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Billet de blog 3 novembre 2009

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TROISIÈME FRAGMENT, OU LE MALENCONTREUX OUBLI

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Comment vous appeliez-vous, Madame ? ( Oh ! non ! non pas, Madame ! Mademoiselle ! Signorina !) Vos nom et prénom ( il suo nome e cognome), comme tant d’autres choses (mais aussi d’autres vies !), sont tombés dans l’oubli… Dans l’oubli le plus terne. Et personne tout autour, pour se remémorer quoi que ce soit, tout autour de moi. Personne ! Et pourtant…

Suffirait-il de se déplacer, de monter dans un train de nuit, dans un avion, et puis, de prendre – sur la place de la gare – l’un de ce car, l’un de ces autobus, si brûlants l’été ! (Brûlants ? Oh non ! Ils ne sont plus obsédants de chaleur, ces cars, ces autobus. Désormais ils sont rafraîchis par l’air conditionné.) Suffirait-il donc de se déplacer d’un Pays à l’autre, pour se rendre d’ici (de Paris) dans cette petite ville de province aux ruelles tortueuses et sombres (dans cet autre Pays), pour chercher à savoir ? Pour tenter de se renseigner à ce sujet, et l’obtenir, la réponse, à ma question ? Je ne cherche plus rien. Rien d’autre qu’un prénom, apposé à son nom… Le nom et le prénom qui vous signifiaient, Mademoiselle. Vous qui fûtes professeur de dessin dans les classes de cette école, pour ainsi dire, de « passage », et que l’on appelait, pour cela, Scuola Media, Ecole, pour ainsi dire, « moyenne », car elle était, elle se situait parmi, mieux : entre, l’école primaire (la Scuola elementare), et puis les autres… différentes… diverses… où on poursuivait des études à l’époque violemment, et même cruellement différentes entre elles, selon la classe sociale à laquelle on appartenait. Des études qui menaient à différents aboutissements de la vie. De l’existence.


Vous fûtes mon professeur de dessin, Mademoiselle. (Mais comment vous appeliez-vous ? ) Oui. Lorsque je pense à vous, la première image qui me traverse l’esprit, et les yeux de l’esprit, c’est cet avancer particulier, que vous aviez : d’un pas triomphal, le long du Corso, à savoir tout le long de l’étroite rue principale, qui traversait , en tournoyant, cette absurde petite ville de province. Une ville de morts-rieurs. Mais aussi la ville de la Mort. (Il paraît qu’elle a beaucoup changé, depuis. Qu’elle abrite des vivants, actuellement. Mais des vivants qui vivent quelle vie ? Et comment ? À quel prix ?)

Au prix de l’oubli, bien sûr. D’un ABSOLU oubli. À un tel point que – lorsque l’on voudrait essayer, tenter de revenir, de les ramener au passé, à leur (à notre ?) passé – ces soi-disant « vivants » ne se souviennent plus de rien. Certes. Ils ne se souviennent plus de rien de rien. Et toi, tu es là – imbécile ! – à demander, à quémander, un nom et un prénom ! Toi, tu te laisses aller à la recherche ( idiote !) du prénom et du nom de cette ancienne prof de dessin qui, pourtant avançait (savait-elle avancer ?) d’un pas triomphal (triomphal ou triomphant ?), dans ses jupes si courtes, avec ses yeux si brillants, et souriant d’un sourire si radieux. Mais souriant à qui ? À quoi ? À qui, à quoi souriait-elle donc, dans toute la candeur de sa remarquable dentition ? Elle qui avait été empoignée et emportée par la déraison, lorsqu’elle avait vu (vu, ou su ?) son propre frère saisi par l’ennemi et – sous ses propres yeux ? –mis à mort. (C’est tout au moins ce que l’on disait d’elle, ce que l’on contait, dans la petite ville, qui la respectait beaucoup.) (Ce qui était tout de même étrange (étrange, ce respect) dans cette horrible petite ville de province qui se gaussait de tout. Dans ce Pays pourri.)

Je me souviens de vous, Mademoiselle, dans le tohu-bohu de notre classe (nous étions à peine sorties de l’école primaire), pendant que je m’entêtais à gommer sans cesse, en m’efforçant vainement de ne pas trop le salir, mon dessin « géométrique ». (Car à l’époque, à l’heure du dessin, on exécutait deux genres de dessin : l’un, qu’on appelait « géométrique ». L’autre qu’on disait « libre ».) Or, ma bête noire était, naturellement,le dessin géométrique. Et je me souviens aussi qu’on me soufflait de tous les côtés (dans cet immense, incessant tohu-bohu), de me rendre auprès d’elle, de la prof, et de lui tendre mon papier, car, sans savoir, sans comprendre, sans saisir le fond de la chose en son absurdité, en tout son ridicule, elle vous le ferait en entier, votre dessin, oubliant tout de suite que c’était elle, et non pas vous qui l’aviez fait.


Or, moi, je m’entêtais à ne pas les écouter, ces rires de gamines qui m’entouraient. Je ne saurais pas dire pourquoi. C’était parce que je vous aimais, Mademoiselle, dans votre extrême étrangeté ? C’était parce que – à la maison, chez nous – on respectait à l’extrême tout ce qui était étrange, dans la vie ? C’était parce que j’aimais beaucoup m’appliquer à dessiner (à dessiner des dessins « libres » !), que maman gardait dans le premier tiroir de la commode, avec mes écrits ? (Je me souviens de la tête d’un chien-loup, et de Topolino…) Et je me souviens aussi que, lorsque mon cousin Zac (qui était dessinateur de métier, et qui à ce moment-là frisait la gloire avec les aventures de son chat : il nero gatto Filippo), lorsque donc Zac venait à la maison, maman les lui montrait, mes dessins « libres ». Et Zac me caressait la tête, et me disait que, lorsque je terminerais mes classes, il me prendrait avec lui, dans son atelier, et que l’on dessinerait ensemble des B.D.


Mais revenons à nous. À vous et à moi, Mademoiselle. Une fois (je m’en souviens parfaitement) maman décida que nous nous rendrions chez vous, afin de vous demander de bien vouloir me donner de cours de dessin. Il y avait bien d’autres profs de dessins, dans cette petite ville, mais c’est à vous que maman voulait s’adresser, car on disait de vous que vous étiez une artiste ! Aussi, maman m’habilla le plus élégamment possible, et l’on chemina vers votre petite maison, qui (si je ne me trompe pas) se dressait un peu à l’écart de la ville. (C’était bien ça ?) Moi, j’avais le coeur qui pulsait, qui pulsait. À ne plus en pouvoir. Maman sonna à votre porte, et l’on attendit. Mais personne ne vint nous ouvrir.


Aujourd’hui, après toutes ces années, après ces décennies noires, je me questionne : qu’aurait été ma vie, mon existence, si je vous avais côtoyée de si près, Mademoiselle ? Que m’auriez-vous appris ? Vous m’auriez appris, certes, bien de choses quant aux dessins. Quant aux vivants aussi ?
(août 2009)

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