Préambule - 1
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« Mais s’il te plaît, je voudrais bien savoir
combien nous avons à marcher, car la montagne s’élève
plus haut que mes yeux ne peuvent voir. »
Et lui à moi : « Cette montagne est ainsi faite
que la pente y est raide au commencement ;
mais plus on y monte, moins on y a de peine.
Ainsi, quand elle te paraîtra si douce
que la marche te semblera aussi légère
que celle d’un bateau glissant au fil de l’eau,
alors tu seras au bout de ce chemin ;
attends donc d’être en haut pour te reposer.
Je ne t’en dis pas plus, mais je le sais pour vrai. »
Et lorsqu’il eut dit ces paroles,
Une voix se fit entendre de près : « Peut-être
tout de même auras-tu parfois besoin de t’asseoir. »
Dante, La Divine Comédie, Livre II, Chant IV, 85-99
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Ami(e) : permets que je t’appelle ainsi.
Car il faut d’abord que tu le saches : toi qui t’apprêtes à m’accompagner tout au long de ce voyage, j’ai besoin de ta confiance et de ta bienveillance, j’ai besoin de ta présence amicale à mes côtés, j’ai besoin du courage et de la force qu’elle me donne, j’ai besoin de ton écoute attentive et généreuse, car c’est elle qui va me désigner les lieux où je dois te mener, c’est elle qui va me découvrir le chemin que je veux emprunter et où je souhaiterais que tu me suives, c’est elle qui va me permettre de te dire ce que tu sais déjà pour te rappeler ce que cela signifie que de le reconnaître.
Aussi, qui que tu sois, je t’en prie : permets que je t’appelle ami(e).
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Et tout d’abord, dis-moi, ami(e) : où donc allons-nous ?
Si je te pose la question, c’est parce qu’il me semble que, dans la situation où nous sommes, cette question appelle une réponse ; or n’est-ce pas aujourd’hui précisément la seule question à laquelle nous n’osions répondre ?
Mais en vérité, qu’en est-il de ce « nous » lui-même ? Où donc est ce « nous » que nous croyons pouvoir être sujet de son verbe et de son action ? S’il est quelque part, où donc se trouve-t-il ? D’où vient-il ? Dans quel état est-il ?
Avant même de savoir où nous allons, ne faut-il pas connaître ce que ce « nous » est ? Ne faut-il pas comprendre comme il se noue ? De quel type de liens il se maintient et se nourrit ? Quels sont ses attaches, quels sont ses aliments, comment est-ce qu’il se projette, quels sont ses rêves, quels sont ses désirs, ses espoirs, de quoi il puisse fleurir et fructifier, de quoi il puisse former promesse d’avenir pour les prochaines saisons ?
Allons, ami(e) : cette question qui se pose à nous dès le début de notre itinéraire – où donc allons-nous ? – c’est tout l’objet de notre cheminement que de chercher à y donner réponse.
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Car enfin, nous ne prétendons pas savoir où nous allons avant de savoir qui nous sommes
nous ne prétendons pas savoir qui nous sommes avant de savoir ce que nous voulons être
nous ne prétendons pas savoir ce que nous voulons être avant de savoir comment nous entendons le devenir
– c’est-à-dire : par quel chemin nous désirons pouvoir y accéder.
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Ami(e), tu le sais bien : ceux qui aujourd’hui prétendent savoir qui nous sommes, ce prétendu savoir ne leur sert pas à rencontrer les autres, mais à les exclure de toute rencontre et de tout partage, il leur sert à refuser aux autres l’appartenance à ce « nous » et à ce qui nous est commun,
ce prétendu savoir ne leur sert qu’à s’opposer à celles et ceux qui ne sont pas « de chez nous » et ne doivent pas selon eux pouvoir s’y établir – sans quoi cela pourrait justement nous conduire à interroger ce qui nous fait aimer et désirer « faire société » et « vivre ensemble » ;
Et quoi ? Cela ne va-t-il pas de soi ? Comme s’il relevait avant tout de « notre identité », en somme, de s’abstenir d’en exprimer le sens.
Mais toi, ami(e), dis-le moi : ceux-là qui prétendent savoir qui nous sommes, en fait, où donc nous emmènent-ils ?
Connaissent-ils le chemin qu’ils veulent nous voir emprunter ? Que savent-ils du territoire où ils espèrent que nous accédions, qu’entendent-ils au juste que nous devenions, et de quelle façon croient-ils que nous puissions y parvenir ?
En vérité, c’est bien simple : ils n’en savent rien.
Mais ce que nous savons, nous, c’est que là où nous emmènent ceux qui prétendent savoir qui nous sommes, ce n’est certainement pas là que nous voulons aller.
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Aussi pouvons-nous déjà affirmer une certaine orientation de notre itinéraire, nous pouvons dire du sens dans lequel nous allons :
« nous allons à la recherche des dispositions qui doivent nous permettre de résister, aussi efficacement que possible, à l’obscure attraction de cette pente avilissante où nous sentons bien que nous sommes entraînés,
nous allons à la recherche des dispositions qui doivent nous permettre de résister, aussi efficacement que possible, à cette lente dégradation du tissu social et du sens commun qui menace de laisser place – et peut-être plus vite que nous ne l’aurions cru – à la misère d’une société livrée à la barbarie et à l’abomination ».
Car bientôt, nous le savons, il sera trop tard. Et la résistance que nous offrirons alors ne pourra plus qu’être symbolique.
Notre résistance ne sera plus que témoignage de ce que nous aurons manqué à ce qu’il nous revient – ici et maintenant – d’exiger de nous-mêmes.
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Mais cela ne suffit pas.
Il ne suffit pas de tenter de conjurer le cauchemar qui déjà nous hante et nous enserre, il ne suffit pas de faire en sorte de s’en prémunir
quand tous les peuples de la Terre font l’épreuve de la catastrophe globale et – pour certains depuis longtemps – de la faillite du monde humain
il ne suffit pas de tenter de se prémunir et de croire ainsi pouvoir se mettre provisoirement à l’abri de la dévastation générale
Car enfin, qu’en sera-t-il de nos enfants et des générations à naître ?
Ami(e), vois-tu ? Nous pensons à nos enfants et aussitôt nous comprenons :
il s’agit simplement pour nous, ici et maintenant, de déterminer comment nous mettre en capacité d’assumer réellement la responsabilité historique qui est la nôtre,
cette responsabilité que nous savons immense
et à vrai dire même : parfaitement inouïe
– et en un mot : cruciale.
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Aussi, écoute bien : la reconnaissance de notre itinéraire prendra avant tout la forme d’un itinéraire de la reconnaissance.
Reconnaissance de notre responsabilité – inouïe, cruciale
Reconnaissance, aussi bien, de notre capacité de l’assumer – pleinement, entièrement
Reconnaissance, surtout, de notre désir d’y arriver et de nous y accomplir ; lequel désir, sans doute, fonde tout le reste, de ce qui s’avère possible et ne manque pas de se réaliser – pourvu toutefois que l’on désire vraiment y atteindre.
Et tout ce que je vais te montrer au fil de notre cheminement, s’il est clair que tu le connais déjà, il s’agit maintenant de le reconnaître, c’est-à-dire :
d’en reconnaître le sens
et concrètement parlant : en quoi cela nous engage – une fois qu’on l’a reconnu.
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Tu ne vas donc rien apprendre ici, ami(e), que tu ne saches déjà.
Les vérités que nous allons reconnaître, sans doute les as-tu maintes fois rencontrées et fréquentées, sans doute es-tu familier déjà de leur texture et de leur saveur, et d’ailleurs nous ne nous attarderons pas à tenter de prouver quoi que ce soit, nous ne chercherons nullement à démontrer telle vérité ou telle autre ni à nous en convaincre – nous les supposons au contraire déjà sues et parfaitement admises et assimilées ;
non, ce dont il s’agit ici, dans cet itinéraire : c’est plutôt de les mettre en rapport les unes avec les autres, il s’agit de les lier ensemble, de les articuler de telle façon que nous puissions en obtenir une intuition profonde et puissante,
une intuition qui nous parle vraiment
de nous-mêmes
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Car encore une fois, tu le sais bien : il y a un monde entre savoir quelque chose et
comprendre ce que savoir implique
Un savoir n’implique jamais rien – en effet – que pour celles et ceux qui s’y reconnaissent
– à commencer donc par soi-même.
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Alors, ami(e), où donc allons-nous ?
Si tu as l’intention de m’accompagner, je peux déjà te dire une chose : nous allons au-devant des territoires les plus divers. Vois-tu, il nous faudra gravir des parois abruptes, traverser toutes sortes de difficultés, éviter quantité de pièges et d’obstacles.
Mais si le chemin s’annonce long et souvent éprouvant, rien ne dit cependant que notre marche sera fastidieuse.
Car tu le sais aussi bien que moi : aussi difficile soit-elle, la recherche de la vérité procure une joie profonde à qui s’y engage résolument.
Et c’est cette joie, ami(e), que je souhaiterais que nous puissions partager.
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Maintenant, comment te donner une idée de notre cheminement ?
Voici ce qu'avait coutume de dire le militant internationaliste Richard Greeman : « n’y aurait-il qu’un seul chemin désirable parmi l’infinité des routes qui se présentent à nous, c’est ce chemin - aussi improbable soit-il – qu’il nous faut découvrir ».
Bien sûr, c’est là un paralogisme, du même genre que celui que le philosophe Henri Bergson s’était minutieusement efforcé de détricoter. Car s’il est absurde de prétendre énoncer le possible, expliquait celui-ci, ou de tenter même de le connaître, c’est qu’on ne peut jamais que le réaliser ; de fait, ce n’est jamais qu’après avoir réalisé quelque chose que l’on peut savoir que c’était possible. Le possible ne préexiste pas à l’action, mais se reconnaît toujours a posteriori ; autrement il n’a pas de sens.
Et l’on souscrira d’autant mieux à cette mise en garde – et à ce qu’elle contient de mise en lumière de la créativité de l’action en tant qu’elle ne cesse de susciter le possible, ici et maintenant – qu’elle nous permet de prendre toute la distance nécessaire avec le modèle du « livre-modèle » qui donnerait l’alpha et l’omega de l’action à entreprendre, « Petit Livre Rouge » disant le credo et appelant à sa réalisation enthousiaste – ou autre opuscule du même tonneau. Rien de plus démoralisant que le conformisme stérile et l’obéissance à la lettre. Rien de plus contre-productif, d’ailleurs – s’il s’agit bien de concevoir le moyen d’une émancipation des peuples et des individus qui les composent, à l’égard des modes de domination dont ils font l’objet.
Pour ce qui nous concerne, ami(e), l’itinéraire que je te propose d’emprunter à mes côtés se veut exactement le contraire d’un credo : une fontaine de jouvence pour notre imagination politique, un levain pour la pâte du soulèvement à venir, un crépitement d’étincelles pour l’explosion d’une colère depuis si longtemps entassée et accumulée.
SI ce chemin ne s’avère pas être le meilleur, eh bien : ainsi soit-il ! Du moins nous aura-t-il servi à nous orienter correctement et dans de bonnes dispositions, quitte à lui préférer finalement, dans les faits, tel autre trajet qui se sera révélé plus commode et plus praticable.
Au fond, nous entendons simplement contribuer à définir le champ des possibles, et les termes du débat qu’il nous faut avoir à ce sujet – savoir : par-où aller, et notamment : par-où commencer.
Aussi improbable qu’il soit, l’itinéraire que nous allons suivre va donc nous permettre d’imaginer ce qu’il nous faut entreprendre – au plus vite – pour espérer pouvoir rallier un autre monde possible.
Un autre monde que celui qui nous entraîne actuellement, et très probablement, vers de nouvelles formes – et sans doute très élaborées – de barbarie et de désolation.
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Pour ce faire, nous allons parcourir cinq territoires principaux.
D’abord, celui de la conscience : il s’agira de comprendre sommairement d’où nous venons et où nous en sommes.
Ensuite, celui de la nécessité : nous y décrirons celle qui s’applique à nous, et celle qu’il nous faut lui opposer.
Puis ce sera le territoire du désir : territoire d’utopie à l’horizon duquel nous guidera l’appel de nos enfants, en écho de nos propres paroles – en miroir de notre propre désir.
Alors pourra commencer le jeu du possible : un jeu au-dessus du vide où rien ne surgit qui ne s’y élance – non sans faire jaillir aussitôt d’autres possibles élancements.
Après quoi nous retournerons finalement au réel : nous y retrouverons notre point de départ – la responsabilité historique qui est la nôtre et nos dispositions à en assumer la charge – auquel nous appliquerons les fruits du travail de reconnaissance que nous aurons effectué.
Et c’est ainsi que tu sauras, ami(e), que là où nous allons – vers une révolution démocratique massive et radicale – c’est toi qui vas nous y mener.
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Sinon, en vérité, dis-moi : pourquoi est-ce que je prendrais la peine de m’adresser à toi ?