Alors, portée par la force de l’habitude, la mélodie est fredonnée de plus en plus souvent et de plus en plus fort. Et, ceux dont on pensait que jamais ils n’auraient d’intérêt pour ce type de chansonnette, se retrouvent à la siffloter également. Comme un virus, elle agit par contagion. La Covid a sa rengaine. Et elle prend cet air là : «Pourquoi sauver des personnes âgées et sacrifier la jeunesse ? » Cet air entêtant connait quelques variations, parfois elle prend des arrangements plus théoriques comme : « Faut-il sauver la santé et sacrifier l’économie ? »
Au début de l’épidémie, la rengaine était à peine audible, c’était un murmure dont presque personne n’avait envie d’entendre siffloter la partition. Mais l’épidémie devenant pandémie, les semaines devenant des mois, les confinements devenant des couvre-feux, le murmure est devenu chorale. Pourquoi, oui pourquoi, sauver des milliers de vies pour en briser des millions d’autres ? Ainsi, j’ai pu entendre certain.e.s personnes qui, loin d’être des cyniques sans cœur, au contraire elles font partie des individus qui ont encore l’âme assez sensible pour s‘émouvoir des vies brisées tendant la main sur nos trottoirs, se poser à leur tour la question.
Récemment, Gaspard Koenig a publié une tribune dans les Echos dont le titre, « Vies prolongées contre vies gâchées : le vrai dilemme de la lutte anti-Covid », et les arguments semblent résumer l’état de la question. L’article étant payant, je vais faire un rapide point sur son argumentation avant d’en démontrer la superficialité et la dangerosité.
Avant cela, il me faut préciser qu’à aucun moment cette démarche n’a pour but de dédouaner le gouvernement de sa gestion catastrophique de la pandémie ni de minimiser les souffrances qui s’abattent sur les étudiants, les plus précaires, et de manière générale, sur tout un chacun.
Commençons par exposer les arguments de M. Koenig. Pour lui, la question que pose le virus est : « Pourquoi, et pour qui, nous donnons nous tant de peine ? ». Il précise ensuite que pour les 15-44 ans, le nombre de patients décédés sans comorbidité est de 60.
De son point de vue la question : « Est-il contraire à la raison de préférer l’apéro à la survie de nos anciens et, si oui, pourquoi ? » ne doit pas être posée en ces termes (on peut le comprendre). D’abord, dit-il : «On ne sauve jamais des vies, on ne fait que les prolonger » alors la véritable interrogation est «Quelles vies prolonge-t-on et de combien d’années ? » L’âge médian des victimes du Covid est de 85 ans, légèrement supérieur à l’âge des décès médian en France, donc, conclut-il, la minorité des survivants d’une génération.
Ensuite, il poursuit : « On ne ralentit pas l’économie, on gâche des vies. […] On aboutit ainsi à une équation très différente avec deux variables de même nature : temps de vie prolongé contre temps de vie gaché : années gagnées sur la mort contre années perdues sur la vie ? ». Il nous faut, dit-il, un arbitrage politique et non médical à cette interrogation.
Enfin, il rappelle qu’entre 1968 et 1970, la grippe de Hong-Kong a fait plus d’un million de morts dont plusieurs dizaines de milliers en France en majorité chez les personnes âgées. « Les chiffres sont plus modestes que pour le Covid mais les ordres de grandeurs comparables ». Aucune restriction n’avait été prise et, il finit par dire que de cette période, on se souvient de Woodstock, de la contre-culture et de l’amour libre.
Bon, tout d’abord quelques objections rapides sur les données évoquées qui, si elles ne constituent pas le fond de sa démonstration, sont un peu étranges. Pour commencer, le chiffre de 60 morts qu’il avance chez les 15-44 ans sans comorbidité n’est apparement pas le bon comme semble le rectifier un article du figaro ( je ne peux y avoir accès car il est payant mais il semble s’inscrire en faux avec cette affirmation). Admettons qu’il soit juste, cela laisse tout de même de côté les personnes souffrant d’obésité, ils sont quelques 8 millions en France, on pourrait ajouter les diabétiques et tous ceux souffrant en général de problèmes de santé susceptibles de les mettre en danger en cas de contamination au Covid. Tout cela pris en compte, les ancien.ne.s mis.e.s à part, cela représente des millions de personnes. Pas vraiment une bagatelle. Il est donc bien étrange de commencer un raisonnement en excluant les personnes affectées par ces comorbidités. Mais, après tout, pourquoi pas, c’est un choix.
Penchons nous, à présent, sur la grippe de Hong-Kong car, ici, la mauvaise foi est manifeste. « Les chiffres sont plus modestes que pour le Covid mais les ordres de grandeurs comparables », nous dit M. Koenig. Dommage que cette fois-ci, il n’ait pas trouvé utile de donner les chiffres. Je vais le faire donc. 31 000 personnes sont mortes entre 1968 et 1970 de la grippe de Hong-Kong en France. Au moment où l’auteur de cette tribune a rédigé son billet, on devait être autour de 70 000 décès dû au Covid en France, en moins d’un an. Alors, je ne suis pas arbitre des élégances, je ne peux donc pas dire si ces « ordres de grandeurs sont comparables » mais je peux affirmer que la comparaison est extrêmement malhonnête. Comme il le dit lui-même durant les deux années où la grippe de Hong-Kong a frappé notre pays, il n’y a eu aucune restriction. Dans le cas présent, en moins d’un an, alors que pourtant nous sommes passés par de multiples confinements, de tout aussi nombreux couvre-feux, que l’on commence à se souvenir aussi clairement des bars que de notre premier jour à la crèche, on arrive à plus du double de mort. Il n’est pas trop difficile d’imaginer la catastrophe qui se serait produite si l’Etat n’avait rien fait. Peut-être que dans 50 ans, on aurait célébré le Woodstock des vieux, la culture du laisser mourir et de la mort sans soin. Quelle période ! On en est déjà nostalgique !
Fausse équivalence
Enfin, baste les chiffres ! Entrons sur le terrain des principes ! La réelle question serait la suivante : « On aboutit ainsi à une équation très différente avec deux variables de même nature : temps de vie prolongé contre temps de vie gâché : années gagnées sur la mort contre années perdues sur la vie ? ». M. Koenig ajoute ensuite « qu’il faudrait les chiffrer précisément ».
Commençons par nous intéresser aux termes qui sont opposés dans cette belle équation. Vies prolongées contre vies gâchées. Une vie prolongée, je vois assez nettement de quoi il s’agit. L’électrocardiogramme oscille, il est plat. Le soleil se couche, il ne se lève plus. Les paupières se ferment, elles ne s’ouvrent plus. Ainsi, une vie prolongée se définit facilement car, réflexions spirituelles mises de côté, c’est une expérience tout à fait scientifique. On ne peut pas débattre sur la condition d’un mort et, même si on le souhaitait, il serait très difficile de prendre en compte son avis.
De l’autre côté de l’équation, une vie gâchée, c’est plus flou. A quel moment une vie est-elle gâchée ? Et par rapport à qui ? Est-ce que si l’on n’obtient pas son baccalauréat, sa licence, son master, on a gâché sa vie ? Est-ce que si l’on ne peut plus aller dans un bar, dans une autre région, dans un autre pays pendant une année, notre vie est gâchée ? Est-ce que si l’on a pas une Rolex à 50 ans, on a raté sa vie ? Est-ce que si on passe 10 ans en prison, on a ruiné sa vie ? Est-ce que si l’on vit dans la grande pauvreté toute sa vie, cette dernière est anéantie, ne vaut rien ? J’arrête là le festival des interrogations, on a assez bien compris que ce débat est trop vertigineux pour apporter une réponse simple. En vérité, il y a fort à parier qu’il y ait autant de réponses que de conceptions de la vie et, donc, que d’individus.
Il apparaît que ces « deux variables » ne sont pas du tout « de même nature ». Il est, d’ailleurs, dans la nature même de la mort de ne pas avoir d’équivalent. Une vie peut toujours se discuter, sur ce qui a été réussi ou raté, sur ce qu’on aurait pu réaliser ou sur ce que l’on n’aurait pas du faire. C’est du concret, du vécu, ça traverse l’homme, ça l’interroge, ça le torture, ça le fait agir, ça le fait vivre. Autrement dit, les années gagnées sur la mort, c’est du palpable, les années perdues sur la vie, en revanche, c’est aussi clair qu’un trou noir.
Le temps perdu et sa relativité.
Il faut, par la suite, chiffrer le temps de vie prolongé et le temps de vie gâché. Ça n’a pas l’air bien évident cette histoire mais on va essayer de faire ça de manière théorique. Alors, en moyenne, pour un vieux qui a vécu 6 mois de plus, on a gâché (peu importe ce que ce l’a veut dire) la vie d’un jeune pour 3 ans. Bon peut-être que c’est beaucoup... peut-être pas. Mais il y a un autre problème, on parle ici de temps mathématique : de secondes, de minutes, d’heures et ainsi de suite. Un décompte du temps qui n’a conquis la planète qu’à partir du milieu du XIXème siècle, principalement pour des motifs économiques. Cependant, la vraie nature du temps est relative. La science nous le prouve, l’homme le ressent. Tous les jours du temps lui file entre les doigts ou lui devient interminable. Il n’y a que le rythme du quotidien qui lui donne un semblant de régularité.
Alors, sachant cela, voici une nouvelle équation improbable pour M. Koenig. Prenons une unité minimale de vie, disons la caresse du premier soleil de printemps sur un visage. Combien vaut cette caresse sur le visage d’une personne de 85 ans ? Et combien vaut-elle sur une personne de 20 ans ? Si l’on suit le raisonnement économique, puisqu’il faut chiffrer précisément, il se trouve qu’en théorie tout ce qui est rare est cher ( c’est seulement en théorie car si cela était vrai à chaque fois, le prix du pétrole ne ferait qu’augmenter par exemple). Dans ce cas, cette caresse vaut infiniment plus sur le visage d’un vieillard auquel il ne reste plus beaucoup de printemps que sur le visage d’un.e jeune amené.e à en connaître encore une bonne cinquantaine.
On s’aperçoit que de la question initiale, il n’y a en fait rien à comparer ; ni les vies perdues avec celles « gâchées », ni le temps vécu par deux personnes qu’une vie sépare. Cette question ne peut paraître censée que parce que nous sommes dans une période difficile et que, pris de panique, on se mette à réfléchir sur des raisonnements qui auraient fait enfermé dans un asile son auteur deux ans auparavant (peut-être est-ce le fait d’être enfermé justement qui amène ces raisonnements). Mais ce raisonnement, n’est pas seulement dénué de raison, il est très dangereux pour les temps à venir. On n’émet pas ce genre de réflexion sans faire vaciller l’édifice fragile des sociétés humaines.
La boite de Pandore.
On a beaucoup discuté lors du premier confinement sur ce qui allait changé après la période dans laquelle nous sommes encore. On utilisait majoritairement deux expressions : « le monde d’avant » qui nous est bien connu, et « le monde d’après », territoire imaginaire rempli de possibles. Il se trouve que le monde d’après est, en fait, largement dessiné par tout un tas de contraintes aussi naturelles que le virus qui modifie nos vies aujourd’hui : montés du niveau des mers et océans, baisse de la surface des terres arables et de leur rendement productif, intempéries de plus en plus nombreuses et violentes, sécheresses, problèmes de gestion de l’eau potable... On en passe et des meilleurs. Tout cela est déjà écrit, si l’on peut dire, puisque les rapports scientifiques sont formels, quoi que l’on fasse aujourd’hui, il est trop tard pour échapper à ces phénomènes. Bruno Latour a raison lorsqu’il affirme que « le virus est là pour nous préparer à l’épreuve suivante, le nouveau régime climatique ». Voyant dans le virus « un répétiteur dur et ininfluençable » ou « un instructeur particulièrement exigeant », il nous encourage à voir en cette période le début de la métamorphose des sociétés humaines qu’il va nous être obligatoire d’effectuer (j’encourage chacun à écouter sa remarquable interview). En poussant un peu son raisonnement, on peut même faire l’hypothèse que dans 30 ans, ce qui se passe aujourd’hui pourrait être vu comme un événement bénéfique tant nous restions inertes face au danger approchant.
Mais si les multiples évènements climatiques à venir sont inévitables, la manière dont nous allons les traverser est encore loin d’être décidé. Si nous choisissons, parce que le bateau tangue pour la première fois, de jeter le principe de solidarité par-dessus bord, le futur de nos sociétés risque d’être particulièrement cruel. Il ne faudrait pas oublier que, d’un point de vue purement darwinien, les forts d’aujourd’hui, ceux qui n’ont pas de comorbidités, ceux qui n’ont pas déjà dépassé la soixantaine ou mieux encore l’age de décès médian (85 ans), sont les faibles de demain.
Il se peut, par exemple, qu’un jour la nourriture se fasse rare. La majorité des gens est retournée travailler la terre mais, malgré tout, la nourriture manque. Dans ce cadre, je vous ai bien observé M. Koenig et je dois vous dire que votre force de travail est en-dessous de la force de travail médiane nécessaire au bien-être de notre communauté. Vous gâchez la vie de la jeune génération qui arrive. Rassurez-vous, nous n’allons pas vous tuer. Non, cela n’est pas dans nos mœurs. Nous allons simplement vous priver de votre ration de vivre. Je suis certain que vous comprenez parfaitement l’argument et ses bases scientifiques, vous qui avez autrefois plaidé pour qu’on ne se soucie point des soins à prodiguer aux personnes âgées qui avaient dépassé l’âge médian des décès. Je suis désolé mais vous n’aurez pas la chance de sentir sur votre visage le soleil du printemps prochain.
On pourra toujours me dire que je raisonne sur de la fiction. Je pourrai répondre que cela fait bientôt un an que nous raisonnons sur le même type de fiction et que, en fait, de la fiction cela n’en est plus vraiment. Lorsqu’on entame un raisonnement, il faut l’adapter à des schémas que nous ne connaissons pas encore pour réfléchir à quelles variations il pourrait justement prétendre. Si vous décidez aujourd’hui que la vie des anciens et de ceux qui ont des conditions médicales délicates ne vaut pas de « gâcher la vie » de ceux qui sont en pleine santé, vous allez créer un précédent qui va conduire à des dégâts dont vous n’avez même pas encore idée dans les temps difficiles qui nous attendent M. Koenig. Vous êtes un enfant jouant avec un couteau, tout va bien, tant qu’il ne se retourne pas contre lui. Le jour, où cela sera le cas, il sera trop tard pour échapper à la lame. A votre place, j’arrêterai de le triturer, et je le reposerai calmement dans son tiroir, d’où il n’aurait pas du sortir.