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L’idole de la droite
L’an dernier, Annie Ernaux, écrivaine française, s’est vu décerner le prix Nobel de littérature. Mais dans l’ambiance française contemporaine, marmite politique dans laquelle la société cherche bruyamment ses nouvelles perspectives, on dirait plutôt qu’Annie Ernaux a battu Michel Houellebecq au prix Nobel. Michel est l’autre « grand écrivain » français de l’époque.
Il est le double inversé d’Annie. Elle est de gauche, il est de droite. Elle est femme, il est homme. Elle s’affiche avec Mélenchon, il est une star chez CNEWS. Quand elle a reçu le prix Nobel, la droite française, celle en pointe du combat idéologique de la bourgeoisie, celle qui fourbit ses armes dans les médias bolloréens, hurle chez Praud, vote Zemmour et entraine derrière elle le reste de sa classe, a pleuré devant l’injustice faite à son champion. Et, dans son peu patriotique désamour pour Ernaux, a profité de l’occasion pour célébrer Houellebecq. Houellebecq est l’auteur politique de la droite, non au sens forcément d’engagé dans le jeu politique ou de compagnon de route.
Non : il est celui dont l’œuvre, et son succès, reflète et construit la vision du monde réactionnaire de notre époque. Ses romans ne sont pas un programme, ils ne mettent pas en scène une utopie, ou une contre-utopie, mais ils expriment, mieux que d’autres, la face sensible de l’expérience conservatrice et réactionnaire des sociétés du 21ème siècle.
On l’appelle un « prophète » dans Valeurs Actuelles. Pour Finkielkraut, « il vise par les mots la vérité des choses ». Il est un « apologue français » pour Eugénie Bastié. Bref, Michel Houellebecq est l’idole de la droite. Le chevalier qui représente dans le champ littéraire les partisans du retour à l’ordre, du règne de l’autorité intransitive et des frontières claires entre les civilisations.
Ce trope de l’écrivain réactionnaire, célébré pour savoir capturer l’air du temps avec un style tellement travaillé, de l’artiste défendant par sa plume la vérité du monde contre les progressismes, n’est pas si nouvelle. Maistre, Chateaubriand, Céline : cette figure revient si régulièrement qu’on serait tenté de voir en elle une nécessité pour la droite française. Ce thème est bien travaillé en ce moment, dans le livre de Vincent Berthelier, Le style réactionnaire (Amsterdam, 2022), l’article dans Le Monde Diplomatique de juillet 2023 « La réaction, c’était mieux avant » d’Evelyne Piellier, ou la série d’été de Médiapart « La grande dérive de la littérature française ». Dans tous ces écrits, Houellebecq ne manque pas d’être cité comme le premier représentant actuel de cette famille française des auteurs réactionnaires.
Des jeunes filles en fleurs aux jeunes chattes humides
Or, il y a quelque chose d’étonnant à voir la droite s’attacher autant à cet auteur. Il ne correspond pas exactement à l’idée que l’on se fait de ce qu’elle représente. La droite, c’est l’ordre moral. Celui issu du christianisme officiel, de la famille bourgeoise et des valeurs de discipline et de travail associées au capitalisme. Houellebecq, ce sont des romans qui parlent de cul à chaque page. Et dans des termes crus, voire pornographique.
Il ne se prive pas dans ce domaine de recourir à la provocation en plongeant la tête la première dans tous les tabous : viol, zoophilie, pédophilie et même cannibalisme. Ayant lu pendant l’été Sérotonine, son avant-dernier roman, je peux largement ouvrir les pages au hasard et tomber sur de multiples exemples : « Contrairement à sa compagne, elle portait un short et c’était encore pire, je ne sais pas pourquoi on fabrique des short aussi moulants, il était impossible de ne pas être hypnotisé par son cul » (p. 15) ; « le mieux quand j’y pensais était son cul, la disponibilité permanente de son cul apparemment étroit mais en réalité si traitable » (p. 73) ; « ce dont elle avait besoin c’était de tendresse conjugale et plus immédiatement d’une bite dans sa chatte » (p. 133) ; « c’est hallucinant ce qu’il y a comme chattes quand on y pense, chaque homme je pense a pu ressentir ce vertige, d’un autre côté les chattes avaient besoin de bites » (p. 159). Et ainsi de suite. Et tous ceux qui ont déjà lu un Houellebecq dans leur vie savent bien : ce n’est pas spécifique à ce livre en particulier. Sérotonine est un bon exemple pour parler de Houellebecq en général, il me semble.
Pas son meilleur roman, ni selon moi, ni selon la critique, ni selon les ventes, il se place cependant dans la veine de ses plus grands succès : frustration sexuelle et pornographie omniprésente donc, mais aussi narrateur neurasthénique dont le regard cynique sur la modernité n’est autre que celui de Houellebecq lui-même, une attention portée sur les recoins de notre monde considérés comme inintéressants, voir moches. Sérotonine est un bon « Houellebecq moyen ». Où les « jeunes chattes humides » remplacent vers la fin les « jeunes filles en fleurs » de Proust.
Il est déjà surprenant de voir la bourgeoisie de droite, la bourgeoisie réactionnaire la plus en pointe, celle qui marche en tête pour donner le nouveau sens du monde au reste de sa classe, accepter et même célébrer comme le sommet du style, comme le digne héritier de cette vénérable tradition de la grande littérature à la française, des passages aussi vulgaires. Après tout, la libération des mœurs aurait fini par toucher tout le monde. Jusqu’à donner naissance à une version ouvertement sexiste et violente, comme celle de Houellebecq. Pourquoi pas. Le marquis de Sade, ça existe, ça n’est pas précisément une nouveauté, et il a pu en partie être intégré à la culture bourgeoise.
La loi du plus fort
Mais ce n’est pas tout. Le sexe, chez Houellebecq, n’est que l’élément le plus visible d’une impression d’ensemble qui se dégage. Le fondement du monde décrit par notre non-Nobel dans ses romans, de ses personnages, semble être l’absence totale de morale. Bien sûr, on n’exige pas d’une œuvre littéraire qu’elle propose nécessairement une vision morale. Seulement ici, on ne parle pas que de l’œuvre. Mais bien de son appropriation par les idéologues de la bourgeoisie réactionnaire française comme d’une œuvre représentant leur vision du monde.
Et bien plus que d’une indifférence aux morales, les romans de Houellebecq transpirent d’une revendication permanente d’un monde véritablement sans morale. Ainsi, ses transgressions servent-elles à se moquer, c’est attendu pour le personnage, de celles et ceux qui militent pour le droit à des femmes à consentir à leurs relations sexuelles : « J’avais vécu le même phénomène, une fois, lors d’une descente d’acide, il y a très longtemps, mais c’était infiniment moins grave, personne n’était mort, il y avait juste une histoire de nana qui ne se souvenait plus si elle avait accepté de se faire enculer, enfin des problèmes de jeunes. » (Sérotonine, p. 264).
Ainsi, elles renvoient au ricanement cynique de celui qui connait la vérité, c’est classique dans la littérature de l’ordre établi, face aux prétentions ridicules des révolutionnaires : « qui étais-je pour avoir cru que je pouvais changer quelque chose au mouvement du monde ? » (Sérotonine, p.251). Mais plus encore, elles se permettent, luxe suprême pour l’auteur préféré de Valeurs Actuelles et du Figaro, d’abaisser Dieu, origine de toute morale, à un looser parmi d’autres : « Dieu est un scénariste médiocre, c’est la conviction que presque cinquante années d’existence m’ont amené à former, et plus généralement, Dieu est un médiocre, tout dans sa création porte la marque de l’approximation et du ratage. » (Sérotonine, p. 181). Et pour finir, Houellebecq fait pour toute la classe bourgeoise l’aveu clair et sans ambages que la morale n’existe pas, au mieux un mensonge servant à camoufler le règne de l’argent : « aucune société humaine n’avait jamais été construite sur la rémunération du travail, et même la société communiste n’était pas censée reposer sur ces bases, le principe de répartition des richesses était réduit par Marx à cette formule parfaitement creuse : ‘‘à chacun selon ses besoins’’, source de chicaneries et d’ergotages sans fin si par malheur on avait tenté de la mettre en pratique, heureusement cela ne s’était jamais produit, dans les pays communistes pas davantage que dans les autres, l’argent allait à l’argent et accompagnait le pouvoir, tel était le dernier mot de l’organisation sociale. » (Sérotonine p. 135).
Le fait qu’il se serve d’une très classique discréditation du communisme ici ne doit pas masquer l’essentiel : le narrateur, jamais très loin de Houellebecq lui-même, assume ici la plus pure loi du plus fort comme « dernier mot de l’organisation sociale ». En l’intronisant son porte-parole poétique, la bourgeoisie assumerait-elle enfin que sa société n’est pas celle de la prédestination divine, du mérite, du travail, de l’effort ou même de la main invisible, mais juste la société de la loi du plus fort ?
Le déclin moral de la bourgeoisie
Bien sûr, la droite a toujours été, en dernière instance, la défense du plus fort, du dominant et de son ordre. Mais pour le faire, elle construisait de puissants récits moraux dans lesquels elle pouvait emmener une grande partie de la société et des intérêts populaires. C’est ce qui lui permettait, selon l’expression de Gramsci, de, non seulement « dominer » mais plutôt « diriger ».
Voilà ce que raconte le culte de Houellebecq par la droite : son renoncement à la morale.
On le voit dans la façon dont, désormais, la droite attaque la gauche quand elle se veut particulièrement pertinente. Ses moqueries tournent souvent autour du fait que les gens de gauche seraient eux-mêmes les gardiens d’un ordre moral. Il y a chez les réacs une sorte de grand ricanement cynique et parfois jusqu’à l’indignation de la liberté brimée face à ce qui est vu dans le discours de gauche comme des interdits, des tabous, des règles.
Tout discours écologique est vu comme la prescription d’un « ayatollah ». La critique antiraciste de personnages historiques fustigée comme « cancel culture » avec force recours avec les images « d’autodafés ». Le mouvement féministe MeToo est décrit comme une nouvelle « inquisition ». Le féminisme en général est vu comme une série d’interdits moraux pour lesquels l’attitude la plus éclairée serait de s’en moquer.
L’écologie, le féminisme, l’antiracisme, l’égalitarisme : tous cela n’est pas tant vilipendé parce que cela contreviendrait à la bonne morale, mais plutôt parce que cela proposerait des règles éthiques rigides et malvenues, empêchant la licence la plus complète de se déployer. Tous cela ne serait que « bien-pensance » ridicule. Cette tendance, je l’ai aussi vue récemment dans la mise en scène à la Comédie Française, de la pièce La mort de Danton, écrite par le dramaturge allemand Georg Buchner, en 1835. Dans cette reprise, mise en scène par Simon Delétang, Danton (le pauvre n’a pas mérité ça), jouisseur qui veut profiter de la vie, se bourrer la gueule et aller aux putes, s’oppose à Robespierre, grand prêtre jacobin rigide, austère et moralisateur.
Ici, on est moins dans la bourgeoisie d’extrême droite que chez Houellebecq. On est plus chez Macron. Mais le message, même inconscient, est le même. Leur monde, leurs héros revendiquent haut et fort une absence de morale. Grâce à cette nouvelle disposition, la droite se croit rebelle et transgressive. Elle s’invente héritière des plus grands dissidents de l’histoire. Elle érige des personnages comme Polanski ou Matzneff comme des martyrs de la liberté. Elle défie courageusement les interdits et les tabous du wokisme.
Elle fait la maligne la droite, c’est sûr. Elle est majoritaire partout pour l’instant : dans les urnes, dans les journaux, à la télévision. Peut-être se voit-elle trop belle pour comprendre le danger. Ne pas proposer de vision du bien et du mal pour donner du sens au monde, ce n’est pas le signe d’un grand avenir à la tête de la société.
Car la gauche, si minoritaire soit-elle pour l’instant, elle, propose une vision morale du monde. Une morale égalitaire, où la notion d’attention aux autres et la reconnaissance des dignités minoritaires tient une place importante. Une morale où « être milliardaire, c’est immoral » (Manuel Bompard, janvier 2023). Bien sûr, c’est balbutiant, bordélique et parfois excessif. Inventer une morale sans transcendance, n’est pas facile. Ni réconcilier morale et croyance absolue dans l’auto-construction de l’être humain, et donc liberté. Mais c’est bien le chemin qu’il faut prendre. Ne pas se laisser intimider par les ricanements des nouveaux rebelles de la droite sans morale. Pour emmener la société avec soi, il faut avoir une vision du monde à proposer où le bien et le mal sont identifiés.