garde-fous. Pourtant, elle est tout de même grandement mise à mal aujourd’hui. Trump paraît ne pas vouloir quitter le pouvoir aussi facilement et, on peut lui reconnaître cela, il n’a jamais dit clairement qu’il quitterait sa fonction s’il perdait l’élection. Il s’est donc engagé dans toute une série de poursuites judiciaires avec l’objectif clair de ralentir considérablement la passation de pouvoir. On pourrait penser que cette attitude est due à un seul homme mais la vérité est que Trump serait dans l’incapacité de se permettre cela si l’univers politique américain n’était pas profondément polarisé. Et surtout, ce qu’il faut noter, c’est l’apparition de plus en plus fréquente d’un acteur sur la scène politique, qui s’il n’est pas nouveau se banalise aujourd’hui: le juridique. Certaines personnes ont déjà mis en avant ce changement. C’est un phénomène que l’on aperçoit partout dans le monde, l’exemple le plus éclatant étant sûrement celui du Brésil avec l’élection de Bolsonaro et l’éviction judiciaire de Lula (on notera que la société brésilienne connaissait elle aussi une polarisation très forte). Que l’on s’entende bien, je ne discute pas la culpabilité réelle ou supposée de Lula ici, je ne connais rien du système judiciaire brésilien et pour être honnête, je ne connais pas non plus grand-chose au système judiciaire français. Ce que je veux discuter là, c’est la puissance de ce nouvel acteur. En effet, le judiciaire n’est pas une petite chose. Faire intervenir le juridique n’est pas anodin pour deux raisons. La première, c’est que vous créez du doute et du doute, il en subsiste toujours quelque chose. Mais c’est la deuxième raison qui est véritablement décisive : le juridique fabrique de la vérité. Une fois que vous êtes jugé coupable ou non coupable, cela devient vrai que vous ayez commis les faits que l’on vous reproche ou non. En cela, le juridique construit de la vérité aussi sûrement que les sciences naturelles (qui partage aussi le doute à travers la recherche avant de fabriquer du vrai). On se rend bien compte de l’importance de cette réflexion dans le champ politique, le juridique est une arme à un coup, on ne peut plus revenir (ou très difficilement) sur la vérité qu’il vient de décréter.
Revenons donc à l’interrogation de départ sur la possibilité que l’élection présidentielle n’ait pas lieu en 2022. Après tout ce que l’on vient de dire, on se demande toujours comment cela serait possible. Quelles circonstances pourraient modifier ce calendrier ? Il est impossible de répondre clairement à cette question mais on peut en dire deux choses. Les états d’urgence sécuritaires et sanitaires ne seront jamais des raisons suffisantes pour suspendre une élection présidentielle, même si une vague d’attentats et d’épidémies nous frappait en même temps durant la période des élections (comme c’est le cas aujourd’hui), personne n’accepterait la suspension de cette dernière. Pour que cela arrive, il faudrait forcément l’intervention du juridique au sein du politique. Il peut le faire de deux manières. Soit celui-ci décréterait que la période ne permet pas d’organiser le vote de manière sereine et la présidentielle serait alors simplement repoussée. Soit, le juridique viendrait discréditer par des décisions de justice les adversaires principaux du parti au pouvoir, ce qui rendrait l’élection nulle et non avenue. Il faut reconnaître que dans ce cas l’élection présidentielle aurait sûrement belle et bien lieu mais sous une forme de simulacre. Pour réaliser cela, il faut aussi se départir d’un certain imaginaire de la dictature. On s’imagine qu’une dictature nait du jour au lendemain à la suite d’une révolution, c’est-à-dire qu’un matin on se lève en démocratie et, le lendemain, on se réveille dans une dictature. Cependant, l’histoire, et particulièrement l’histoire européenne, nous démontre que ce type de régime peut prendre place sous couvert de la parole rassurante promettant un meilleur sort à une société en pleine désillusion. Il faut se rendre compte alors que ce changement ne modifie rien immédiatement à la vie du citoyen lambda. Celui-ci peut continuer à aller au travail, à aller faire ses courses chez l’épicier en bas de chez lui, à prendre l’air au parc avec ses ami(e)s et ainsi de suite. Sa vie se poursuit et, pour ainsi dire, il ne ressent d’abord aucun symptôme de ce changement, ce qui contribue à ne pas le mettre en alerte. Ce qui change pour lui, et qui contraste avec l’installation douce d’un régime autoritaire, c’est la manière dont il peut être soumis à l’aléatoire, à l’arbitraire. De citoyen modèle un jour, il devient criminel le lendemain. Bien sûr, cela affectera ses proches mais ses concitoyens qui ne le connaissaient pas se diront toujours qu’il devait bien avoir quelque chose à se reprocher. Jusqu’au jour où, comprenant la supercherie, il est précisément trop tard puisque c’est à leur tour d’être victime de cet arbitraire qui prend l’apparence de la vérité par la voie du juridique.
Je voudrais conclure en modérant mon propos. D’abord, je ne souhaite pas utiliser ce questionnement comme un chiffon rouge pour faire naitre la peur dans l’esprit de mes concitoyens. Ensuite, la France semble encore éloignée de cette dérive du judiciaire. Il faudrait aussi prendre en compte des questions plus difficiles à appréhender comme : Quelles seraient les réactions de nos compatriotes à un tel événement ? L’accepteraient-ils ? Quelle serait la réaction des pays européens dans un tel cas de figure ? Il est d’ailleurs normal que ce questionnement soit choquant. Alors que bon nombre de nos certitudes se sont écroulées et que nous avons la désagréable sensation de perdre chaque jour un peu plus la maitrise de nos vies, choisir qui nous dirige nous paraît être le dernier moyen de décider de notre sort. Retirer cette possibilité provoque logiquement l’horreur.
Le but de cette réflexion n’est donc pas de se demander si cela va se réaliser. La question est plutôt : peut-on envisager cette possibilité ? Si oui, est-ce une possibilité faiblement ou fortement probable ? Chacun répondra bien à ce questionnement comme il le souhaite. Cependant, si le questionnement est individuel, la réponse ne peut être que collective. Dans ce cadre, poser la question permet tout simplement de se prémunir du danger en mobilisant la société pour l’appeler à la vigilance. Envisager cette possibilité est le moyen le plus sûr pour la collectivité que cette triste hypothèse n’advienne pas. Si on écarte cette question du champ des possibles alors le risque prend de l’importance. L’idée est simplement de passer de l’affirmation « J’y crois pas » à l’expression plus nuancée «Et si jamais... » On appliquera donc le conseil bienveillant de Tintin à Milou dans le Temple du soleil : « Et maintenant, ouvrons l’oeil... » et à Milou de répondre «... Et même les deux ! ».