Mon changement climatique
Il est arrivé. Non pas un matin, comme ça, au petit déjeuner avec du pain et des croissants, mais petit à petit. Des épisodes qui pouvaient sembler anodins, des glissements de la pensée, des lectures. Des rencontres aussi. Oui, il est bien là le changement climatique. En moi. Inscrit profondément dans mes interrogations quotidiennes, dans mes gestes, dans l’ADN de mes réflexions. Comment est-il arrivé là celui-là ? Bah, je ne crois pas qu’on puisse lui donner une date précise. Ni même des origines distinctes (c’est un sacré batard !). Ce sont des mois dans une période donnée qui ont déclenché quelque chose. Oh oui, il y avait un terrain propice à la révolte et à la réflexion. Certainement.
C’est en 1995 ou 1996, je crois. Peut-être plus tard, je ne me souviens plus avec précision. Alors pour se représenter les choses, c’est une époque où j’ai encore la télé. Je la regarde peu, mais elle est là, dans le salon. Elle envahira la chambre lors du pic de ma crise cinéphage, puis disparaitra à tout jamais du mobilier au début des années 2000. Mais pour l’instant, c’est un objet posé par terre, entre deux bouquins et qui diffuse des images qui, sans que j’en mesure encore la portée, vont me marquer. Sur le petit écran, on entasse, on brule des montagnes de chair. Elles reviennent en boucle ces images. À tel point qu’on pourrait presque sentir l’odeur de grillée dans le petit salon de mon appartement. C’est que l’on vient de se rendre compte que la maladie de Creutzfeldt-Jakob pouvait se transmettre à l’homme. La quoi ? La maladie de la vache folle si vous préférez. Alors on extermine, on dégraisse le cheptel, on élimine, on interdit, on exhorte au traçage des animaux abattus. Un animal malade ? Hop, on abat l’ensemble du troupeau.
Face à ce massacre de masse, c’est la consternation. Quoi, la viande que je consomme n’est pas élevée dans des près verdoyants au sein d’une campagne saine et bucolique ? Quoi, la vache ou le cochon qui me servent si gentiment de casse-croûte ne sont pas élevés avec tendresse et amour et l’agriculteur ne verse pas une larme lorsqu’il les conduit à l’abattoir ? Et non. Il me déjà faut plusieurs jours, peut-être plusieurs semaines pour comprendre et admettre que l’on fait manger de la viande à des animaux herbivores. Pour comprendre que, non, les gentilles va-vache que je voyais dans le près devant chez mes grands-parents ne sont pas celles que l’on me sert dans mon assiette. Que la plupart ne voient le jour qu’au travers de la verrière qui surplombe le hangar où elles s’entassent par dizaines. Il me revient certainement alors en mémoire le passage d’un livre lut quelques années auparavant. Sans en être certain aujourd’hui, je dirais qu’il s’agit d’un roman de Tom Sharpe, de la série des Wilt, peut-être « Wilt prend son pied »[1], je ne sais plus. L’auteur y décrivait sans prendre de pincettes, l’élevage porcin en Grande Bretagne et le modèle aberrant mis en place grâce à Tatcher. Les animaux parqués, la torture des organes coupés (oreilles, queue…), les conditions d’élevage où l’animal né, vit et meurt debout dans un enclos hors sol, collé à ses congénères qui le dévorent lorsque les antibiotiques dont ils sont gavés ne font plus effet et qu’il meurt… Sur le moment, je n’avais pas fait attention à ce passage, considérant qu’il s’agissait :
1 d’un roman humoristique
2 d’une pratique que l’on ne voyait que chez nos voisins d’outre-manche
Mais force est de constater que ce n’est pas le cas. Dans mon pays il se passe des choses semblables. Pourquoi ? Comment l’agriculture peut-être aussi stupide. On m’a bien appris le remembrement, la révolution verte des années 50-60. On m’a également gavé d’anti-malthusianisme enthousiaste en prétendant que l’agriculture moderne était la solution pour nourrir la planète. Non, non. Faut pas croire, ce n’est pas un discours que l’on m’a tenu récemment, lors d’une rencontre impromptue (et si elle avait eu lieu, il faudrait bien dire « peu désirée ») avec un membre de la FNSEA. Non, ce discours, c’est celui avec lequel nous, enfants des années 70, nous avons grandi. Le discours tenu par nos maitres, nos professeurs de géographie. En toute innocence, persuadés qu’ils étaient que le miracle technologique de l’agriculture intensive sauverait l’humanité. Mais 20 ans plus tard, le retour à la réalité fait mal. Et puis pourquoi s’interroger alors sur un système qui semble marcher ? Je fais mes courses au supermarché, c’est commode, il y a profusion de choix et j’ai confiance : pourquoi des êtres humains empoisonneraient d’autres êtres humains. C’est que malgré ma révolte adolescente (toujours pas trop passé il faut dire), si je me suis interrogé sur les injustices faites aux plus faibles, je suis alors innocemment persuadé que notre corps est un parfait exemple de l’évolution : il s’adapte aux changements et accepte sans mal les produits chimiques que l’on répand sur nos cultures. Je vis au milieu des vignes et des champs, je fais les vendanges, je suis dehors lorsque l’agriculteur (que j’appelle encore paysan à l’époque) fait ses épandages d’engrais, de pesticides… Bref, je crois en ce monde technologique parfait que l’on ma vendu.
Ce choc, car avec le recul s’en est un, fait son chemin dans mon esprit. Il faut dire que quand j’étais plus jeune, je voulais être vétérinaire (oui, je sais, comme beaucoup d’entre nous) et que j’aime les animaux. Mais je n’ai jamais encore réellement réfléchi à leur place dans nos sociétés. Alors, comme début, pour me laisser le temps de réfléchir, de voir venir et de me renseigner, j’arrête de manger de la viande. Oui, je suis devenu un irréductible (mais pas chiant) végétarien. À l’époque, je suis en école de cinéma et, lors d'une des nombreuses journées passées au forum des images, je vois « Le sang des bêtes » de Georges Franju[2]. La nausée n’est pas loin. Et puis viendra l’inévitable « Bidoche » de l’excellent Fabrice Nicolino[3]. Mais ça, c’est en 2010. Et donc, d’un passage d’abord envisagé comme provisoire, saine réaction à cette crise sanitaire des années 90, me voici embarqué dans un nouveau mode de vie. Et aussi au début de mon changement climatique.
[1] Tom Sharpe, Wilt prend son pied (Wilt on High, 1985). Paris, Luneau Ascot, 1986.
[2] Georges Franju, Le sang des bêtes, 1949 (http://www.dailymotion.com/video/x34h1q_le-sang-des-betes-partie-1_news)
[3] Fabrice Nicolino, Bidoche : l’industrie de la viande menace le monde. Les Liens qui Libèrent, 2009