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Billet de blog 26 février 2024

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Itinéraire pour une révolution I- La Conscience -2-

Où il sera question de la conscience (I) de la nécessité (II) de représenter le désir (III) de ce qu’il est possible de faire jaillir (IV) du réel (V).

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2-

Ami(e), peut-on seulement mesurer la part de ce qui relève, dans la causalité de la catastrophe écologique planétaire, du refoulement dont elle a pu faire l’objet ?

Dis-moi : la critique sociale du capitalisme ne nous avait-t-elle pas mille fois amenés à considérer le sens et la portée de l’ensemble des éléments susceptibles de s’inscrire dans cette causalité ?

Et en premier lieu : que s’il entre dans la logique du système capitaliste, telle qu’elle s’est dégagée au fil de son évolution historique, de chercher à opérer une marchandisation universelle des êtres et des choses de ce monde, c’est que son principe cardinal consiste à œuvrer en dehors de toute finalité, sinon celle d’une accumulation indéfinie des moyens de la production – le capital – c’est-à-dire en fin de compte : d’une accumulation sans fin des moyens de l’accumulation ;

Que ce processus d’accumulation n’a jamais cessé de relever, en amont, d’une appropriation privative à partir du commun, et en aval, d’un rejet sur le commun de tout qui est de l’ordre des « externalités négatives » engendrées au cours de la production ;

Que la moindre parcelle de ce monde y fait l’objet d’une réduction à ce qui, en elle, est susceptible d’être exploité en vue de contribuer à la valorisation du capital ;

Qu’il est au fond sans importance, du point de vue du capital, que quelque chose existe plutôt que rien ; pourvu que ce qui est, d’une façon ou d’une autre, se rende finalement à sa merci – l’ « administration du désastre » ne faisant nullement exception à la règle, on l’aura compris.

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Dans ces conditions, comment a-t-il pu échapper si longtemps à la conscience collective que la croissance exponentielle de l’économie capitaliste, au cours des derniers siècles, ne pouvait mener l’humanité qu’à l’abîme ?

Sans doute une part de la réponse tient-elle à ce que l’exclusion de la conscience du champ de l’activité économique, dans le système capitaliste, procède du principe même qui assure l’effectivité de la domination du capital, à savoir : la séparation du producteur vis-à-vis des moyens de la production – sans même parler de ses finalités.

Or si l’on songe qu’au fur et à mesure de l’évolution du capitalisme industriel, la séparation du sujet vis-à-vis de la production des moyens matériels de son existence s’est graduellement étendue à tous les niveaux et à tous les compartiments de la vie sociale, économique, politique, affective des individus, on ne s’étonnera pas que l’ensemble des problématiques liées à la catastrophe écologique planétaire aient pu si longtemps être occultées, et réputées exclues des préoccupations communes – entièrement éclipsées, dirait-on, par la question du maintien ou de l’augmentation d’un certain pouvoir d’achat.

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Bien sûr, à tirer le fil de la généalogie de la catastrophe, on s’aperçoit bien vite qu’il n’est pas totalement fortuit que le capitalisme se soit développé au sein de ce qu’on appelle la « modernité » occidentale. Il n’est pas indifférent qu’il se soit épanoui en affinité avec un système de représentation du monde dans lequel la nature est pensée comme extérieure à l’homme, lequel entreprend d’en déchiffrer les lois, en vue de s’en servir.

Dès le départ, en effet – et contrairement à ce qu’on présente encore trop souvent comme une évidence – la science « moderne » n’est pas neutre, ni la technologie qui lui est associée. S’il s’agit de connaître la nature, c’est pour la dominer ; s’il s’agit de l’objectiver, c’est pour s’en rendre « comme maître et possesseur », selon la formule cartésienne devenue l’emblème de ce geste inaugural.

Autrement dit, la physique de la « modernité » contient déjà toute une métaphysique. Et dans la pratique, le développement de la science expérimentale s’avère inséparable de la mise en œuvre d’une rationalité technicienne qui, graduellement épurée de ses scrupules philosophiques ou religieux, aspire bientôt à une domination universelle sur les êtres et les choses – ce qu’elle obtient d’ailleurs de manière de plus en plus éclatante et incontestable.

Soit dit en passant : que cette prodigieuse sorcellerie consistant à défier les lois de la pesanteur ou de la génétique, à se jouer indéfiniment du temps et de l’espace – jusqu’à prétendre dompter la Mort elle-même – que cette prodigieuse sorcellerie se soit toujours trouvée associée, dans les faits, à l’oppression et l’asservissement des peuples, au pillage des territoires, à la destruction des sociétés, à l’uniformisation des cultures – sans parler des « accidents de l’Histoire » dûment reconnus comme tels – cela ne saurait s’expliquer simplement par une instrumentalisation de la science et de la technique.

Au contraire, c’est plutôt la récurrence de cette instrumentalisation qui devrait nous conduire à nous demander si le progrès scientifique et technologique ne s’est pas toujours soutenu, lui-même, d’une exploitation et d’une mutilation systématiques du réel.

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Ami(e), si la formule est provocante, au moins nous invite-t-elle à battre en brèche ce mythe de l’objectivité de la science et de la neutralité de la technique auquel s’est continuellement référé le rapport instrumental au savoir qui constitue le ressort principal du positivisme « prométhéen » de la modernité.

Car il est bien commode en effet d’exclure l’observateur du champ de son observation : cela permet de tenir pour négligeable ce qui, dans le savoir qu’il en obtient, relève de son propre positionnement – en tant qu’il est historiquement et socialement situé. La connaissance procède alors d’une double ignorance : ignorance, d’une part, de ce que le point de vue participe à la construction de l’objet ; et d’autre part, du fait que ce point de vue est toujours lui-même le produit d’une construction socio-historique – c’est-à-dire pleine de conditionnements et d’intérêts de toutes sortes.

C’est donc en interrogeant les raisons de la perpétuation de ce rapport d’extériorité du sujet de la connaissance vis-à-vis de son objet, que l’on peut se donner les moyens non seulement de déniaiser la candide ferveur positiviste avec laquelle on persiste ordinairement à comprendre la vocation universaliste de la science, mais aussi – et surtout – d’élucider comment celle-ci a pu si aisément se mettre au service de l’hybris à l’œuvre dans l’« occidentalisation du monde » – qui a scellé le destin de l’humanité.

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Allons, peut-on sincèrement ignorer que les développements scientifiques et technologiques n’adviennent pas selon ce que l’on suppose être la pure nécessité de la logique de la recherche scientifique – laquelle ne correspond jamais simplement à un état des savoirs et des questionnements afférents – mais qu’ils s’enracinent au contraire dans un monde social structuré selon des intérêts divergents et des rapports de force plus ou moins manifestes ou latents ?

Cela ne va-t-il pas de soi ? Car enfin, si les savoirs scientifiques et les innovations technologiques sont invariablement considérés comme des enjeux importants des multiples rapports de force qui les environnent, c’est qu’ils constituent aussi – et peut-être même avant tout – des moyens souvent décisifs employés dans le cadre de ces antagonismes sociaux et politiques ; lesquels ne laissent pas de déterminer fortement – pour cette même raison – l’état des différents champs de l’activité scientifique, c’est-à-dire aussi la distribution des appétences – et des compétences – en la matière. Autrement dit, si le champ de la production scientifique ou technologique peut être relativement autonome, il ne l’est jamais totalement – loin s’en faut.

Or en adoptant un point de vue en surplomb vis-à-vis de son objet, c’est-à-dire en effaçant toute trace de la relation qu’il entretient avec lui, le sujet de la connaissance se laisse toute latitude pour occulter l’instrumentalisation structurelle que cette relation est susceptible de subir, et pour se défausser ainsi de la responsabilité sociale, politique et morale où l’engagerait cette relation – s’il s’avisait tant soit peu de la reconnaître.

Et quoique cette défausse ne manque pas de se présenter comme l’expression des valeurs consacrées de la profession – où l’on voit se rejoindre les deux facettes de l’ « intérêt au désintéressement » dont parle Pierre Bourdieu – on peut supposer qu’elle n’est pas sans y induire de profonds effets.

Car enfin, ne revient-elle pas à entériner une séparation vis-à-vis des moyens de production de la science ou de la technologie – sans parler même de leurs finalités – dont on a vu qu’elle correspond au principe même de la domination du capital ?

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On trouve encore au moins deux autres raisons qui permettent au sujet de la connaissance de justifier sa position d’extériorité vis-à-vis de son objet et, par suite, de se défausser de toute responsabilité subjective à l’égard de l’usage qui peut en être fait.

D’abord, il y cette idée que le développement technologique et scientifique obéit à un cours nécessaire de l’évolution des choses qu’il serait vain de vouloir freiner ou suspendre provisoirement – le temps par exemple de réfléchir à ce que l’on est en train de faire. On connaît le refrain : c’est celui de la « naturalisation » de l’Histoire. Dans sa version libérale : « si nous ne le faisons pas nous-mêmes, d’autres le feront à notre place, et nous n’aurons gagné finalement que de nous retrouver à la traîne dans la compétition et la course aux savoirs et aux innovations technologiques qui déterminent pourtant considérablement notre position dans la division internationale du travail et le « partage » de la « valeur ajoutée » à l’échelle mondiale » – par où la dimension subjective de l’affaire se trouve d’ailleurs brusquement dévoilée, tu l’auras noté.

Ensuite, il y a cette fameuse idée de la neutralité de la technique, selon laquelle une innovation technologique n’est en soi ni bonne ni mauvaise ; car tout dépend de la façon dont on s’en sert. Du point de vue de la morale, il est donc indifférent, a priori, de participer au développement de telle ou telle technologie ; car les jugements axiologiques n’interviendront qu’a posteriori, à travers l’usage qui en sera fait et qu’on ne fera donc que constater par la suite – depuis sa confortable tour d’ivoire, s’entend.

Mais dis-moi, ami(e), combien faut-il de crédulité – ou d’ « intérêt au désintéressement » – pour ne pas sentir dans l’ingénuité de l’expression le profond cynisme qui s’y dissimule ?

Car enfin, qui donc fait usage et profite de la primeur des applications d’une technologie, sinon ceux qui en ont financé le développement ? Peut-on sérieusement croire se servir d’une technologie autrement que dans le cadre du champ déterminé par l’entrecroisement et la force relative des différents intérêts mobilisés – ou susceptibles de l’être – par et pour son usage ?

Allons, il faut le reconnaître : si une technologie n’est « ni bonne ni mauvaise », c’est simplement que l’on se refuse à poser la question de son usage, c’est-à-dire en fait de son existence même – à travers tout ce qu’elle suppose et qui la détermine.

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En somme, si l’appétit de connaissance du positivisme prométhéen de la modernité se livre à une instrumentalisation et une mutilation systématiques du réel, comme nous disions tantôt, c’est que son appréhension des phénomènes sélectionne certaines catégories de faits et en néglige certaines autres ; et cela, en fonction de l’intérêt qu’ils peuvent avoir, non pas tant pour la recherche en elle-même, que pour les appétits de puissance qui l’orientent et la déterminent.

De fait, selon les contextes, certains phénomènes n’intéressent pas le développement technoscientifique : qui se souciera de la pollution d’une rivière par les effluents d’une unité de production industrielle, si seuls les poissons, amphibiens et crustacés sont à même de témoigner de la dangerosité des substances qui y sont rejetées ? Ou si les seuls êtres humains qui peuplent ce territoire sont des tribus nomades autochtones ? N’y a-t-il pas là pourtant un ensemble de faits susceptibles d’attirer l’attention de la communauté scientifique ? Ou bien faut-il que des militants écologistes s’en mêlent et alertent les médias, etc. ?

En général, ce que les faits peuvent avoir de déplaisant, on se contente la plupart du temps de l’ignorer ; car c’est en réduisant le réel qu’on parvient le mieux à le maîtriser.

Pourtant le réel ne manque pas d’insister – disait Lacan. Et c’est cette insistance qui fait symptôme.

Mais symptôme de quoi ?

Dans un référentiel local, on peut aussi bien ne pas se sentir concerné – et d’autant plus facilement que l’on vit ailleurs.

En revanche, ami(e) : si l’insistance du réel vient à atteindre un référentiel global – voire l’ensemble des référentiels d’échelle planétaire ?

A ce moment-là, comment pourrait-on feindre de ne pas s’en préoccuper ?

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