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Billet de blog 8 mars 2024

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Itinéraire pour une révolution I- La Conscience -3-

Où il sera question de la conscience (I) de la nécessité (II) de représenter le désir (III) de ce qu’il est possible de faire jaillir (IV) du réel (V).

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3-

Ami(e), s’il nous vient maintenant à l’esprit de rechercher, pour les besoins de notre enquête, une forme de « scène primordiale » supposée marquer de son caractère traumatique les origines de la catastrophe écologique planétaire, il nous faut tenter de ressaisir – dans toute son ambivalence – la figure mythique de la conquête de l’Amérique : conquête véritablement matricielle, en ce qu’elle signe les débuts de l’essor du capitalisme « moderne » de par l’amorce du processus d’accumulation primitive indispensable à son développement.

Tu me suis ?

D’un côté – lumière : la « découverte » d’un Nouveau Monde, immense terra incognita dont la luxuriante virginité semble s’offrir aux conquérants de fortune comme le lieu fantasmé de toutes les projections imaginaires d’un retour à l’originel. Significativement, le paradis perdu qu’on y cherche est un Eldorado.

De l’autre côté – obscurité : le génocide des Amérindiens, dont l’historiographie récente a montré que l’effarante rapidité de leur décimation n’a rien de contingent, mais correspond avant tout aux conditions matérielles de l’exploitation économique forcenée à laquelle ils furent soumis.

Qu’il nous suffise donc de rappeler que l’afflux soudain et la disponibilité croissante de métal argent en Europe à partir de la seconde moitié du XVIème siècle, facteur décisif du démarrage de la première « révolution industrielle », subsiste dans la mémoire des populations indigènes comme l’image d’un pont reliant les deux continents de part et d’autre de l’océan Atlantique, mais composé des ossements de tous les Indiens morts au travail dans les mines de Potosì.

Or tandis que les différentes cultures amérindiennes, toutes pénétrées d’animisme et soucieuses de témoigner gratitude et respect constants et intangibles envers la Terre-mère, tendaient à sacraliser la communication entre les diverses formes de vie présentes en ce monde, les missionnaires de la foi catholique engageaient un débat pour déterminer si les Indiens avaient une âme, ou s’ils n’en avaient pas.

*

Naturellement, il est vite apparu que le mariage de raison entre le capitalisme moderne et l’impérialisme expansionniste des nations occidentales augurait de substantiels bénéfices pour les deux parties. De fait, la colonisation était un moteur de premier choix pour la satisfaction des intérêts capitalistes : la croissance rapide des profits générés par les exploitations coloniales attirait d’autant plus de capitaux que celles-ci en promettaient un rendement élevé – lequel reposait essentiellement sur l’emploi à bas coût d’une main d’œuvre servile ou réduite en esclavage.

Vois-tu donc, ami(e), la belle réciprocité déjà à l’œuvre entre les commis de l’État et les détenteurs du capital ? D’un côté, l’accélération capitaliste du développement des forces de production bénéficia aux puissances impérialistes occidentales en leur offrant des moyens toujours plus efficients pour mener à bien leurs visées expansionnistes ; en retour, le développement industriel put investir autant de nouveaux marchés qu’il en avait besoin et profiter d’une surabondance de « matières premières » issues de l’exploitation croissante de territoires coloniaux en extension continue.

Voilà d’ailleurs ce qui permet de comprendre pourquoi, après avoir aboli en France le servage et la féodalité, et alors même qu’ils entreprenaient la rédaction d’une Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen bientôt proclamée fièrement à la face du monde et de la postérité, les membres de la glorieuse Assemblée nationale de 1789 ne craignirent pas de reconduire indéfiniment l’esclavage et la Traite des Noirs dans les colonies françaises. Car de toute évidence, il ne s’agit ici de leur part ni d’une erreur de jugement, ni d’une aberration du raisonnement, mais d’une pure et simple amputation du droit pour la commodité du capital, et au profit de ceux qui le possèdent.

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Au crépuscule de la « modernité », la mondialisation de l’économie ayant été poussée aussi loin que possible, le capital a réussi non seulement à se rendre largement indépendant des intérêts géostratégiques des différentes puissances nationales, mais à étendre sa domination à toutes les sphères de la vie économique, sociale et culturelle de l’immense majorité des huit milliards d’êtres humains qui peuplent notre planète.

Fortement encouragée par la mise en œuvre des politiques néolibérales à partir des années 1980, la financiarisation du capital a trouvé dans le développement des réseaux de télécommunication numérique – et maintenant, dans la prolifération des algorithmes et des intelligences artificielles – le moyen de parachever l’emprise du système capitaliste sur l’ensemble des activités humaines.

Désormais, une bonne part du capital qui circule sur les marchés financiers s’adonne à de la spéculation automatisée en temps réel sans se préoccuper de quelque matérialisation que ce soit, ni même de ce que l’on puisse lui proposer, en échange de ses bonnes grâces, des « taux de rendement » toujours plus mirifiques – affûtés qu’ils sont par la concurrence généralisée que se livrent les entreprises capitalistes sur la base de la pression constante à laquelle sont soumises l’ensemble des forces de production qui leur appartiennent ou qui leur sont inféodées. 

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Maintenant dis-moi, ami(e), comment faut-il interpréter le paradoxe suivant : que l’invraisemblable parade des fantasmagories du capital à laquelle nous assistons actuellement puisse avoir lieu parmi la succession accélérée des signaux de détresse émanant d’une biosphère planétaire en cours d’agonie ?

Ainsi par exemple de ces deux milliardaires qui se plaisent à offrir le spectacle de leur rivalité dans une course puérile à la conquête et à la colonisation satellitaires de l’espace orbital de la Terre – cela non sans profiter, naturellement, d’un vide juridique notoire dans le droit des conventions internationales ;

Ainsi de la multiplication frénétique des hétérotopies high-tech dans des royaumes désertiques ruisselants de pétrodollars et qui s’évertuent - quoique tout juste sortis du moyen-âge – à s’approprier les signes les plus marquants d’une hyper-modernité triomphante et décomplexée ;

Ainsi du développement de mondes virtuels parallèles censés offrir aux usagers toutes commodités sociales et commerciales à travers une immersion complète et continue dans un spectacle  total – et totalement synthétique –, c’est-à-dire bientôt principalement : refuge et consolation devant le sentiment de la perte irrémédiable du monde réel ;

En vérité, ami(e), tu le sens bien : nous touchons là au paradoxe majeur de notre époque – à savoir : que la prise de conscience collective de la catastrophe écologique planétaire se trouve advenir au point le plus haut de la domination historique du système capitaliste.

Ou pour le dire autrement : que la reconnaissance collective de la nécessité et de l’urgence d’effectuer une bifurcation historique cruciale par une rupture radicale avec le système productiviste/consumériste de la société industrielle, intervient au plus fort de son hégémonie, au plus haut degré de sa domination matérielle et symbolique.

Jamais en effet les organisations et les intérêts capitalistes n’ont été aussi puissants, jamais l’extorsion de valeur effectuée par le système capitaliste sur les autres systèmes – géosphère, biosphère, sociétés humaines, travailleurs individuels – n’a été aussi massive et généralisée.

Jamais non plus, il faut bien l’admettre, les résistances qui lui sont opposées n’ont paru aussi faibles et timides qu’elles le sont aujourd’hui.

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Or si nous voulons tenter de saisir toute la portée de cette situation paradoxale, si nous voulons mettre en lumière tout ce qu’elle charrie de sens et de vérité pour la résolution fatidique du monde humain qui est celle du temps où nous sommes, il va d’abord nous falloir comprendre, ami(e), en quoi les formes d’aliénation et les structures de domination qui entretiennent l’hégémonie du capitalisme tendent à transformer la catastrophe planétaire en destin, et la poursuite de la course actuelle en une grandiose et tragique fatalité.

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