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Ami(e), nous avons atteint le paradoxe majeur de notre époque, à savoir : que la prise de conscience de la catastrophe écologique planétaire jaillit d’un monde entièrement assujetti à la domination du système capitaliste.
Allons, n’est-ce pas l’évidence même ?
Puisque manifestement le véhicule était lancé à toute vitesse – à la verticale de l’exponentielle – et sans le moindre frein, il n’est pas illogique de penser que certaines limites finiraient tout de même par être atteintes ; et qu’après avoir constaté la sortie de route, le choc – psychologique et matériel – serait assez cruel. En général, c’est bien au summum du délire que l’on se retrouve à l’hôpital.
Mais l’analogie appelle une explication, plutôt qu’elle n’en dispense. En l’occurrence, il s’agit de comprendre ce que ce « choc » signifie – ce qu’il recèle de nouveauté pour le temps présent, ce qu’il est susceptible d’impliquer pour l’époque nouvelle qui est en train de s’ouvrir.
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Voyons déjà comment ce paradoxe se traduit dans les faits.
D’un côté, on peut dire que la reconnaissance « officielle » de la catastrophe globale est bel et bien actée. On ne compte plus les déclarations alarmistes sur la « fin du monde » dans les sommets internationaux, le secrétaire général des Nations Unies étant même allé jusqu’à parler de « suicide collectif » de l’humanité. A ce qu’il paraît, les « problématiques écologiques » arrivent désormais en tête des préoccupations des dirigeants d’entreprise et autres « leaders d’opinion » réunis au Forum économique de Davos – c’est dire…
Mais d’un autre côté, rien ne change, ou presque : le « système » semble parfaitement s’accommoder de la poursuite des mêmes objectifs, de la continuation des mêmes causes et des mêmes effets – business as usual – qui nous ont menés à la situation que nous connaissons.
Pourtant, dis-moi, ami(e) : en vertu de la généralisation de la prise de conscience de la catastrophe, est-ce que l’on ne pourrait pas s’attendre à ce que nous agissions désormais en connaissance de cause, est-ce que l’on ne pourrait pas s’attendre à ce que nous réorientions et modifions radicalement les structures économiques, sociales, politiques, culturelles qui encadrent et régissent l’ensemble de nos activités, de manière à ce que nous puissions nous donner autant de chances que possible de répondre adéquatement aux enjeux inouïs auxquels nous sommes confrontés ?
Hélas, s’il y a bien une chose que nous avons apprise à propos de ce bon vieil homo sapiens sapiens, c’est qu’il ne lui suffit pas de savoir, ni même de savoir qu’il sait, pour agir conformément à ce que son savoir lui recommande de faire. C’est là ce que Spinoza appelait la servitude, au pouvoir de laquelle l’être humain se trouve « souvent contraint, quoiqu’il voie le meilleur pour lui-même, de faire pourtant le pire ».
C’est donc cette servitude qu’il nous faut à présent considérer, c’est-à-dire en l’espèce : l’ensemble des contraintes à travers lesquelles s’exerce la domination du capital.
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Ami(e), je te propose de partir d’un schéma général de la domination, celui qui a été établi par le sociologue Pierre Bourdieu. Selon cet auteur, le principe de la domination, quelle qu’elle soit, réside dans la correspondance entre des structures objectives à travers lesquelles un certain pouvoir s’inscrit dans le réel, et des structures subjectives qui entraînent les agents à se conformer en permanence à l’ensemble des règles, des normes ou plus généralement des pratiques requises par et pour l’exercice de ce pouvoir et dans la réalisation desquelles ce pouvoir trouve constamment les signes de sa validation et, par conséquent, la confirmation de la légitimité de sa reproduction.
Autrement dit, l’effectivité de la domination procède non seulement de l’exercice d’un pouvoir, mais de l’intériorisation et de l’incorporation subjectives de cet exercice du pouvoir par des agents qui s’efforcent de se situer en adéquation avec lui, et qui se disposent de façon à obtenir pour eux-mêmes une partie des bénéfices qu’il peut y avoir à jouer le jeu proposé par le pouvoir – étant entendu qu’il est souvent plus commode de jouer le jeu que d’en contester les règles ; plus confortable de se soumettre à l’ordre établi que de s’employer à le subvertir.
De sorte que la domination ne fonctionne jamais mieux, concluait Bourdieu, que lorsqu’elle parvient à donner à ses opérations l’apparence de l’évidence naturelle ou du sens commun – l’apparence de ce qui va de soi et qui, comme tel, est indiscutable.
Dans le cas qui nous occupe, non seulement la contrainte globale exercée sur le réel par les structures objectives du capitalisme n’a jamais paru aussi massive ni aussi étendue qu’elle l’est aujourd’hui, mais les dispositions subjectives vis-à-vis de la domination du capital semblaient encore, il y a peu de temps – et autant dire : avant la prise de conscience collective de la catastrophe écologique planétaire – devoir décourager toute tentative de contestation politique de cette domination, et condamner les résistances et les subversions anticapitalistes au registre de la revendication symbolique.
Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi, loin s’en faut. Comme chacun sait, l’histoire du développement du capitalisme s’est longtemps confondue avec l’histoire des luttes sociales et politiques visant à le contrecarrer. Et il aura fallu attendre la fin du siècle dernier, avec la chute de l’empire soviétique et le triomphe du néolibéralisme, pour que la logique du système capitaliste finisse par s’imposer comme une sorte d’évidence naturelle au sein des sociétés hyper-industrielles.
Mais enfin, ami(e), c’est justement cela qu’il nous faut réussir à comprendre : comment la domination du capital a-t-elle pu en arriver à paraître aller de soi ?
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Eh bien, vois-tu, l’hégémonie du système capitaliste ne s’explique pas tant par le lent déclin des luttes sociales ou la désaffection populaire à l’égard des partis de gauche ou des syndicats – ce qui reviendrait à prendre l’effet pour la cause – que par un facteur d’ordre « matérialiste » dont j’aimerais que tu mesures ici pleinement l’importance.
Je veux parler de la participation graduelle des fractions sociales les moins dominées au sein du grand jeu de la mondialisation économique – fractions dominantes des sociétés dominées, fractions dominées des sociétés dominantes – à la jouissance de la domination du capital, ou autrement dit, leur intégration progressive à son profit, dans le cadre d’une division internationale du travail toujours plus poussée et d’une augmentation continue du transfert des richesses depuis les « périphéries » vers les « centres » de l’ « économie-monde ».
En effet, au fur et à mesure de la mondialisation libérale de l’économie capitaliste, les populations des pays les plus « développés » – du point de vue de la logique de la domination capitaliste – ont pu accéder à des biens de consommation d’autant plus abordables que leur production reposait sur la prolétarisation accélérée des populations rurales des pays les plus « démunis » – toujours du même point de vue –, le « miracle » de la « société de consommation » et de l’ « occidentalisation du monde » faisant payer l’adhésion des premières au « partage des fruits de la croissance », d’une exploitation économique et d’un saccage environnemental débridés du côté des territoires les moins « favorisés ».
Pour résumer les choses de manière lapidaire, le flux du tourisme de masse n’est jamais allé que dans un sens – le même, d’ailleurs, que celui emprunté par les porte-containers remplis de débris électroniques ou de déchets pharmaceutiques.
Dans le sens inverse – celui des migrants économiques et des réfugiés climatiques – on a rarement été accueilli par des colliers de fleurs…
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Bien entendu, ce facteur à lui seul n’explique pas tout – comment cela se pourrait-il ?
Mais, comme nous allons le voir, c’est lui qui fournit la clef principale : celle qui permet de rendre raison du consentement à la domination du capital.