Totalitarisme : Nom masculin
Système politique dans lequel l’état, au nom d’une idéologie, exerce une mainmise sur la totalité des activités individuelles.
Le Larousse
Le néo-libéralisme d’aujourd’hui est-il un totalitarisme ? Quelles sont ses modalités ?
Nous vivons dans des démocraties dites libérales, au sens fort du terme. C’est à dire des pays où les institutions sont démocratiques, sous le régime de l’état de droit et des libertés fondamentales. Cela ne souffre, selon la doxa dominante, aucune critique ; notez la contradiction toutefois. À peine peut on être choqué face à la criminalisation et la répression sévère des mouvements sociaux ou s’indigner de l’emprise des intérêts particuliers sur les politiques publiques. Mais sans remettre en cause ce qui s’est érigé comme un système. Il faut accepter les prémices de l’idéologie du marché et ne la critiquer qu’à l’intérieur de ces limites, sinon on est populiste. C’était le crédo de la « sociale démocratie », accepter et amortir, elle en est aujourd’hui exsangue. Car l’idéologie néo-libérale ne souffre pas de modération. La financiarisation massive, excessive, sans contrôle, et dont il semble admis qu’elle provoquera cycliquement des crises, financiarisation soutenue par un cadre théorique dont on connaît aujourd’hui l’absurdité, la fameuse « efficience des marchés libres», « l’homo-economicus », « le ruissellement » ; cette financiarisation dont les outils de compétition, d’optimisation-évasion fiscale, de paradis fiscaux, de délocalisation des profits; permettent aux multinationales, à l’industrie financière, d’établir toujours un peu plus leur pouvoir, au détriment des états, des collectivités. Ces intérêts déploient une stratégie d’appauvrissement du collectif dont les mantras, « le privé fait mieux », « la dette, la dette, la dette », « les impôts tuent l’économie » sont répétés à l’envie par nos dirigeants dont il semble paradoxal qu’ils acceptent de nuire ainsi à leur propre capacité d’agir. Il apparaît que la cupidité insatiable des détenteurs de la richesse, trouve toujours des serviteurs zélés prêts à clamer « there is no alternative ».
À quoi ne pouvons-nous échapper ?
Un aspect fondamental sous lequel s’exprime l’idéologie néolibérale est l’idée qu’il n’est plus de destin collectif, plus de classes sociales, que chacun est responsable de sa réussite, son émancipation et surtout de ses échecs. Une idéologie du mérite individuel où chacun est confronté à un « tu le mérites » ou « tu n’as que ce que tu mérites ». Exit donc les déterminismes ou l’idée de reproduction sociale. L’individu est seul face à la réussite ou non de sa vie.
Or, en dépit d’un discours biaisé et utilitariste sur la notion d’épanouissement, il ne fait aucun doute que toute réussite, in fine, se mesure par un accès au confort matériel, à l’argent.
L’argent est la mesure de cette réussite. Mais il est intéressant de noter qu’un glissement s’est produit par rapport au sens commun. L’argent ne mesure plus la réussite dans une activité donnée, l’argent valide ou invalide l’activité même. « À quoi ça peut bien servir de faire ci ou ça, puisque ça ne rapporte rien », et le gain devient alors une activité en soi qui surpasse toutes les autres.
Cette appréciation comptable de toute activité s’établit à travers un lexique manichéen où il y aurait le bien : la rentabilité, la compétitivité, la productivité, et le mal : le déficit, qui remplace systématiquement le mot coût, surtout s’il s’agit de politiques publiques.
Ce régime sous lequel nous vivons s’immisce au cœur de tous nos gestes sous la forme d’une opération, (une addition ou une soustraction), l’argent n’étant plus un simple élément de l’agencement qui participe à déterminer les conditions d’exercice d’une activité mais le juge de paix de son existence même.
L’idée qu’on puisse ou doive faire des choses, par principe, par plaisir, ou parce qu’on les jugent intéressantes ou utiles est totalement hors du champs de l’imaginaire néo-libéral qui veille à l’intérieur de nous à chaque instant et demande « combien ça coûte ? » « combien ça rapporte ? ».
De ce point de vue, parce qu’elle a fait son chemin dans notre intimité, cette idéologie est bien totalitaire.
Je salue vigoureusement la détermination et l’abnégation qu’il faut pour exercer une activité dont la rentabilité n’est pas immédiate et n’ayons pas peur des mots, place l’humain au centre de ses préoccupations. La crise que vivent les personnels de la santé, l’éducation, la recherche, la culture, est bien une oppression par un système qui sacrifie l’intérêt général au bénéfice d’intérêts particuliers. C’est bien la liberté de chacun à choisir son activité ou à l’exercer comme il l’entend qui est menacée par la logique inexorable du profit. Qui peut prétendre, et quel que soit son travail, ne jamais en avoir senti le poids, ne jamais avoir cédé de l’exigence ou de l’intégrité à cette pression ? Toute activité s’exerce dans un ensemble de contraintes, mais qu’une logique unique maintienne sous son joug chaque pan du travail humain, au bénéfice de quelques uns, c’est mortifère.
Certes, une forme de modèle social existe toujours, la redistribution et les services publics aussi, soit, mais dans quel état ? Et quelle est la tendance ?
L’emploi du mot « réforme » aujourd’hui n’a plus qu’un seul sens : aller vers le moins disant, réduire les coûts. Il en est de même des mots moderniser adapter etc…
Plus problématique est la dérive autour du mot « droit » que les néo-libéraux associent aujourd’hui dans leur doctrine au mot « devoir », les fameux « droits et devoirs » comme si ce n’était que du bon sens, que ça allait de soi, alors que dès que l’on dit « droit et devoir », il n’y a plus de « droit ». Bien sûr chaque société est libre de définir, démocratiquement, les règles d’accès à un « droit ». Universel ou pas, conditions de ressource, nombre d’heure travaillées… Mais dès lors que les conditions sont remplies, le « droit » est acquis pour tous ceux qui les remplissent, un « droit » est collectif ! Dès lors que l’on assortit le fameux « droit » de « devoirs », il s’individualise, voici à nouveau que s’exprime l’idéologie. Le « droit » ainsi rectifié n’est plus une prestation à laquelle chacun accède en fonction de critères objectifs, indépendamment de toute autre considération, encore faut-il montrer patte blanche, c’est à dire, encore une fois, le « mériter ». Soit en se soumettant à une « appréciation », forcément moins objective, soit en donnant du travail gratuit comme l’exige le workfare. Et voilà le modèle social doté d’un mécanisme de contrôle puissant, qui agit à l’endroit de la vulnérabilité des personnes. Le levier d’une véritable répression.
Ce modèle n’est plus soutenable, ni socialement, ni d’ailleurs écologiquement. Il faut le renverser et ré-inventer du commun. Quels seront les plus enclins à le changer, ceux qui en profitent, ou ceux qui en souffrent ?
Quand aux moyens à mettre en œuvre pour opérer un renversement, il faut avoir conscience de ce que nous vivons, de comment nous le vivons au quotidien dans notre chair. Il faut en premier lieu opposer une contradiction, autant intime que politique. Le mouvement des gilets jaunes est bien au sens strict, une contradiction. Il faut savoir voir où des espaces libérés se constituent. Il faut se souvenir comment des systèmes réputés de fer ont semblé tomber tous seuls, et se souvenir aussi de La Boétie : « Soyez résolus de ne plus servir et vous serez libres ». C’est à dire seulement que le réel est plus du côté de tous ceux qui souhaitent redonner du sens que de celui d’une classe d’apparatchiks qui fait sécession.