
Agrandissement : Illustration 1

Ce que l’Europe reprochait à Hitler, explique Césaire , ce n’était pas d’avoir commis des crimes contre l’humanité en soi, mais d’avoir appliqué en Europe, sur des populations dites blanches, des procédés qui jusque-là étaient réservés aux peuples colonisés non-européens.
Le nazisme n’avait pas inventé la barbarie : il l’avait simplement ramenée au cœur de l’Europe. Déportations, camps, exterminations, déshumanisation systématique, relégations de l'autre au rang de sous-homme, d'animal humain... — tout cela avait été expérimenté dans les colonies. Le massacre des Hereros et des Namas, perpétré par l’Allemagne en Namibie entre 1904 et 1908, en est un exemple emblématique : populations entières chassées dans le désert, famine organisée, camps de concentration...
Entre 1904 à 1908, plus de 80% de la population des Hereros et 50% des Namas de Namibie sont anéantis par les soldats allemands (1). Beaucoup d’historiens considèrent aujourd’hui cet épisode comme le premier génocide du XXe siècle.
Ainsi, lorsque le nazisme instaure les camps en Europe, il ne fait que reprendre, maximiser et généraliser des procédés déjà mis en pratique sur d'autres continents. La traite négrière, les massacres en Algérie, au Congo ou en Namibie avaient déjà testé la négation de l’humanité de l’« autre ». Mais tant que cela restait éloigné, exercé contre des peuples considérés comme inférieurs, l’Europe détournait le regard. L’horreur devint scandaleuse seulement le jour où elle toucha « l’homme blanc ».
« ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.»
Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire
L’idéologie de la classe dominante
Césaire rejoint ici une intuition de Marx : l’indignation n’est jamais universelle, elle est dictée par les intérêts de la classe dominante. Marx écrivait dans L’Idéologie allemande :
« Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes. »
Ce qui apparaît comme une morale universelle, une sensibilité humaine commune, n’est en réalité que l’expression idéologique des rapports de force.
L’Europe s’indigne du nazisme non pas parce qu’elle découvre soudain la barbarie, mais parce que cette barbarie menace son propre corps social, son ordre intérieur. De même aujourd’hui, l’indignation est structurée par les récits produits par les élites : on magnifie certaines souffrances parce qu’elles servent le récit de la civilisation menacée, et l’on relativise d’autres souffrances parce qu’elles contredisent ou dérangent ce récit.
En d’autres termes : l’humanité ne se mesure pas à la souffrance, mais à sa compatibilité avec l’idéologie dominante.
Une indignation sélective
Soixante-quinze ans plus tard, cette grille de lecture garde de la pertinence. Car la logique que Césaire dénonçait — une hiérarchie implicite de l’indignation, selon l’identité des victimes — continue de structurer nos réactions aux conflits contemporains.
Regardons la différence flagrante entre la cause palestinienne et la cause ukrainienne.
Le sort des civiles Palestiniens : une destruction industrielle et médiatique
Depuis des décennies, les Palestiniens subissent bombardements, blocus, privations d’eau et d’électricité, destructions massives d’habitations, d’hôpitaux et d’écoles. Mais au-delà de l’horreur immédiate, on assiste à une logique industrielle de destruction, qui reprend les mécanismes coloniaux analysés par Césaire :
- Écocide : les terres agricoles sont rendues infertiles, les ressources en eau systématiquement contrôlées ou détruites, plongeant des générations entières dans une dépendance forcée.
- Urbicide : les bombardements visent méthodiquement les infrastructures civiles, les universités, les bibliothèques, les quartiers résidentiels, pour effacer toute possibilité d’autonomie urbaine et culturelle.
- Famine organisée : la privation de nourriture, la restriction des convois humanitaires et l’usage de la faim comme arme rappellent les procédés coloniaux les plus brutaux.
Cette stratégie n’est pas improvisée : elle est savamment orchestrée et dosée pour s’accommoder à l’opinion mondiale dans l’ère de la surmédiatisation. Chaque offensive est calibrée pour durer le temps qu’il faut afin de profiter de la lassitude des réseaux sociaux et de la volatilité de l’attention médiatique. On parie sur l’oubli, sur le cycle rapide de l’information : ce qui choque un jour se banalise le lendemain.
Ainsi, au lieu de susciter une indignation croissante, la surabondance d’images finit par engendrer l’accoutumance. La stratégie coloniale s’adapte à l’époque numérique : elle organise la destruction tout en intégrant le calcul cynique de la fatigue morale des spectateurs mondiaux.

Agrandissement : Illustration 2


Agrandissement : Illustration 3

Le sort des civiles Ukrainiens : la médiatisation comme mobilisation
À l’inverse, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a provoqué une réaction instantanée et durable. Sanctions économiques massives, soutien militaire et financier à grande échelle, accueil des réfugiés dans l’Union européenne, couverture médiatique quotidienne : tout fut mobilisé dans un élan unanime.
Ici, la médiatisation n’a pas servi la lassitude, mais elle a entretenu la mobilisation. Les images de Kiev bombardée, de civils réfugiés dans le métro, d’immeubles en ruines, ont été diffusées et relayées dans une perspective de solidarité constante. La répétition n’a pas banalisé la souffrance ukrainienne : elle l’a transformée en un récit héroïque de résistance, réaffirmant l’appartenance de l’Ukraine à la « famille européenne ».
Ainsi, la médiatisation a fonctionné de manière opposée :
- Pour les civiles Palestiniens, elle a nourri l’accoutumance, comme si leur souffrance était vouée à se répéter sans fin et qu'elle était méritée.
- Pour les civiles Ukrainiens, elle a consolidé l’indignation, en renouvelant chaque jour le sentiment d’urgence et de proximité.
La “guerre de position” est à l’œuvre, et parmi les images insoutenable d'enfants mutilés, voir les ennemis de la bienséance, mettre en pratique Gramsci, dont ils honnissent le camp politique, est presque tout aussi insoutenable.

Agrandissement : Illustration 4

Une hiérarchie persistante des vies
Cette différence de traitement illustre la permanence d’une logique que Césaire avait dénoncée. L’indignation n’est pas universelle. Elle varie selon que les victimes nous ressemblent ou non, selon qu’elles sont perçues comme intégrées à notre sphère de civilisation ou comme extérieures, périphériques.
- Chez Césaire, le critère était racial : blancs contre non-blancs.
- Aujourd’hui, il est civilisationnel et idéologique : Européens contre peuples du Sud global, souffrances compatibles avec le récit dominant contre souffrances dissonantes.
Dans les deux cas, l’humanité n’est pas pensée comme indivisible. Certaines vies semblent « plus dignes » de protection, de compassion, de mobilisation que d’autres.
L’avertissement de Césaire
L’actualité confirme ce qu’Aimé Césaire écrivait déjà en 1950 : le colonialisme n’a jamais disparu, il continue de hanter nos structures mentales et politiques. Tant que la violence reste confinée à « l’extérieur », tant qu’elle frappe des peuples jugés lointains ou différents, elle demeure tolérable. Mais dès qu’elle touche ceux que l’on considère comme semblables, elle devient inacceptable.
Césaire nous avertissait : les procédés colonialistes contaminent les sociétés qui les ont engendrées. Ainsi, la solidarité à l'égard des civiles Ukrainiens fut unanime et instantanée, tout l'inverse de la situation des civiles palestiniens.
Pour une solidarité sans frontières
La comparaison entre la Palestine et l’Ukraine ne vise pas à nier la souffrance des Ukrainiens ni la légitimité de leur résistance.Et nous parlons ici des civiles. Elle rappelle seulement une évidence : la valeur d’une vie humaine ne devrait pas dépendre de la couleur de peau, de la religion ou de la géographie.
Si nous voulons être fidèles à l’exigence universelle que portait Césaire ou Marx, il faut rompre avec cette hiérarchie implicite. Il ne peut y avoir de victimes de première et de seconde zone. Tant que l’indignation sera à géométrie variable, nous reproduirons l’hypocrisie que Césaire et Marx dénonçaient déjà : celle d’un monde qui présente les intérêts de la classe dominante comme des vérités universelles.
Sources :
1- https://museeholocauste.ca/fr/ressources-et-formations/genocide-hereros-namibie/
Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, 1950.
Karl Marx & Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, 1845-1846.
Antonio Gramsci, Cahiers de prison (1929–1935)