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Billet de blog 11 septembre 2025

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En finir avec le Débat

Le débat, présenté comme l’essence même de la démocratie, n’est plus aujourd’hui qu’un simulacre. Il ne vise pas la recherche de solutions mais l’entretien d’une illusion collective. Le débat n’éclaire plus : il se consomme et neutralise.

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Le débat comme spectacle

Illustration 1
Le pouvoir de l'Eloquence © Louis Léopold Boilly

Refuser le débat, c’est refuser la mascarade de la société du spectacle. Guy Debord l’avait bien vu : "Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images". Or le débat médiatique en est l’exemple parfait.
Le débat télévisé ne cherche pas à exposer une contradiction pour la résoudre, mais à en produire l’image pour la vendre. Il est formaté par des règles de temps, de ton et de dramaturgie. Les interruptions, les « punchlines », la scénographie visuelle ne servent pas la vérité mais le rythme télévisuel. Ce qui compte, ce n’est pas ce qui est dit mais ce qui est montré : le visage crispé d’un candidat, l’applaudissement du public, la formule-choc qui fera le tour des réseaux sociaux.
Dans cette logique, la politique n’est plus une construction collective mais une marchandise. Le débat devient une performance. Ce que l’on consomme, ce n’est pas l’argument, mais le conflit mis en scène.

Simone Weil et la machine partisane

Déjà, Simone Weil dénonçait la vacuité des partis politiques. Qu’ajouter, sinon que les mettre en scène comme des acteurs sur un plateau de télévision relève de la caricature suprême ? Elle écrivait : « Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective. Si on confiait au diable l’organisation de la vie publique, il ne pourrait rien imaginer de plus ingénieux. »
Cette analyse rejoint en creux des notions classiques de droit public. Dans l’État constitutionnel moderne, les partis sont reconnus comme des acteurs essentiels de la démocratie représentative : la Constitution française de 1958 (art. 4) dispose que « les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage ». Mais, ce que dénonçait Weil, c’est précisément ce renversement : de moyens d’organisation du suffrage, les partis deviennent des fins en soi, transformés en machines à survivre, à capter les ressources publiques, à reproduire leur propre existence.
De plus, l’idéologie partisane mine l’idéal de pluralisme politique. En droit constitutionnel, le pluralisme est censé garantir l’expression de toutes les sensibilités. Mais en pratique, la logique de parti confisque l’expression politique : elle enferme les individus dans une discipline collective qui les prive de leur libre arbitre, et réduit l’espace démocratique à un duel théâtral. Le débat médiatisé ne fait qu’exacerber ce mécanisme : il ne s’agit plus d’un affrontement d’idées, mais de la mise en scène de marques, comme dans un marché concurrentiel.
En somme, ce que Simone Weil pressentait – et que le droit public peine encore à résoudre – c’est que le parti n’est plus au service du peuple mais de lui-même. Le débat, dans ce cadre, n’est pas un outil démocratique, mais une vitrine de cette machine partisane.

De la dialectique au produit médiatique

Chez Marx, la contradiction a un rôle central : elle n’est pas une fin en soi, mais le moteur de l’histoire. Le débat, en ce sens, devrait être une étape dans la dialectique, permettant d’affronter des positions antagonistes pour en faire émerger une solution nouvelle. Le débat est alors un moyen : un processus d’élucidation, qui tend vers le dépassement (Aufhebung).
Or dans l’espace médiatique, ce processus est corrompu. Le moyen devient la fin. Le débat n’est plus orienté vers la résolution, mais vers sa reproduction. Un débat n’est pas organisé pour clarifier une question, mais pour nourrir un flux médiatique. On débat ce soir, on débattra demain, sur un autre plateau, avec les mêmes intervenants. La conclusion importe peu, seule compte le spectacle.
Ainsi, la dialectique s’inverse : ce n’est plus la contradiction qui mène au dépassement, mais le dépassement qui est empêché pour prolonger la contradiction. La société du spectacle a transformé le conflit en produit consommable, toujours disponible, jamais épuisé.

Gramsci et le piège de l’hégémonie

Gramsci nous avertit : l’hégémonie ne se maintient pas seulement par la coercition, mais par la direction intellectuelle et morale. Les classes dominantes ne règnent pas uniquement par la force, mais par leur capacité à imposer une grille de lecture, une vision du monde.
Le débat médiatique illustre cette capture. Le dispositif – choix du sujet, des invités, de l’angle, du format – est intégralement maîtrisé par les détenteurs de l’hégémonie culturelle. En acceptant le débat dans ce cadre, l’opposant accepte déjà de perdre. Car il joue sur un terrain qui n’est pas le sien, avec des règles qu’il ne contrôle pas. C’est une guerre de position truquée : le champ de bataille est aménagé par l’ennemi.
Gramsci distingue la « guerre de mouvement », révolutionnaire, et la « guerre de position », culturelle. Dans notre époque saturée de médias, la guerre de position se mène d’abord sur le terrain symbolique. Or si ce terrain est monopolisé par les hégémoniques, tout débat y est voué à l’impuissance. Le seul geste radical est le refus, la sortie du cadre, la reconstruction d’un espace autonome de discussion, non contaminé par l’appareil médiatique. Nous devons "think out of the box".

Lukács et la dépossession de la conscience de classe

Georg Lukács, dans Histoire et conscience de classe, montrait que l’idéologie dominante agit comme une projection de la conscience bourgeoise, qui empêche le prolétariat d’accéder à une véritable conscience de sa propre position.
Même si je n’aime pas employer strictement les termes de « prolétariat » et de « bourgeoisie » — car Lukács décrivait son époque et les rapports de classes ont évolué — il faut rappeler que ces catégories ne recouvrent plus exactement la réalité contemporaine. On peut aujourd’hui être bourgeois au sens strict, propriétaire de moyens de production, et pourtant appartenir à une classe dominée ; inversement, on peut être prolétaire sans pour autant être exclu de certaines formes de domination symbolique ou culturelle. Le bourgeois est défini, à contrario du prolétaire, par la possession de moyens de production, mais ces repères doivent être actualisés. Cette actualisation est, en mon sens, l’une des bases du matérialisme historique.
Cette aliénation est d’autant plus forte lorsqu’elle se joue sur le terrain médiatique. Participer à un débat télévisé, c’est comme croire jouer aux échecs alors qu’en réalité les règles imposées sont celles des dames. On est maintenu dans l’illusion d’un jeu noble, stratégique, égalitaire, alors que tout est truqué. La contradiction sociale est remplacée par une contradiction factice, calibrée pour tourner en rond.
Le spectateur et l’acteur s’y conforment, persuadés d’avancer sur un échiquier alors qu’ils tournent sur un damier. C’est cela, la réification selon Lukács : nous devenons des pièces d’un jeu qui n’est pas le nôtre, dans lequel les rapports sociaux réels sont invisibilisés. Le débat ne libère pas la conscience de classe, il l’emprisonne dans une mise en scène qui conforte l’ordre établi.

Le débat comme marchandise

Le débat médiatisé n’est pas un outil civique : c’est un produit. Il se consomme comme un bien culturel, il est soumis aux lois du marché de l’attention. Il se vend aux annonceurs, il génère du clic et de l’audience, il s’intègre dans le flux continu de la consommation médiatique.
Comme toute marchandise, il est standardisé, interchangeable. Les débats se succèdent, semblables, avec les mêmes acteurs, les mêmes postures, les mêmes « clashs ». Leur valeur d’usage (résoudre une contradiction) disparaît derrière leur valeur d’échange (faire de l’audience).
Ainsi, le débat rejoint l’ensemble des produits de la société de consommation. On ne débat pas pour avancer, mais pour consommer un spectacle. La démocratie devient un divertissement.

Retrouver la contradiction réelle

Refuser le débat, ce n’est pas fuir la contradiction : c’est tenter de la sauver. C’est restaurer sa fonction originelle : être un moteur de dépassement, un moment de construction collective, et non une vitrine. Cela implique de sortir des espaces hégémoniques, de recréer des lieux où la contradiction peut s’exprimer librement : associations, collectifs, assemblées, lieux culturels, espaces autogérés. C’est là que la dialectique reprend vie, en dehors des caméras et des logiques de marché.
L’enjeu n’est pas de se taire, mais de parler autrement, ailleurs. Refuser le débat spectacle, c’est ouvrir la possibilité du vrai débat, celui qui construit au lieu de détruire, qui éclaire au lieu de divertir, qui prépare une émancipation au lieu de maintenir l’aliénation.

Car comme l’écrivait Marx dans sa onzième thèse sur Feuerbach :
« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; il s’agit maintenant de le transformer. »

Bibliographie

  • Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, 1845.
  • Antonio Gramsci, Cahiers de prison, 1929–1935.
  • Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, 1923.
  • Guy Debord, La Société du spectacle, 1967.
  • Simone Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques, 1940.

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