
Extrait de Cœur de boxeur (Le Liens qui Libèrent, mai 2019, pages 163 à 180)
Il n’y a aucun mystère, en réalité, sur les tenants et aboutissants, du mépris de classe d’Emmanuel Macron.
Les bonnes fées de toute sa carrière politique sont les réseaux affairistes des hauts fonctionnaires (surtout des Finances) qui pantouflent et rétro-pantouflent dans le privé (surtout les banques d’affaires), aux plus hauts niveaux de responsabilité et de rémunération. Les excellents livres de Vincent Jauvert, de Laurent Mauduit, des économistes atterrés, ou des époux Pinçon et Pinçon-Charlot en ont fait la démonstration la mieux documentée[1].
Le machiavélisme est une des dimensions fondamentales de la philosophie politique d’Emmanuel Macron, mais l’ultralibéralisme en est une autre, comme l’ont profondément analysé le psycho-pathologiste Roland Gori et le philosophe Dany-Robert Dufour (sous le pseudonyme éphémère de « Démosthène »), démasquant une « philosophie de la ruse et de la démesure » qui anime « le personnage héroïque de cette modernité où les élites désertent les valeurs de la dette, de justice et d’égalité au profit de celles de performance et d’efficacité », personnage qui « construit méthodiquement l’édifice d’un pouvoir vertical » servi par « une nouvelle aristocratie technico-financière dévouée corps et âme »[2].
Une « nouvelle aristocratie », ou « médiocratie », conduisant une « politique de l’extrême centre » qui appelle une « révolution », afin de « rendre révolu ce qui nuit à la chose commune »[3].
L’affairisme du chef de l’État et sa tolérance - presque revendiquée - à la corruption et à la barbouzerie mêlées sont on ne peut plus massivement et précisément révélés par l’enquête au long cours de Mediapart sur l’affaire Benalla, entre autres, si bien qu’il n’est pas nécessaire d’y revenir ici[4]. Je souhaite juste ajouter cette confidence d’Aleph : « Benalla est ‘‘en main’’ des services de renseignement français, plus précisément d’une sous-direction de l’un des plus puissants parmi ceux-ci, sous-direction qui est l’interface de l’État avec l’univers du renseignement privé, des ventes d’armes, des trafics stratégiques… »
Le samedi 23 février, alors qu’il effectuait une visite hors-normes au Salon de l’agriculture, à Paris, le chef de l’État a eu un moment de grasse démagogie : « Le loup, on va le réguler. On va le faire de manière pragmatique, sur le terrain. Les ministères ont trouvé un accord. On va le réguler avec les préfets. » Il continuait, s’adressant à des éleveurs de vaches Gascogne, et sur le ton de la plaisanterie : « Comment vous dites pudiquement, vous, ‘‘du prélèvement’’ c’est ça ? Vous effarouchez les ours et vous prélevez les loups… »
« On va le réguler avec les préfets… » Comme « on » régulera les Gilets jaunes, une fois que la loi dite « anti-casseurs » sera promulguée ?
Cette déclaration symbolise la passion violente d’Emmanuel Macron pour la transgression de toutes les règles, de toutes les lois, y compris celles de la nature.
Comme un roi ! Et parce qu’il est plus royaliste que le roi.
Un épisode peu connu du début de son règne nous le raconte de façon cryptée. Le 5 avril 2018, Emmanuel Macron s’est offert une visite nocturne de la basilique des rois de France, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), après avoir assisté à un concert des demoiselles des maisons d’éducation de la Légion d’honneur. Le chef de l’État s’est alors attardé devant les sépultures des rois Dagobert, premier monarque à être enterré là, François Ier et Henri II.
Ces révérences aux trois illustres gisants ne pouvaient être que symboliques, bien entendu.
Dagobert (c. 602 – c. 639), roi des Francs, dernier des grands Mérovingiens, s’est illustré par la construction de Saint-Denis et par le développement de l’éducation et des arts. Très bien.
François Ier (1494 - 1547) peut être considéré comme le roi emblématique de la Renaissance, en France, protecteur des arts et des lettres, mais aussi comme promoteur de la monarchie absolue. Dont acte.
Mais Henri II (1519 – 1559) ? Ce deuxième fils et successeur un peu oublié de François Ier se distingua par l’instauration de la première persécution massive des réformés (protestants). Répression par une chambre ardente constituée au Parlement de Paris, pour motif d’hérésie, de 1547 à 1549. Édits de Paris (1549), Châteaubriant (1551) et Compiègne (1557) qui accentuent la persécution, y compris contre les catholiques qui aident ou hébergent des protestants…
Faut-il y voir un signe ?
Car, décidément, la basilique royale de Saint-Denis recèle encore d’autres mystères présidentiels.
Elle est effectivement au cœur des activités de lobbying de l’obscure association « Pour le retour à Saint-Denis de Charles X et des derniers Bourbons »[5]. Cette organisation nostalgique d’une certaine monarchie milite sans relâche pour le rapatriement du cœur du roi Charles X à la Basilique-cathédrale Saint-Denis, alors qu’il est actuellement conservé au couvent de Kostanjevica, à Nova Gorica, en Slovénie.
Or, le 20 avril 2018, quelques jours à peine après la visite nocturne d’Emmanuel Macron aux gisants, l’association publiait ce communiqué intrigant : « L’association ‘‘Pour le retour à Saint-Denis de Charles X et des derniers Bourbons’’ a le plaisir d’informer ses nombreux soutiens et sympathisants qu’elle vient d’adresser un dossier complet, conjointement au président de la République, M. Emmanuel Macron, et à M. Sylvain Fort, son conseiller chargé des discours et de la mémoire, suite à la demande formulée par celui-ci, lors de son entretien du 10 janvier dernier avec le président d’honneur de l’association, Philippe Delorme. L’association a été en mesure d’apporter à M. Sylvain Fort toutes les réponses, dans les moindres détails, aux diverses questions concernant les modalités pratiques de son projet qui lui avaient été soumises. L’association vous informe également qu’une demande officielle de restitution du cœur du dernier roi de France devrait pouvoir être prochainement soumise au gouvernement de la République de Slovénie et au couvent de Kostanjevica. Elle permettrait ainsi de trouver une issue acceptable aux négociations que nous avons menées, depuis la création de l’association en 2013, avec les gardiens des cendres royales. L’association se réjouit des progrès enregistrés par son projet, consistant désormais à organiser le rapatriement du cœur du roi Charles X en France, en étroite collaboration avec ses descendants qui nous ont fait confiance et nous ont accordé leur soutien. »
Restitution du cœur du dernier roi de France, Charles X : tel est le projet discuté avec le conseiller chargé de la mémoire du président de la République !
Il n’est donc pas indifférent de savoir comment ce Charles X, qui régna de 1824 à 1830, a marqué l’histoire de France. Or, ce n’est pas pour rien que l’un de ses meilleurs biographes, José Cabanis, l’a qualifié de « roi ultra »[6]. Car dès le début de son règne, pratiquement, il s’appuie sur les ultraroyalistes et s’aliène rapidement l’opinion par la loi sur le sacrilège, la concession d’indemnités aux aristocrates émigrés pendant la Révolution (loi dite du « milliard des émigrés »), le licenciement de la garde nationale, le rétablissement de la censure (1825-1827), le projet de rétablissement du droit d’aînesse…
En juillet 1830, Charles X tente un véritable coup d’État contre ce qu’il reste de Parlement. Il signe quatre ordonnances dites « de Saint-Cloud », par lesquelles la liberté de la presse est suspendue, la Chambre dissoute, la loi électorale modifiée, réduisant encore le nombre d’électeurs, les élections étant fixées aux 6 et 13 septembre suivants. Mais la publication des ordonnances soulève le peuple de Paris et, après les combats des 27, 28 et 29 juillet (les « Trois Glorieuses »), le roi, réfugié à Rambouillet, abdique. Déchu, Charles X s’enfuit en Angleterre, vit à Holyrood (Écosse), puis à Prague, avant de mourir à Görz, alors en Autriche (aujourd’hui Gorizia, en Italie), au bout de six ans d’exil.
Diagnostiquant le bonapartisme d’Emmanuel Macron, Laurent Mauduit, cofondateur de Mediapart, a lui aussi fait le rapprochement entre l’actuel président de la République et Charles X, pointant du stylo le recours antidémocratique aux ordonnances, aux décrets, aux votes express, sans débat, de la majorité LaREM à l’Assemblée nationale[7].
La cause est entendue : Emmanuel Macron aime invoquer la mémoire des rois de France, se servant par trois fois en un an du château de Versailles, pour recevoir Vladimir Poutine, s’exprimer devant le Congrès ou y organiser le sommet « Choose France » en présence d’une foule de patrons de multinationales, de même qu’il a rétabli le domaine et le château de Chambord (Loir-et-Cher) comme outil diplomatique du rayonnement de la France, chasses présidentielles à la clé.
La figure manquante du roi dans la République française a même été théorisée par Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, dans un entretien sidérant publié par Le 1, le 8 juillet 2015 : « La démocratie comporte toujours une forme d’incomplétude, car elle ne se suffit pas à elle-même. (…) Il y a dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Dans la politique française, cet absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. La Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le roi n’est plus là ! On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste, notamment. Le reste du temps, la démocratie française ne remplit pas l’espace. On le voit bien avec l’interrogation permanente sur la figure présidentielle, qui vaut depuis le départ du général de Gaulle. Après lui, la normalisation de la figure présidentielle a réinstallé un siège vide au cœur de la vie politique. Pourtant, ce qu’on attend du président de la République, c’est qu’il occupe cette fonction [du roi]. Tout s’est construit sur ce malentendu. »[8]
Malentendu ?
Les royalistes de France ne s’y sont pas trompés, qui se réjouirent du « coming out monarchiste d’Emmanuel Macron »[9]. Ils ont bien entendu le message. Lequel trouva sa spectaculaire confirmation, dès la soirée du dimanche 7 mai 2017, dans la cour Napoléon du Carrousel du Louvre, où, dos à la pyramide, à droite de la statue équestre de Louis XIV, le nouveau président de la République s’est fait acclamer.
Le dernier des rois maudits
Se réjouir du coming out monarchiste d’Emmanuel Macron, c’était, comme à chaque moment de Restauration et de contre-Révolution de l’histoire de France, applaudir à l’affichage idéologique d’un tyran.
Je n’écris pas « tyran » à la légère.
Le mot nous vient du grec ancien τύραννος (túrannos) qui désigne, dans l’Antiquité, un homme abusant d’un pouvoir absolu, selon Aristote, entre autres. Le tyran, sans abolir les lois, se place au-dessus d’elles[10].
Aristote (Les Politiques), encore, observe que la plupart des tyrans sont issus des démagogues et que « la tyrannie cumule les vices de la démocratie et ceux de l’oligarchie », du fait de l'amour du roi pour les richesses et de son hostilité à l’égard du peuple qu’il désarme et asservit. La genèse de la tyrannie se trouve dans la corruption des constitutions politiques et, surtout, dans l’exaspération des conflits entre riches et pauvres, minorité et majorité, parce que le législateur n’institue plus le juste équilibre entre les uns et les autres. Pour le tyran, il existe deux façons de maintenir le régime : d’une part, il doit renforcer la répression de toute contestation, en développant le contrôle de la police sur les citoyens ; d’autre part, en utilisant la corruption et en appauvrissant son peuple, afin que « les sujets, occupés à gagner leur vie de chaque jour, ne trouvent pas le temps de conspirer »[11]. Toute ressemblance…
De façon plus actuelle, les philosophes Walter Benjamin et Giorgio Agamben ont démasqué la tyrannie sous l’état d’exception qui s’impose à nous depuis 2015[12] et qui a été institué dans le droit commun en novembre 2017[13].
De fait, en à peine deux ans de règne, Emmanuel Macron s’est attaqué à tous les contre-pouvoirs censés contrôler et contenir, en république, la puissance de l’exécutif. Le haut fonctionnaire Olivier Sanchez a fait la revue détaillée de ce coup d’État d’une rare brutalité : « Volonté de maîtriser la presse, réduction du temps d’examen des projets de loi par les parlementaires, recours accru aux ordonnances, projet de réduction du nombre de parlementaires voire de suppression du Sénat, interdiction des dissensions au sein du parti majoritaire, mépris des élus locaux, nominations politiques au Conseil constitutionnel, ingérences dans le fonctionnement des autorités administratives indépendantes, projet de réforme qui supprimerait inévitablement l’indépendance des magistrats de la Cour des comptes, politisation des directeurs d’administration centrale et recours accru au contrat dans la haute fonction publique, instrumentalisation du parquet de Paris, pérennisation de l’état d’urgence, répression des manifestants et restrictions législatives au droit de manifester… » Avant de commenter : « Le mépris de l’exécutif macronien à l’égard de tous les contre-pouvoirs fragilise dangereusement la République. »[14]
« Le mépris de l’exécutif macronien... »
Parmi les gisants de Saint-Denis, celui de Philippe le Bel (1268 – 1314), le « roi de fer », ou « roi de marbre », est un des plus beaux. Ayant régné de 1285 à 1314, il est considéré comme étant le premier souverain « moderne » d’un État puissant et centralisé, le principal initiateur de la monarchie absolue[15].
Philippe le Bel fut le premier des rois maudits.
Ce sont deux moments extraordinaires du règne absolutiste de Philippe le Bel qui méritent toute notre attention.
Comme plusieurs de ses prédécesseurs, depuis Philippe Auguste (1165 – 1223), le roi de fer prit une mesure d’expulsion des Juifs de son royaume, mais pour la première fois de façon totale et définitive. Ainsi, en 1306, Philippe le Bel promulgue un édit d’expulsion général dont l’historienne Juliette Sibon estime qu’il a concerné 100 000 juifs[16]. A l’occasion, les droits de leurs communautés sur certains immeubles qui leur avaient été affectés, pour servir de synagogues, furent remis en adjudication au profit du trésor royal.
Deuxième moment crucial, à peine le sort des Juifs de France scellé, le roi de marbre procède à l’anéantissement systématique de l’ordre du Temple. Le vendredi 13 octobre 1307, les Templiers sont ainsi arrêtés dans tout le royaume, jetés en prison, torturés pour leur faire avouer l’hérésie inventée par une Inquisition aux ordres. Le grand-maître de l’ordre, Jacques de Molay, ayant refusé de se prêter à la comédie de justice religieuse organisée par Philippe le Bel et ses sbires, périt sur le bûcher, à Paris, en 1314, après avoir été déclaré relaps. Selon le chroniqueur Geoffroi de Paris, témoin de l’événement, les dernières paroles de ce dignitaire incorruptible auraient été : « Je vois ici mon jugement, où mourir me convient librement. Dieu sait qui a tort, qui a péché. Il va bientôt arriver malheur à ceux qui nous ont condamnés à tort. Dieu vengera notre mort. Seigneurs, sachez qu’en vérité tous ceux qui nous sont contraires, par nous auront à souffrir. En cette foi, je veux mourir… »
Peut-être avez-vous lu, cher Christophe Dettinger, cette grandiose saga de Maurice Druon, Les Rois maudits, où toute la légende est racontée, mettant en scène les mœurs violentes de l’aristocratie sur laquelle Philippe le Bel s’appuie, le mépris des puissants pour un peuple affamé par les impôts et saigné par la guerre, les pillages et les viols, la haine froide du monarque pour les Templiers, ces moines-soldats réformateurs potentiels de toute la chrétienté[17].
Car l’historiographie la plus actuelle souligne à quel point l’Ordre des chevaliers du Temple a failli réaliser, entre 1120 et 1312, une véritable « révolution » spirituelle, sociale et politique. Une révolution que le premier roi absolutiste et le pape de l’époque ont donc liquidée sans scrupule, afin de maintenir l’ordre de fer sous lequel ils maintenaient un peuple d’esclaves[18].
Selon la légende romancée par Maurice Druon, le dernier grand-maître du Temple, Jacques de Molay, au moment de périr sur le bûcher, a lancé une malédiction sur Philippe le Bel, le pape Clément V, le conseiller Guillaume de Nogaret, exécuteur des basses œuvres du roi, et sur leurs héritiers et descendants pendant treize générations… L’épisode rapporté par Geoffroi de Paris y est singulièrement développé et dramatisé, mais il est sans doute ainsi au diapason du sens le plus juste de l’Histoire.
Pour mémoire, je cite ici cette scène dite de « la malédiction » :
« Puis, soudain, il y eut un effondrement du brasier et, ravivées, les flammes bondirent devant le condamné.
- Ça y est, lui aussi ! s’écria Louis de Navarre.
Les vastes yeux froids de Philippe Le Bel, même en ce moment, ne cillaient pas.
Et tout à coup, la voix du grand-maître s’éleva à travers le rideau de feu et, comme si elle se fût adressée à chacun, atteignit chacun en plein visage. Avec une force stupéfiante, ainsi qu’il l’avait dit devant Notre-Dame, Jacques de Molay criait :
- Honte ! Honte ! Vous voyez des innocents qui meurent. Honte sur vous tous ! Dieu vous jugera.
La flamme le flagella, brûla sa barbe, calcina en une seconde sa mitre de papier et alluma ses cheveux blancs.
La foule terrifiée s’était tue. On eût dit qu’on brûlait un prophète fou.
De ce visage en feu, la voix effrayante proféra :
- Pape Clément !... Chevalier Guillaume !... Roi Philippe !... Avant un an, je vous cite à paraître au tribunal de Dieu pour y recevoir votre juste châtiment ! Maudit ! Maudits ! tous maudits jusqu’à la treizième génération de vos races ! »[19]
Nous savons ce qui s’en est suivi.
Le 20 avril 1314, le pape Clément V est mort d’un cancer des intestins. Le roi de fer décède à son tour, le 29 novembre 1314, dans un accident de cheval, au cours d’une chasse. Ses trois fils suivent de peu son funeste destin : Louis X meurt en 1316 et le règne de son fils, Jean Ier, dure aussi peu que sa vie, du 15 au 19 novembre de la même année ; Philippe V monte alors sur le trône, mais trépasse dès 1322, n’ayant eu que des filles. Quant au dernier fils de Philippe le Bel, Charles IV, il disparaît en 1328, ses deux fils étant morts avant lui…
Malédiction !
Oui, une malédiction est bien tombée sur les têtes couronnées de France et de Navarre, Louis XVI compris, lequel, retour symbolique des choses a été emprisonné à la maison du Temple… Le Capet a d’ailleurs été explicitement assimilé aux rois maudits par le peuple. « C’est la vengeance de Jacques de Molay ! », se serait écrié un témoin de sa décapitation, au moment où sa tête tombe, le 21 janvier 1793, sur la place de la Révolution, à Paris.
Philippe le Bel meurt accidentellement à l’âge de 46 ans, le 29 novembre 1314. Son corps est inhumé en 1327 dans la basilique de Saint-Denis. Sa sépulture est profanée par les révolutionnaires, en octobre 1793. Il s’agissait d’un gisant en marbre blanc.
Henri II est grièvement blessé, le 30 juin 1559, à l’âge de 40 ans, par un coup de lance accidentel, lors d’un tournoi se déroulant devant l’hôtel de Sully, à Paris. Le roi persécuteur des réformés meurt dans d’atroces souffrances, le 10 juillet suivant. Il fut inhumé le 13 août dans la basilique de Saint-Denis. Le vendredi 18 octobre 1793, son cercueil fut extrait du caveau des Valois et son corps jeté dans une fosse commune.
Après six ans d’exil, Charles X meurt au Palais Coronini Cronberg (Gorizia, Italie) du choléra, le 6 novembre 1836. Il est inhumé dans l’église de l’Annonciation du couvent de Kostanjevica (Nova Gorica, Slovénie). Entre les Trois Glorieuses de fin juillet 1830 et son abdication, le 2 août, le dernier des Bourbon régnant avait consulté un voyant, Thomas Martin, lequel lui avait prédit qu’il ne remonterait pas sur le trône, qu’il quitterait la France pour toujours et que son petit-fils, le jeune duc Henri de Bordeaux, ne régnerait jamais…
Philippe le Bel, Henri II, Louis XVI, Charles X, Emmanuel Macron… Une généalogie de le la contre-Révolution. Et une malédiction !
J’ai toujours ressenti ce qu’il y a de morbide dans le pèlerinage à Saint-Denis, pour voir, toucher même, ces rois et reines de marbre, ces gisants bien-nommés, ces cadavres de pierre lustrée dont la vision m’avait glacé, lorsque je fis la visite de la basilique. J’étais apprenti-historien et je lisais Les Gisants, le roman ensorcelé de Jeanne Champion. J’y entendais le cri de vie et d’amour de l’humanité martyrisée par les puissants, mais aussi l’avertissement eschatologique : « Les gisants ne sont pas mort. Ils sont les corps de la patiente Apocalypse. L’éternité s’est arrêtée d’avancer. Le VIEUX-TEMPS jaloux lui a coupé les jambes. Les gisants sont éternellement immobiles. A l’intérieur d’eux, ça crie : ‘‘Père, pourquoi m’avez-vous abandonné ?’’ (…) … la soif est restée en eux. Elle s’appelle la soif du JUGEMENT DERNIER. »[20]
Celui qui brise l’Alliance
Orienté vers le Veau d’or, le président des ultra-riches est aussi le briseur en chef des liens qui font une société humaine : liens économiques et sociaux fondés sur l’équité et la solidarité, l’idéal d’égalité ; liens moraux, affermis par la confiance dans la justice et les services publics, police comprise.
Chez les prophètes bibliques, maudit est celui qui brise l’Alliance.
Jérémie : « Maudit soit l’homme qui n’écoute point les paroles de cette Alliance que j’ai prescrite à vos pères, le jour où je les ai fait sortir du pays d’Égypte, de la fournaise de fer. » [21]
Quant aux « malheur à vous ! » prononcés par le Christ, ce sont des déclarations prophétiques annonçant les calamités auxquels se vouent les malfaisants obstinés : « Mais, malheur à vous, riches, car vous avez votre consolation ! Malheur à vous qui êtes rassasiés, car vous aurez faim ! Malheur à vous qui riez maintenant, car vous serez dans le deuil et dans les larmes ! » [22]
Dans la Rome antique, la damnatio memoriae, condamnation à l’oubli éternel, était votée par le Sénat et annulait les honneurs de celui qui en faisait l’objet, souvent un tyran déchu pour « haute trahison ». L’anniversaire de sa naissance était scellé comme « jour néfaste », son nom était effacé par martelage des monuments publics, ses statues étaient renversées. Cette malédiction était une ignominia post mortem, une ignominie pour toujours. Après la mort de Caligula, le Sénat songea, selon Suétone[23], à abolir la mémoire de tous les Césars en détruisant leurs temples pour rétablir la république[24].
Ont été frappés de la damnatio memoriae, la malédiction mémorielle, les empereurs Néron, Commode, Héliogabale, Sévère…
D’Emmanuel Macron, quelle mémoire restera dans l’Histoire ? Ayant gouverné en tyran, réprimé férocement un peuple pacifique, menti sans vergogne, trahi l’exigence républicaine et l’espoir démocratique de toutes celles et ceux qui crurent qu’il était, en mai 2017, leur champion pour « faire barrage au fascisme », une constituante populaire ne gardera certainement du nom du roi des éborgneurs, au mieux, qu’une seule lettre : « M ».
« M », comme Macron ; « M », comme M le maudit[25]…
M le maudit qui se lamente : « Toujours, je dois aller par les rues, et toujours je sens qu’il y a quelqu’un derrière moi. Et c’est moi-même ! […] Quelquefois c’est pour moi comme si je courais moi-même derrière moi ! Je veux me fuir moi-même mais je n’y arrive pas ! Je ne peux pas m’échapper ! […] Quand je fais ça, je ne sais plus rien… Ensuite je me retrouve devant une affiche et je lis ce que j’ai fait, alors je me questionne : J’ai fait cela ? »
Schizophrénie de l’assassin, à propos duquel Fritz Lang expliquait : « Ainsi le film doit-il à certains instants faire l’effet d’un projecteur lumineux qui indique avec un maximum de précision ce sur quoi son cercle de lumière vient de se diriger : le grotesque de la psychose criminelle primitive par laquelle un assassin inconnu peut devenir un danger fatal à chaque enfant dans la rue... »
Ainsi, le livre doit-il diriger aussi son cercle de lumière sur le narcissisme pathologique du « en même temps » présidentiel, en tant que symptôme de la « personnalité sociale » de notre époque, un narcissisme qui seul permet de « réconcilier » avec lui-même « le sujet tragique, divisé par ses contradictions entre le désir et la faute, les pulsions et la culpabilité », la transgression et la normalité, comme le relève le psychanalyste Roland Gori[26]. « Sujet tragique, divisé… », schizoïde en bref…
Schizoïdie du « en même temps » d’Emmanuel Macron.
***
[1] Vincent Jauvert, Les Intouchables d’État. Bienvenue en Macronie, Paris, Robert Laffont, 2018 ; Laurent Mauduit, La Caste. Enquête sur cette haute fonction publique qui a pris le pouvoir, Paris, La Découverte, 2018 ; Les économistes atterrés, Macron, un mauvais tournant, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2018 ; Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Le Président des ultra-riches, Paris, La Découverte / Zones, 2019.
[2] Roland Gori, La Nudité du pouvoir. Comprendre le moment Macron, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2018 ; Démosthène, Le Code Jupiter. Philosophie de la ruse et de la démesure, Paris, Équateurs, 2018.
[3] Alain Deneault, La Médiocratie. Précédé de Politique de l’extrême centre et suivi de Gouvernance. Le management totalitaire, Québec, Lux, 2016.
[4] Mediapart, « Notre dossier : l’affaire Macron-Benalla » : www.mediapart.fr/journal/france/dossier/notre-dossier-l-affaire-macron-benalla
[5] www.leretourdecharlesx.fr
[6] José Cabanis, Charles X : roi ultra, Paris, Gallimard, coll. « Leurs figures », 1972.
[7] Laurent Mauduit, La Caste, Paris, La Découverte, 2019, pages 141 à 150.
[8] L’analyse la plus poussée de cet entretien est développée par Roland Gori, dans un chapitre crucial (« En même temps ou les deux corps du président ») de La Nudité du pouvoir. Comprendre le moment Macron, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2018, principalement aux pages 68 à 85.
[9] www.allianceroyale.fr/le-coming-out-monarchiste-demmanuel-macron. L’Alliance royale est une formation politique royaliste fondée en 2001. Ses membres « sont des citoyens français de bonne volonté désireux d’agir pour le bien de leur pays et considérant que la solution royale est la seule réponse possible à la profonde crise institutionnelle, politique, sociale et morale que traverse notre pays ».
[10] Maurice Sartre, Histoires grecques, Paris, Seuil, coll. L’Univers historique, 2006.
[11] Politique, Livre VIII, chapitre IX (page 460 de la traduction de Jules Barthélémy-Saint-Hilaire, Paris, Librairie philosophique de Ladrange, 1874, 3e édition).
[12] Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, Payot & Rivages, 2013 ; Giorgio Agamben, État d’exception. Homo sacer, II, 1, Paris, Seuil, 2003.
[13] Jérôme Houdeaux, « La France bascule dans l’état d’urgence permanent », Mediapart, 1er novembre 2017 : https://www.mediapart.fr/journal/france/011117/la-france-bascule-dans-letat-durgence-permanent
[14] Olivier Sanchez, « Quels contre-pouvoirs en Macronie ? », AOC, 18 mars 2018 : https://aoc.media/opinion/2019/03/18/contre-pouvoirs-macronie/
[15] L’absolutisme, ou monarchie absolue, est « un type de régime politique dans lequel le détenteur d’une puissance attachée à sa personne, concentre entre ses mains tous les pouvoirs, gouverne sans aucun contrôle » (Henri Morel, « Absolutisme », dans le Dictionnaire de philosophie politique, Paris, PUF, 1996). Le mot « absolutisme » a été utilisé longtemps après le système de pouvoir qu’il définit. C’est, en effet, pendant la Restauration que ce néologisme est créé.
[16] Juliette Sibon, « 1306, l’expulsion des juifs du Royaume de France », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, n° 16, Centre d’études médiévales d’Orléans, Auxerre, 2008 ; J. Sibon, Chasser les juifs pour régner, Paris, Perrin, 2016.
[17] Maurice Druon, Les Rois maudits (1955-1977), édition intégrale, Paris, Plon, 2018.
[18] Simonetta Cerrini, La Révolution des Templiers. Une histoire perdue du XIIe siècle, avec une préface d’Alain Demurger, Paris, Perrin, 2007.
[19] Maurice Druon, Les Rois maudits (1955-1977), édition intégrale, Paris, Plon, 2018, p. 67.
[20] Jeanne Champion, Les Gisants, Paris, Calmann-Lévy, 1977, en Livre de Poche, p. 54.
[21] Jérémie 11,2-4.
[22] Luc 6,24-25.
[23] Vie des douze Césars (publié entre 119 et 122 ap. J.-C.), Paris, Gallimard, coll. Folio, 1990.
[24] Jean-Marie Pailler et Robert Sablayrolles, « Damnatio memoriae : une vraie perpétuité ? », dans Pallas. Revue d’études antiques, Toulouse, Presses universitaire du Mirail, 1994, n° 40, pages 11 à 55.
[25] M le maudit, film de Fritz Lang (1931).
[26] Roland Gori, La Nudité du pouvoir. Comprendre le moment Macron, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2018, p. 91. Les pages 88 à 94 de ce livre très profond sont consacrées à l’analyse du « en même temps » macronien comme « symptôme ».