« T’as pas deux euros chef ? ». Hélé par un homme assis par terre, devant le buraliste de la rue Amédée Fengarol, à deux pas du Palais de justice de Basse-Terre, je cherche dans ma poche et tends la pièce demandée. L’interaction n’en demeure pas là, mon interlocuteur me faisant noter que les prix tant de la bouteille d’eau que de la canette de Coca-Cola ont augmenté ces derniers temps. Il me cite les augmentations de différents produits au centime près, sur les deux dernières années, avec plus de précisions que l’Insee. Lui, qui se fait brûler par le soleil de plomb, sans tee-shirt, la peau abîmée par la vie. Lui, peut parler des centimes perdus, qui, à moi, ne manquent pas. Je lui répond que c’est la « vie chère » et m’apprête à discuter avec lui deux minutes des causes de celles-ci, mais il me coupe en concluant, « c’est dur ». Fin du débat.
Aux Hexagonaux qui ne connaissent pas le concept, parler de « vie chère » aux Antilles et en Guadeloupe en particulier, ce n’est pas seulement dire que « la vie est chère » et que l’inflation gonfle le prix des achats du week-end. L’expression, ici, évoque tout un phénomène de société : une cherté aux effets violents, car touchant les citoyens les plus pauvres de France ; une cherté qui empêche certains de s’habiller et de manger convenablement ; une cherté surtout, « dure » car injuste et illégitime : on « sait » que certains pwofit, mais on ne l’a jamais prouvé.
À Pointe-à-Pitre, le constat est le même qu’à Basse-Terre. Corinne, la patronne de la boulangerie populaire Jobix, à côté de la place du marché aux épices, et Frédéric, un habitué, discutent de l’avenir de leur lieu de travail pour l’une, et de socialisation pour l’autre.
Corinne est imposante, derrière sa vitrine remplie de pâtés morue, de mousses coco et de plats de donmbré aux lambis en préparation pour la pause méridienne. Elle se tient droite, dans son polo rose estampillé du nom de son commerce, doublé d’un tablier en plastique. Seule sa queue de cheval dépasse de sa charlotte. Elle évoque une possible fermeture de sa boutique : « On peut même pas vendre au vrai prix. On vend à un prix cassé. On a dû ouvrir une autre petite boulangerie à Bergevin car il y a une école et des médecins qui achètent. La plupart des gens qui habitent Pointe-à-Pitre n’ont pas d’argent. Ceux qui travaillent ici, ceux qui ont de l’argent, n’habitent pas ici et ne consomment pas ici. Ils vont même manger ailleurs. » Et de rajouter : « La boîte de beurre est à 116 euros. Avant elle était à 60 euros. C’est fait maison ici, on fait tout. Malgré ça, il n’y a personne. C’est trop cher pour les gens. »
Elle poursuit sa tirade et cite les différentes fermetures de magasins aux alentours : « Le nouveau glacier là-bas, pété1 ! Celui qui faisait des photocopies, pété, hier-même ! Baguette Shop sur l’avenue, pété. Joséphine coiffure, pété, la semaine dernière ! Il y avait un stade, trois cinémas ici, un centre des arts aussi. Tous fermés. Les jeunes n’ont plus rien pour s’amuser. Avant ils allaient dans ces endroits. Maintenant, c’est le trafic de drogue. On vient de m’appeler, une copine s’est faite agresser à la sortie du Leader Price. »
Ce lien de cause à effet entre vie chère et délinquance est partagé jusque dans les Grands fonds de la Grande - Terre. Dans son bar de Mare-Gaillard, Jean-Charles Nicolo dit « Poupoune » l’a bien saisi. Ce célèbre et populaire joueur et chanteur de ka2 joue comme il vit : à la tranquillité et la légèreté des mots succède une éruption d’énergie soudaine et vivace. Il maintient qu’une des chansons qui l’a fait connaître, La Gwadloup ka pati, sortie en 1993, est toujours d’actualité. Pour lui, la vie trop chère et ses responsables, qui s’enrichissent toujours plus, sont ceux qui indirectement « fout toujours nos ti-moun an lari a 16 an ». Autrement dit, il y aurait peut-être moins de jeunes prenant les armes pour voler des scooters3 si la vie était moins chère. Poupoune alterne entre sourires et regards profonds. Un ami passe en voiture et le klaxonne. Il le salue avec emphase. Mais, après avoir reposé son ka et son verre de rhum, il revient à son air grave.
Les Guadeloupéens se sont déjà soulevés contre la vie chère. En vain. Le 20 janvier 2009 et à l’appel des syndicats, les Guadeloupéens se joignent à une grève générale entamée quelques mois plus tôt en Guyane. 10 000 personnes défilent dans les rues de Pointe-à-Pitre. La situation est proche de l’insurrection : barrages sur les routes et confrontations avec la police sont quotidiens. Émerge alors le Liyannaj Kont Pwofitasyon4 ou LKP, un collectif d’associations et syndicats. Son porte-parole, M. Elie Domota, signe le 5 mars 2009, après 44 jours de conflit ayant immobilisé l’île, un protocole d’accord avec le préfet : si l’augmentation générale des salaires de 200 euros est une victoire, les causes de la vie chère ne sont pas adressées et ses responsables ne sont pas inquiétés.
Plus de quinze années après, la situation s’est empirée. Les 200 euros d’augmentation ont à peine fait illusion et le dernier rapport de l’Insee de 20235 place la Guadeloupe en tête des territoires les plus chers de France : les prix à la consommation alimentaire sont 42 % plus chers que dans l’Hexagone. S’il est question de nourriture, pour laquelle les consommateurs pauvres sont de facto orientés vers les produits les moins chers et donc aux qualités nutritives les plus dégradées, d’autres produits comme les fournitures scolaires, par exemple, sont très onéreux et empêchent nécessairement l’alphabétisation totale du territoire6.
Mais qui pwofit de cette vie chère ? Frédéric, l’habitué de chez Jobix, peut apporter des éléments de réponse. Il vient manger à la boulangerie tous les midis puis fait une pause l’après-midi, à l’ombre avec ses boug7, du côté de la darse. Quand il n’est pas absorbé par les télénovelas espagnoles diffusées en boucle sur Guadeloupe Première, il commente le journal des actualités. Il se dresse contre les békés, les descendants des maîtres d’esclaves ayant fait fortune grâce à la culture de l’« or blanc »8, aujourd’hui toujours à la tête d’une partie du pouvoir économique antillais : « Personne ne peut rien contre ces gens-là. C’est les boss. Tu pourras jamais rien contre eux. » Il fait le lien entre la paupérisation de Pointe-à-Pitre et l’émergence de nouveaux centres commerciaux et zones industrielles périurbaines : « Qu’est-ce qui a détruit Pointe-à-Pitre ? Jarry et Zabym9. Pointe-à-Pitre est mort, alors que quand tu vas à Destreland, le parking est toujours rempli. »
Destreland, un hypermarché situé sur la commune de Baie-Mahault, représente en Guadeloupe un des pans de l’empire du Groupe Bernard Hayot ou GBH, ciblé par Frédéric. Fondé en 1960, GBH est présent dans de nombreux pays et territoires notamment d’outre-mer10, dispose de plus de 16 000 salariés et son chiffre d’affaires global atteindrait 5 milliards d’euros annuels. Se présentant lui-même comme un groupe « 100 % familial », la famille Hayot descend directement de békés arrivés en 1680 en Martinique. Et l’héritage est lourd. Un parent de M. Bernard Hayot, devant les caméras de l’ORTF en 1960, livrait par exemple son point de vue sur la société antillaise. À la question du journaliste « C'est facile à mener des ouvriers noirs ? », Monsieur Hayot rétorquait en toute logique – la sienne – : « Oui. Le Noir c'est comme un enfant. Il faut être juste ; on en obtient ce qu'on veut. »11. Et à la question : « Qu'est-ce qu'un béké? », à lui de répondre : « C'est ce qu'il y a de mieux. Les békés sont les descendants des blancs, européens, qui se sont reproduit en race pure dans les colonies ».
La famille Hayot se serait par ailleurs retrouvée à de nombreuses reprises associée à des scandales économiques, sanitaires et sociétaux restés gravés, si ce n’est dans la mémoire de la justice, dans celle des Antillais, parmi lesquels notamment un massacre de grévistes au début du siècle dernier12, mais aussi et surtout l’affaire de l’empoisonnement au chlordécone. Ce pesticide cancérigène a notamment été commercialisé et utilisé dans les bananeraies des Antilles au cours des années 1980 et 1990 par l’entreprise Laguarigue, dirigée par M. Yves Hayot, frère de M. Bernard Hayot. À l’inverse de son frère, M. Bernard Hayot ne s’est pas uniquement focalisé sur l’agro-alimentaire et la banane13, mais a créé un empire économique très diversifié avec une large concentration horizontale. En témoigne cet « inventaire à la Prévert » non exhaustif permettant d’illustrer les différentes activités du groupe, en Guadeloupe et en dehors, très souvent dans le cadre de franchises commerciales : distribution automobile (Renault, Citroën, Dacia, Toyota, Nissan, Hyundai, Kia, Volkswagen, Hertz, Europcar, Jumbo Car, System Lease, Michelin, Pirelli, Bridgestone, Norauto), grande distribution (Carrefour, Géant, Casino, Leader Price, Mr Bricolage, Gamm Vert, Decathlon), rhums et agroalimentaire (Danone, Rhum Clément, Rhum J.M., Bounty, Chairman’s Reserve, Beach House, Arcane, Cartron, Spiribam, Chocolat Elot), béton et carrières (Batimat Béton), restauration rapide (Brioche dorée), cosmétique (Yves Rocher).
En Guadeloupe, le comportement commercial de GBH, au-delà de son omniprésence dans tous les secteurs, est plus que problématique. D’abord, le groupe multiplierait les profits en contrôlant de nombreuses étapes de la chaîne d’approvisionnement de l’Hexagone jusqu’en Guadeloupe, et donc les marges gagnées à chaque étape, grâce à des centrales d’achat et des grossistes-importateurs affiliés. Ensuite, il imposerait, sans contrepartie, des marges dites « arrières » aux fournisseurs locaux de ses grandes surfaces. Ces marges spécifiques sont censées être des « cadeaux » des fournisseurs aux distributeurs, les récompensant de ventes supérieures aux objectifs fixés. Ici, la logique est inversée : GBH organise lui-même ses récompenses ; les fournisseurs ne pouvant pas refuser de signer les contrats désavantageux, au risque de se voir excommunier du « système »14 et de se couper toute voie de distribution, donc de ne plus pouvoir vendre à grand monde. Par ailleurs et en violation directe de la loi, des acteurs tiers seraient discriminés par rapport à GBH en se voyant proposer des prix plus élevés qu’à celui-ci par les grossistes-importateurs affiliés au groupe. Enfin, GBH s’entendrait avec d’autres grands groupes békés, comme l’entreprise SAFO de la famille Huygues - Despointes. En effet, ce dernier groupe possède le deuxième hypermarché de l’île, Milénis, situé sur la commune des Abymes. Or, il a été révélé qu’en cas de cession des parts de la SAFO sur Milénis, GBH disposerait de droits de préemption, rendant impossible le rachat par une autre société15.
De problématique, ce comportement pourrait devenir délinquant, puisque le syndicat CGTG, l’association MIR-Guadeloupe et son président en sa qualité propre, ont déposé plainte en juin 2024 contre X et contre GBH et ses représentants, pour plusieurs infractions, de l’escroquerie à diverses infractions de droit pénal de la concurrence, en passant par le mensonge et le refus de communiquer des documents à une commission d’enquête parlementaire. Le Parquet national financier a été saisi, mais les plaignants ont préféré, tout récemment au mois d’avril 2025, s’en remettre à un juge d’instruction du pôle financier du tribunal judiciaire de Paris. Maître Gladys Assakya Démocrite, une de leurs avocats, entend « s’assurer de l’avancement de cette affaire politique dont l’issue contribuera au nécessaire débat démocratique ».
GBH n’est cependant pas le seul groupe ciblé par la plainte de la CGTG, de MIR-Guadeloupe et de son président. L’acteur monopolistique du fret maritime qu’est la CMA CGM est aussi dans le viseur des plaignants. Le groupe CMA CGM est un des trois leaders mondiaux du fret maritime, avec les groupes MSC et Maersk. Son chiffre d’affaires de 2022 a atteint le montant astronomique de 74 milliards de dollars et en 2023, avec 23,4 milliards d’euros de bénéfices nets, la CMA CGM est devenue de loin l’entreprise la plus profitable de France, bien avant les entreprises Total ou LVMH. Comme GBH, le groupe maritime possède lui aussi une histoire de famille qu’il aimerait sans doute faire oublier.
En 1998, la CGM, entreprise publique très rentable et récemment renflouée par l’État, est rachetée, après privatisation, par la famille Saadé qui détient déjà la CMA, une compagnie privée aux résultats médiocres. Le gouvernement de M. Alain Juppé risque alors le scandale politique en ayant vendu un fleuron national à un « armateur sans le sou, dont la principale qualité était d’être notoirement proche du RPR »16. Dans la foulée, le journal Libération indique que M. Jacques Saadé aurait fait s’évaporer plusieurs millions de francs de la comptabilité de l’entreprise ; et ce afin d’affaiblir artificiellement la CMA, pour forcer la fusion des deux entités, malgré sa promesse de ne pas utiliser la trésorerie de la CGM pour renflouer la CMA. Concrétisant son pêché originel, l’entreprise a continué, jusqu’à aujourd’hui, de bénéficier des largesses de l’État français puisqu’en 2023 Mediapart faisait savoir que sur 3 années, 40 milliards d’euros de la CMA CGM n’avait quasiment pas été taxés grâce à une niche fiscale17.
Dans le marché spécifique du fret maritime aux Antilles françaises, la CMA CGM n’a aucun véritable concurrent. L’entreprise Maersk y était positionnée mais a quitté ce marché en décembre 2022. L’entreprise Sea Trade, elle, y serait toujours active mais détiendrait une part de marché infime par rapport à la CMA CGM. D’ailleurs, l'économiste M. Sébastien Matouraparsad considère dans cette situation « qu'on peut [...] parler de monopole ». L’existence d’un monopole est, pour la Commission d’enquête parlementaire de 2023, incontestable : « […] la CMA CGM détient, aux yeux du rapporteur, une position dominante sur le marché du transport maritime. En effet, ses parts de marché se sont renforcées depuis 2013 dans la quasi totalité des territoires français ultramarins. Ainsi, entre 2013 et 2022, la part de marché de la CMA CGM est passée, selon ses propres déclarations, de 49 % à 62 % en Martinique, de 51 % à 64 % en Guadeloupe, de 95 % à 97 % à Saint-Barthélemy, de 76 % à 82 % en Guyane, de 29 % à 45 % à La Réunion, de 24 % à 39 % en Polynésie française et de 25 % à 37 % en Nouvelle-Calédonie. »18
Cet accaparement du marché ultra-marin deviendrait illégal si le groupe abusait de sa position dominante. Or, une vive discussion a eu lieu devant la Commission d’enquête parlementaire sur la vie chère en 2023, quant au mystérieux calcul d’une taxe imposée sans justification par le groupe : la BAF ou Bunker adjustment factor19. Cette taxe de surcharge carburant a été mise en place par les compagnies maritimes d’affrètement dans les années 1970 à la suite des chocs pétroliers : imposée à leurs clients, elle a permis aux entreprises maritimes de suivre régulièrement les évolutions du prix du pétrole sur le marché mondial et d’ainsi éviter le paiement direct par les entreprises des surcoûts non-prévus contractuellement. Initialement protection contre les aléas du marché pétrolier mondial, cette taxe semble cependant rapidement être devenue une source de profit indu. Les clients de ces entreprises n’ont aucune appréhension possible de la fixation du coefficient : la CMA CGM conserve volontairement l’opacité sur les calculs justifiant la hausse ou la baisse de la BAF. En fin de chaîne, le consommateur ultra-marin est nécessairement pénalisé : lui non plus n’a aucune information sur la fixation du coefficient et ne peut donc pas comprendre pourquoi les prix à la consommation, in fine, augmentent lorsque le coût du fret augmente. Cette BAF représente en moyenne 26 % du montant total facturé par les entreprises maritimes comme la CMA CGM à ses clients, par exemple GBH. La commission d’enquête a échoué à obtenir de la CMA CGM des précisions sur le mode de calcul de la BAF, malgré l’obligation pénale en la matière faisant encourir aux dirigeants de l’entreprise deux ans d’emprisonnement et 7 500 euros d’amende.
Les deux groupes précités ne sont évidemment pas les seuls responsables de la vie chère : ils y contribuent cependant grandement. Le choix fait par la CGTG, MIR-Guadeloupe et son président de les viser conjointement dans la plainte déposée l’année passée se fonde aussi sur des soupçons d’entente sur les prix entre eux et d’une proximité bien mal cachée. En effet, sans que la femme de M. Bernard Hayot ne joue aucun rôle officiel dans le groupe familial, elle est devenue, au printemps 2015 et devant les journalistes, la marraine du Kerguelen, le nouveau navire fleuron de la CMA CGM20. En 2023 pourtant, devant la Commission d’enquête parlementaire et feignant d’être ennemis, les dirigeants des deux groupes se renvoyaient à leurs responsabilités : GBH affirmant que la CMA CGM impose des prix de fret trop élevés et que le mode de calcul de la BAF demeure inconnu ; la CMA CGM de se défendre en arguant d’une baisse des prix du fret pratiquée dans le passée sans répercussion sur les prix des distributeurs.
De tels comportements brisent évidemment le reste de confiance que Corinne, Frédéric et bon nombre de Guadeloupéens peuvent avoir dans les entreprises qui exploitent leur force de travail et vident leur porte-monnaie. La CGTG et le MIR-Guadeloupe ne demandent donc plus que ces groupes soient transparents et fournissent d’eux-mêmes leurs schémas organisationnels, leurs marges détaillées et globales et le mode de calcul des taxes qu’ils imposent unilatéralement. Ils demandent qu’un juge d’instruction, par des perquisitions par exemple, se serve lui-même.
M. José Jean-Pierre, dit Jozé Bwakanpèch – du nom d’un bois antillais robuste et utilisé depuis des siècles pour la teinture ou la médecine –, président du MIR-Guadeloupe (le Mouvement international pour les réparations liées à l’esclavage) et à l’initiative de la plainte, tient une position ferme. Visage grave, cheveux levés en coupe afro, la sincérité de son engagement politique se traduit dans le ton qu’il emploie : un parler doux, pacifique, mais courageux. L’homme n’hésite pas à aborder des sujets devenus tabous car « désuets » pour les pouvoirs publics. Il parle de l’esclavage, de la colonisation, dont les structures économiques actuelles ont hérité. Il rappelle : « L’objectif de cette plainte est bien de faire la démonstration de l’existence de statuts particuliers qui donnent à certains le droit d’enfreindre les lois, d’entrer à l’Élysée par la porte de derrière et sans rendez-vous et à d’autres le statut de non-citoyen ne bénéficiant pas de la protection de la Nation qui serait la leur. » Une référence au lobbying agressif des békés, à l’Élysée, au ministère des Outre-mer, au Parlement et à la Commission européenne, dénoncé par l’ONG Transparency international France et faisant l’objet d’une enquête de la part de la Haute autorité pour la transparence dans la vie publique depuis mars 2025.
A quelques centaines de kilomètres de l’île, les Martiniquais, eux, n’ont pas attendu un résultat judiciaire pour se révolter une seconde fois contre la vie chère. Lancée le 1er septembre 2024, la mobilisation martiniquaise a rappelé à beaucoup celle de 2009. Cette fois-ci, c’est l’association RPPRAC (Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéennes), qui a initié le mouvement, en bloquant le Grand port maritime de Martinique. Au fil de semaines d’affrontement entre les manifestants et la police, un couvre-feu a été instauré par le préfet et une compagnie de CRS appelée en renfort. Un accord a été signé le 16 octobre 2024 entre la grande distribution (comprendre notamment GBH), les élus et l’État pour baisser en moyenne les prix de 20 % sur 6 000 produits alimentaires. Le RPPRAC a refusé de signer cet accord. D’abord, la baisse des prix n’est que de 20 % alors que la vie est plus chère d’environ 40 %. Ensuite, elle ne concerne que 6 000 produits sur des dizaines de milliers de références. Surtout, cette baisse en trompe-l’œil est financée par une suppression de la TVA et de l’octroi de mer21 : ce sont donc l’État et les collectivités territoriales qui payent, in fine les citoyens. Les groupes privés, qui s’enrichissent par des marges exorbitantes, n’ont pris quasiment aucun engagement financier substantiel. Il a même été évoqué un « gel » de certaines marges des distributeurs et des grossistes, bien qu’inconnue set probablement secret le mieux gardé des Antilles. Autrement dit, GBH et la CMA CGM sont sommées, s’il leur plaît, de s’auto-contrôler.
Toujours est-il que six mois après la signature de cet accord, les consommateurs martiniquais, interrogés par le journal France-Antilles en avril 2025, ne relèvent pas de baisse substantielle des prix sur leurs tickets de caisse. Pire encore, l’État et les procureurs de leur côté préfèrent procéder à l’arrestation du leader du RPPRAC, M. Rodrigue Petito dit le « R » - condamné à un an d’emprisonnement en janvier – qu’à l’ouverture d’une enquête sur les acteurs privés qui ne sont pas toujours pas inquiétés. Pas même pour le fait d’assumer publiquement de ne pas publier leurs comptes – pourtant obligation légale – depuis plusieurs années.
Après cette énième mobilisation contre la vie chère, l’amertume règne en maître. GBH semble être sorti, contrairement à ce qui est affirmé dans les titres locaux, plus renforcé que jamais, grâce à une stratégie de communication offensive : le groupe a annoncé déposer plainte contre ses diffamateurs supposés et multiplie les communications téléguidées, rediffusées largement dans la presse locale. Le journal France-Antilles, dans un papier du 12 février 2025 et protégeant le droit de réponse « sacré » des grands que les petits attaquent, titrait en reprenant les mots mêmes du groupe : « « GBH est l’un des acteurs les plus importants pour lutter contre la vie chère » ». Le magasine Inter-entreprises lui, dans son numéro de mars 2025, réalisait sa Une sur le sujet « Ce que racontent les comptes sociaux 2023 de GBH SAS ». L’article est en fait un descriptif élogieux des nouvelles stratégies commerciales du groupe : « En résumé, le groupe va bien. Il a pu distribuer 7.9 millions d’euros à ses actionnaires, soit un dividende de 12, 75 euros par action. »
GBH va même jusqu’à rappeler qu’il est un des premiers soutiens aux productions locales antillaises et à la protection de l’environnement. Il aurait même mis en place un électro-composte à Destreland. Pourtant, au Carrefour de ce centre commercial, si le rayon des fruits et légumes est imposant, l’étal des produits locaux l’est un peu moins. Seules les christophines viennent de la Guadeloupe ; on peut même y observer des tomates de l’Hexagone. Il devait manquer de place sur les autres étalages.
La communication du groupe ne suffira cependant sûrement pas à changer la mémoire des Guadeloupéens, marquée profondément d’injustice, comme le rappelle la romancière Mme Estelle-Sarah Bulle, donnant la parole à sa grande-tante : « Sans cesse, il fallait « s’arranger » avec diverses autorités ; du minuscule pouvoir du postier derrière son guichet, à celui du maire, en passant par le petit patron, jusqu’aux grands békés qui eux-mêmes négociaient avec l’État et les gros usiniers américains. Je me sentais englué comme une mouche dans une toile d’araignée. Tu sais, j’avais un ami à l’époque, qui a essayé de monter une usine de yaourts sur place. Que crois-tu qu’il se soit passé ? Tous les magasins de l’île se sont mis à offrir des promotions sur les yaourts importés de métropole. Les gens se sont précipités sur l’aubaine. Les propriétaires ont vendu à perte, comme ça, pendant des mois. Jusqu’à ce que mon ami, avec sa petite production locale, jette l’éponge et ferme boutique. C’était comme ça et ça n’a pas changé. Tu connais la chanson de Bob Marley ? Celle qui dit : Every time I plant a seed, sheriff says kill it before it grows. Chaque fois que je l’entend, je pense à cette histoire de yaourt. »22
Notes de bas de page :
1 En français : fermé.
2 Le gwo ka, abrégé ka, est une musique à chants et percussions. Elle a été inventée par les esclaves sur les plantations guadeloupéennes et possède de fortes influences africaines. Le ka désigne à la fois la musique et le tambour.
3 Voir à ce sujet notamment le film récent de M. Nelson FOIX, Zion, 99 minutes, 2025.
4 En français : Collectif contre l’exploitation outrancière.
5 INSEE, « Enquête de comparaison spatiale des niveaux de prix à la consommation entre territoires français », Étude réalisée en mars-avril 2022 et publiée le 11 juillet 2023.
6 En 2021, les prix des fournitures scolaires avaient augmenté de 34 % selon une enquête de l’Union départementale des associations familiales – en Martinique. En Guadeloupe, en 2010, 25 % des 16-65 ans éprouvaient des difficultés à la lecture et l’écriture pouvant les gêner au quotidien. 15 % des 16-29 ans étaient en grande difficulté (INSEE, « Enquête Information et Vie Quotidienne », Étude publiée le 6 septembre 2010).
7 En français : « gars », camarades.
8 Le sucre.
9 En français : la commune des Abymes.
10 En Martinique, Guadeloupe, Guyane, Trinidad et Tobago, République dominicaine, Cuba, Réunion, Nouvelle-Calédonie, France hexagonale, Maroc et Algérie, notamment.
11 BOLZINGER Romain (Spécial investigation), « Les derniers maîtres de la Martinique », 2009.
12 Comme le massacre des grévistes en Martinique en février 1900. Voir Armand Nicolas, « Histoire de la Martinique », Tome 2, p. 156, L’Harmattan, 1996.
13 Bien que GBH produise également « de la banane en Martinique et, depuis 2014, en Côte d’Ivoire » d’après son site internet. Il conviendrait sur ce sujet de savoir si GBH a obtenu des facilités commerciales en Côte d’Ivoire grâce, directement ou indirectement, aux activités économiques de son défunt frère ou non. En effet, les stocks de Curlone (contenant le chlordécone) interdit en France et commercialisés par l’entreprise Laguarigue ont terminés au Cameroun et en Côte d’Ivoire, où ils n’étaient pas interdits malgré leur létalité connue de tous.
14 Il s’agit d’une expression, rappelant les « systèmes » mafieux, trouvée par la Commission d’enquête parlementaire sur la vie chère en outre-mer de 2023 (Rapport n° 1549 de la commission d’enquête sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales régies par les articles 73 et 74 de la Constitution, 20 juillet 2023, p. 144).
15 PEROUMAL Florence, « Les monopoles économiques en Guadeloupe : décryptage », Guadeloupe la Première, 1er septembre 2023.
16 Libération, « L' argent de la CGM prend le large. Jacques Saadé est soupçonné par son frère de transférer des fonds à l'étranger. », 16 mars 1998.
17 Mediapart, « CMA-CGM, cet ogre qui rachète tout sans payer d’impôts », 9 mai 2023.
18 Rapport de la commission d’enquête précité, p. 118.
19 En français : coefficient d’ajustement de soutage.
20 France-Antilles, « Catherine HAYOT, marraine du fleuron de CMA CGM », 18 mai 2015.
21 L’octroi de mer est une taxe spécifique à certains territoires ultra-marins. Dans les faits, si la TVA est plus faible dans ces territoires, l’octroi de mer compense une partie de cette baisse. A la différence de la TVA qui va à l’État, l’octroi de mer est attribué aux collectivités.
22 BULLE Estelle-Sarah, « Là où les chiens aboient par la queue », Liana Levi Editions, 2018, page 233.