I- La Conscience
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« Celui qui n’a pas conscience d’être privé de quelque chose ne désire pas ce dont il ne croit pas avoir besoin. »
Platon, Le banquet, 200b
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1-
Ami(e), il est temps de commencer notre cheminement. Mettons-nous donc en route, si tu veux bien.
Vois : notre point de départ consiste simplement à considérer la situation historique qui est la nôtre, telle que nous la comprenons.
C’est-à-dire : à s’interroger sur la conscience que nous avons du temps – et du monde – où nous sommes.
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Eh bien, que savons-nous donc de notre situation historique ? Que savons-nous de là où nous en sommes ?
Ami(e), la question te paraît-elle difficile ?
Rassure-toi, nous allons y répondre très simplement.
Car déjà, as-tu remarqué ? A peine nous interrogeons-nous sur ce qui fait la spécificité de notre époque, qu’une foule de phénomènes – pour le moins disparates – vient aussitôt se presser dans notre conscience pour témoigner de la singulière nouveauté du temps présent ; à tel point, d’ailleurs, que nous pouvons rapidement nous sentir submergés par une telle profusion.
Alors ? Que faut-il retenir de cette masse hétérogène, comment choisir les phénomènes les plus significatifs, les événements majeurs, les changements les plus importants ?
Eh bien, justement, ami(e) : la meilleure manière de considérer notre époque consiste sans doute à nous demander ce qu’elle fait à notre conscience.
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D’un côté, en effet, il est évident que la masse d’informations à laquelle nous avons désormais accès est sans commune mesure avec celle des temps qui ont précédé.
Cela résulte de l’apparition d’un ensemble de phénomènes que l’on peut regrouper sous le terme de « noosphère » – pour reprendre le vieux néologisme de Teilhard de Chardin – et dont il est clair qu’ils opèrent un changement tout à fait radical dans la manière dont notre conscience est affectée par son « milieu ». On le sait bien : les « frontières » de ce « milieu » se sont comme dissipées, et chacun-e de nous vit désormais dans une sorte de réalité « augmentée » via les innombrables applications numériques qui procèdent de l’existence de cette « noosphère » à laquelle nous sommes tous plus ou moins constamment connectés – et qui permet à chacun-e d’obtenir à tout instant à peu près n’importe quel type d’information sur à peu près n’importe quel sujet.
Pour le dire très sommairement : l’horizon de notre conscience s’est élargi dans des proportions qui dépassent l’entendement – et qui étaient proprement inimaginables il y a encore très peu de temps.
Cependant, d’un autre côté, cet horizon s’est soudain considérablement rétréci, il s’est subitement obscurci à la vue de tous, noirci d’épaisses fumées pestilentielles. Une brisure inouïe s’est produite, que nul ne peut plus feindre d’ignorer. En quelques années, le charme s’est rompu, les signes des temps se sont inversés. Sans oser encore le dire tout à fait clairement, on admet à présent que la téléologie du « Progrès » n’accouche plus désormais que de visions d’horreur – délires de la géo-ingénierie, fantasmes pathétiques du « transhumanisme » ou de la « Singularité », etc.
Or c’est bien cette inversion de la polarité historique, ce changement de signe affectant la perception du « sens de l’Histoire » qui constitue le phénomène majeur de notre époque, celui qui en livre la signification la plus profonde et la plus décisive.
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Dis-moi : si notre conscience se plaît tellement à se perdre dans l’instantanéité d’une percée – si possible toujours plus insolite – dans les méandres du spectacle de la noosphère, n’est-ce pas parce qu’elle sait devoir renoncer dorénavant à se projeter dans un avenir désirable ?
Inversement, chaque tentative de trouver refuge dans la stupeur de la fascination spectaculaire ne s’accompagne-t-elle pas toujours à présent d’une note fondamentale que le plus puissant déni ne parvient plus à occulter complètement – ou durablement –, à savoir : ce sentiment que le sol se dérobe sous nos pieds, cette obscure et intime prescience que la trajectoire qui est la nôtre ne peut manquer de nous précipiter bientôt dans un abîme de désolation ?
De toute évidence, parmi l’incessante profusion de phénomènes hétérogènes à laquelle nous sommes continuellement confrontés, une vérité fondamentale se fait jour à notre conscience – et qu’il nous faut désormais pleinement reconnaître.
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Car voici en vérité ce que nous savons.
Nous savons que notre époque est absolument inouïe et cruciale, du point de vue de l’histoire de l’humanité.
Nous savons que ce qui désigne le caractère inouï du temps où nous sommes, c’est essentiellement cela : une prise de conscience, en tant qu’elle se diffuse et se généralise à l’ensemble des êtres humains qui vivent actuellement sur la Terre – la prise de conscience collective de la catastrophe écologique planétaire.
Nous savons que ce qui désigne le caractère crucial du temps où nous sommes, c’est que cette prise de conscience charge la génération qui est la nôtre d’une responsabilité historique écrasante : celle de devoir décider à présent, dans les faits, si le monde que nous allons laisser en héritage aux prochaines générations sera susceptible ou non de demeurer habitable pour les êtres vivants dans les années, les siècles et les millénaires à venir – et sous quelles conditions.
Nous savons par conséquent que la seule certitude qui s’impose à nous aujourd’hui est celle de l’urgence de la situation, et de la nécessité d’une réaction collective qui, pour être à la hauteur des enjeux auxquels elle doit répondre, n’a d’autre possibilité que de se constituer comme le plus grand soulèvement des consciences qui ait jamais été, et sous la forme d’une subversion généralisée de l’ordre établi qui soit tout à la fois imminente, massive et radicale.
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Et pourtant, ami(e) : cette vérité cruciale, pendant combien de temps a-t-on cru pouvoir se dispenser de la reconnaître ?
Pendant combien de temps a-t-on prétendu pouvoir ignorer les alertes – de plus en plus pressantes – de toutes celles et ceux qui s’efforçaient de se montrer aussi lucides que possible vis-à-vis des prémices de la catastrophe ?
Pendant combien de temps a-t-on prétendu pouvoir continuer à célébrer en grande pompe, et en toute insouciance, la marche triomphale du « Progrès » de l’humanité à travers les siècles ?
Dis-moi : tandis qu’à la fin du siècle dernier un certain nombre d’ « intellectuels » disputaient d’une « fin de l’Histoire » censée advenir prochainement par la grâce d’une mondialisation libérale des « marchés » sur laquelle on ne tarissait pas d’éloges, la sixième extinction de masse des êtres vivants n’était-elle pas déjà en cours, plus rapide et brutale qu’aucune de celles qui l’ont précédé dans l’histoire de la Terre ?
Allons, de quelle comédie dérisoire a-t-on accompagné l’immense tragédie qui se nouait sous nos yeux ?
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Mais inversement : que signifie que l’on s’estime désormais suffisamment informé de la destruction systémique de la biosphère, de la pollution universelle des terres et des eaux, de la dégradation et de l’artificialisation croissantes des sols, de la corruption généralisée de l’air que nous respirons, de l’insoutenable surexploitation de l’ensemble des « ressources » naturelles ?
Que signifie que l’on s’estime suffisamment informé des relations de cause à effet impliquées dans la détérioration et la désertification accélérées de l’ensemble des écosystèmes de la planète ?
Et quoi ?
N’aurait-on pas pu d’emblée reconnaître que ce qui allait se jouer dans la démesure de la société productiviste et la folie de l’hyper-industrialisation du monde, c’était la consomption de la Terre elle-même ?
N’aurait-on pas pu pressentir, par exemple, que le coût réel des énergies fossiles ne pouvait pas ne pas être en rapport avec ce qu’elles permettaient d’économiser de force de travail ; qu’il était conforme à l’ordre des choses qu’elles puissent en fin de compte s’avérer très dispendieuses, étant entendu que leur puissance énergétique résultait d’une concentration de matière organique effectuée sous terre durant des centaines de millions d’années, à partir de la décomposition des restes d’un nombre incommensurable d’êtres vivants ; que le prix à payer pour une dépense immodérée de ces énergies fossiles – durant une petite poignée de décennies – risquait par conséquent de se révéler absolument exorbitant ?
N’aurait-on pas pu reconnaître que le fait de laisser reposer sur les générations à venir l’intégralité du règlement de cette dette écologique abyssale, sans rien faire pour contribuer soi-même à son remboursement, était – à tout le moins – moralement inacceptable ?
Une dette écologique abyssale qui s'est bientôt révélée inextinguible - à l'échelle de la succession des prochaines générations humaines.
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C’est là d’ailleurs une considération importante, que nous devrons bien garder à l’esprit dans la suite de notre itinéraire, à savoir : que c’est à l’aune de cette déchéance spectaculaire de la rationalité instrumentale qu’il nous faut juger désormais des discours paternalistes des autorités, de leurs projets technologiques plus faramineux que jamais, de leurs injonctions frappées des évidences du « réalisme », de la nécessité de « s’adapter », d’un « sens des responsabilités » censé être dévolu aux gouvernants de par l’éminence de leur fonction ou de leur formation ;
Que c’est au souvenir de ce déni persistant des élites vis-à-vis de la catastrophe planétaire, de cette longue indifférence des experts de tous poils, du silence narquois des technocrates, de leurs mépris constant du sens commun et des réalités sensibles les plus élémentaires, de cette arrogance prétentieuse adossée à la croyance en la valeur inconditionnelle d’une croissance économique abstraite indéfiniment prolongée – envers et contre tout –, de ces airs supérieurs à pointer comme seule alternative au développement illimité de la production industrielle un retour à « l’âge des cavernes » ou à la « lampe à huile » ;
Que c’est au souvenir de cette obstination dans l’aveuglement, en somme, qu’il nous faut rapporter l’ensemble des impératifs auxquels on entend désormais assujettir les populations, au nom justement de l’urgence et de l’ampleur de la « crise » écologique.
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Mais déjà, ami(e), qu’en penses-tu : est-ce qu’il n’y aurait pas un vice de taille, est-ce qu’il n’y aurait pas un problème majeur dans l’organisation et le fonctionnement des sociétés réputées les plus « avancées » dans la voie du « progrès » humain, pour qu’elles aient mis si longtemps à se représenter collectivement l’étendue et la gravité de la catastrophe globale, dont elles n’ont pourtant cessé – et n’ont encore de cesse – de précipiter le cours ?
Allons bon, est-il tellement irresponsable de le suspecter ?