« J’ai joué… (silence) Ah la pièce qui m’a bien plu c’est celle de Fujima [...] « Le tambourin du soir ». C’était le bon temps […] Oui. Je me suicidais et je revenais comme fantôme (rires). »
(Michel, s’exprimant devant la caméra de Nicolas Philibert.) ·
« Go, ghost of us »
(Sylvia Plath )
Quand j’ai entendu, dans une vidéo diffusée par Mediapart, Dominique Weil, prêtre-ouvrier et ancien détenu innocenté, parler du suicide en prison, comme de « l’ultime droit » restant à certains détenus, je me suis dit : « Oui, c’est bien ça ! ». Car on peut absolument se retrouver dans cette parole, et dans ce vif sentiment d’injustice, face à tout enfermement, à toute humiliation.
Et – à mes yeux –, il a touché également au coeur crucial du problème même là où, s’adressant à l’ancien Garde des Sceaux, Robert Badinter, il le prend à témoin de ce réel carcéral insoutenable, qui nous a été si violemment et si minutieusement conté – dans son essence meurtrière, et accoucheuse de crimes et criminels – par Laurent Jacqua, dans « La guillotine carcérale ».
Laurent Jacqua, qui dit avoir bien perçu – dans son séjour carcéral – quand, c’est-à-dire, à partir de quel moment (en révolte contre les graves injustices subies – si jeune encore !– dont il nous rend témoins, en révolte contre l’absolu manque d’écoute de la police, et en passe de devenir le souffre-douleur méprisé des autres détenus, s’il ne se révoltait pas), à partir de quel moment, donc, il était devenu ce qu’il nommera, de par sa propre plume, un « bandit ».
Car, s’il est vrai qu’on ne revient pas, qu’on ne revient plus jamais, sur cette Terre, après un acte suicidaire réussi (comme l’on dit) – un acte qui, dans les temps passés, fut nommé « le mur de la honte », ou bien, et encore « le crime », ou « l’homicide contre soi-même » –, il est également vrai que le condamné à l’emprisonnement à vie ne veut pas (ne peut-il pas ?) endurer humiliations et incarcérations, au cours de toutes ces longues années d’une vie qui ( à ses seuls yeux ?) n’est plus qu’une mort lente, une lente agonie, se prolongeant, parfois, tout le long d’un parcours existentiel.
Dans beaucoup de Médias, on a cru bon, à propos des suicides dernièrement survenus en prison (tout comme à propos des ceux qui se sont succédé inexorablement à France Télécom, « Une mode ! », aux dires de leur PDG ), de les renvoyer tout simplement, à des « chaînes mimétiques ». (Bien que – peut-être – il y ait, aussi, de cela. Une forme, une manière de se donner courage, dans sa solitude, elle aussi, existentielle.)
Sans doute, parce que, de nos jours (sous la dictée des Médias, ou sous les injonctions rusées du gouvernement ?), s’ouvre de plus en plus un passage, ce sentiment où prime une sorte de nécessité, qui oblige à poser son regard, et à ne défendre que les victimes les plus voyantes. Cela, sans plus chercher à creuser, dans les profondeurs et les arcanes de la psyché humaine.
Or, « chaînes mimétiques » ou pas, lorsqu’un suicide ou une tentative de suicide s’avèrent, presque toutes les âmes bien pensantes contemporaines ne manqueront pas de se hâter d’affirmer, haut et fort, qu’il s’agit assurément d’humains à la « fragilité psychique ». Et, tout de suite, de réclamer l’envoi et l’inéluctable présence de psys, afin qu’ils fassent pleine lumière, et apportent du soulagement, à ceux qui demeurent dans de si épaisses ténèbres. (Même si l’on peut repérer des suicidés également parmi ces psys. Mais, comme le proclame le dicton : « l’exception ne fait que confirmer la règle »…) (« Elle n’est pas belle, la vie ? » )
Oui… S’agirait-il donc d’une forme de « fragilité psychique », comme on ne cesse pas de se le répéter, dans ces temps où le couple Maladie /Santé a exécuté – comme jamais par le passé – son entrée glorieuse, avançant tout le long de chemins et d’entrelacements de ces mêmes chemins, dans notre vie terrestre ? Un couple quelque peu monstrueux (au sens ancien du terme), une sorte de couple siamois, nourri d’une science médicale qui, indubitablement, a fait d’immenses, inespérés progrès.
Et cela, bien que Mère Nature Omnipotente semble parfois se moquer rudement d’elle (de cette même science), tout comme de ses indéniables progrès, en détruisant aveuglement, sauvagement, à son passage, toutes choses alentour ; en écartelant tous ces fragiles navires colportant des humains, qu’on s’efforce pourtant (vainement ?) de fortifier, et de sauver de la débâcle. En d’autres termes, en faisant secrètement jaillir d’imprévues, inattendues formes de Destruction et de Mort, ou de nouvelles maladies mortifères, au fur et à mesure qu’on apprend à dompter, et à domestiquer les anciennes. Or – à nos yeux – tout cela ne peut ne pas nous interroger profondément.
Le suicide… Mais qu’est-ce ? À quoi est-il dû ? Et y aurait-il une seule cause de suicide, pour tout un chacun, au cours de tous ces temps (des siècles et des siècles) qui nous ont précédés, et en tous lieux ?
S’agirait-il de l’une des multiples formes que la « maladie mentale » revêtirait en notre for intérieur (comme pourtant beaucoup l’affirment), dont nous serions infestés, et qu’il incomberait de « prévenir » et de « soigner », à l’aide de ces humains autres, non-suicidaires, sains de corps et d’esprit (comme l’on dirait pudiquement de nos jours), et qui sont proclamés (qui s’autoproclament ?) « spécialistes » en la matière ? À savoir, « spécialistes » dans le « traitement de la souffrance » ? Et cela, de tous bords ?
Au dire de Sylvie Zucca,· dans son beau, si limpide texte, paru également dans Mediapart, qui vise à faire se refermer la blessure ouverte, la plaie béante de douleur, il paraîtrait que non. Ou mieux : pas dans tous les cas. Les facettes de la vie étant multiples.
Il n’est pas loin, pourtant, le temps où, dans la non lointaine Italie (le pays de La Dolce Vita !), s’érigeait – Souveraine et Intouchable – la terrible emprise de l’église catholique. Oui. Une emprise qu’on pourrait même targuer de « blasphématoire » envers et contre l’essence même de ce qui fonde la vie même, l’existence terrestre des humains.
Des humains – à ses yeux, aux yeux de cette église – depuis toujours ténébreusement et ontologiquement coupables, ayant commis, dans le jardin d’Eden, la grave, impardonnable Faute de Désobéissance vis-à-vis de leur dieu, et, qui plus est, d’avoir depuis perpétré le meurtre même du fils de ce dieu, accouru pourtant sur la Terre pour leur apporter le salut.·
Plus précisément encore, il n’est pas loin (oh non !), il n’est pas loin le temps où, cette même église romaine, régentée par (le bientôt béatifié ?) Pie XII, ordonnait (en Italie, tout au moins) que le cadavre du « suicidé » (étymologiquement, celui qui tue soi-même), c’est-à-dire le cadavre de l’être ayant choisi de sortir (pour des raisons qui lui étaient propres), d’une vie qui du reste inéluctablement le conduira à la mort, ce cadavre (répétons-le) était rejeté hors, loin, de la silencieuse et ombreuse Cité des Morts.
À ce moment-là, en effet, cet humain suicidé était – par le Pouvoir de ces hommes, s’agitant hypocritement dans leurs soutanes noires – interdit de tombeau, interdit de sépulture, à l’intérieur de l’enceinte de cimetières, considérés et nommés comme étant leur « terre consacrée », et appartenant donc, et de plein droit, aux rites funèbres et funéraires de leur propre, singulière croyance.
Et cela, bien que de tout temps et à jamais, on ait pris – prudemment, opportunément – en compte, dans ces procédures de bannissement, la classe sociale à laquelle ces suicidés avaient appartenu, et continuaient d’appartenir, même après leur mort, en en occultant le suicide, lorsqu’il le fallait, afin de protéger sa classe, sa famille, dérogeant donc à la règle du jeu.
Aujourd’hui encore (n’est-ce pas ?), en Italie toujours, de la « chaire de Pierre », on s’acharne à clamer haut et fort ce sacro-saint Pouvoir, qui voudrait – à tout prix – briser le libre choix, le libre-arbitre des humains, en élisant ses « hôtes », ou mieux encore, et pour parler leur impayable langage, leurs « brebis », même décédées, s’acharnant à persévérer, de la sorte, dans leurs diktats au souffle mortifère.
Et il suffit de remémorer le récent veto que Benoît XVI (pourtant si mordu de musique mozartienne) a émis aux obsèques et à la sépulture religieuses de Piergiorgio Welby qui, comme l’on sait, ne mourut pas suicidé, mais euthanasié.
Naturellement tout cela revient au même, aux vues, et au regard démagogue de la sainte église romaine. Car, depuis son premier concile de Braga (qui remonte au VI e siècle), et dans son catéchisme, tout humain jugé raisonnable et raisonnant, commettrait (en recherchant la mort), un péché grave, un péché nommé mortel, parce qu’effectué contre les trois Vertus Théologales que Rome imposa et impose, et qu’elle voudrait imposer (et pas qu’à l’intérieur de l’enceinte de ses fidèles), et qui sont : la Foi (en Dieu), l’Espérance, et la Charité.
Un péché mortel (oui !), puisqu’il énoncerait l’ignominieux refus du « don » de la vie, qui aurait été accordé par Dieu le Père à tout être humain. Un être humain qui – par ce même refus, surtout lorsque celui-ci lui est dicté par le désespoir – ne peut que se dresser contre la toute-puissance, et l’amour dont la divinité elle-même l’englobe.·
Or, aux yeux de l’église catholique, seulement des « fous » (mais sauraient-ils garder, ces « fous », en leur tréfonds, l’étincelle divine de leur créateur ?), seuls les fous, donc, et les victimes d’un « grand chagrin », bien qu’ayant accompli cet acte répréhensible, seraient exemptés de l’ignominie, et donc de la punition – divine et humaine – d’une semblable Faute.
Et, comme aux temps jadis l’on s’interrogeait sur le sexe des anges, aujourd’hui – sur les écrans des ordinateurs – l’on ne manque pas de s’interroger sur le sort réservé, dans l’au-delà, aux suicidés, questionnant par ces mots l’Autorité suprême : « Un suicidé peut aller au Ciel ? ». Et celle-ci, cette Autorité suprême, dans un souci hautement pédagogique, de répondre, afin de rassurer toutes possibilités de malentendu, ou d’une trop grande épouvante : « Lorsque des troubles psychologiques graves, l’angoisse ou la crainte grave de l’épreuve, de la souffrance ou de la torture sont en cause, la responsabilité du suicidaire est diminuée. » (CEC 2282)
Certes, dans les interprétations de leurs textes sacrés, effectuées par des religieux d’autres croyances recelant en leur sein des positionnements fondamentalistes, alors que ces positionnements éclatent au grand jour, jugements et condamnations semblent, de nos jours, cheminer tout au long d’autres chemins. Surtout lorsque le croyant (souvent jeune, et même très jeune) offre à ce qu’on ne peut pas ne pas appeler « la cruauté » de son dieu, sa propre existence, tout en précipitant, dans sa chute sanglante vers la mort, d’autres victimes, le plus souvent innocentes.
Dans des cas semblables, la mort, que ce fidèle se donne et donne, ne sera pas appelée « suicide »( bien qu’il y ait tuerie), mais elle sera auréolée du nom de « martyre », lui préparant, et lui ouvrant grandes les voies qui mènent au Paradis céleste.
Or, il ne faut pas oublier que, en d’autres espaces de vie, en d’autres moments du déroulement des civilisations humaines, à l’abri d’autres consciences, le suicide a été entendu, et s’est déployé autrement.
Ne disait-il pas, Marc Aurèle, l’empereur sage de la pourtant si dominatrice et si esclavagiste Rome antique : « Si toute liberté ne t’es point laissée, sors alors de la vie [...] », ajoutant même, « […] le fait d’être prêt [à mourir] doit provenir d’un jugement naturel et non, comme chez les chrétiens, par fanatisme » ?
Mais revenons à ce qui a été notre premier questionnement : serait-ce, le suicide, en tout moment et en tout lieu (comme sembleraient le croire et l’affirmer, de plus en plus, la plupart de nos contemporains) un signe, un symptôme de « fragilité », d’une psyché nécessiteuse, donc, de par elle-même, d’un apport (d’un support ?) clinique et médicale ?
Ce questionnement surgit inéluctablement lorsqu’on s’obstine à ne pas vouloir se risquer à trop remettre en cause, à trop remettre en question, ni à trop interroger, les conditions mêmes de vie, d’existence (de survie psychologique, ou physique ?), dans lesquelles, ou au cours desquelles, (si spécifiquement au sein de cette monstrueuse société à nous contemporaine), l’acte de suicide s’ouvre âprement (souvent tacitement, et secrètement), un chemin, ensanglantant le cœur des humains.
D’ailleurs, l’acte suicidaire paraîtrait ne plus appartenir à la seule spécificité du genre humain, sur cette planète, aux allures réellement folles.
On n’a pas vu, en effet, dernièrement, on n’a pas buté contre la vue (quelque peu effrayante) d’entières colonies de baleines, ou de dauphins, gisant morts sur nos plages infectées ? Et l’on n’a pas émis, à l’occasion de ces événements si étranges, l’hypothèse de troublants suicides collectifs, sans pourtant arriver à en éclaircir – à ma connaissance, tout au moins – la cause, le mystère ?
Néanmoins, et pour revenir à un domaine plus strictement humain : combien d’artistes, combien de penseurs, choisirent de se livrer librement à la mort ! Ou, comme l’on aimait dire par le passé, sombrèrent dans ce qui fut nommé, plus particulièrement en Angleterre, le spleen ! Le taedium vitae…
Combien de suicidés, parmi cette population à la sensibilité rare, qui préférèrent échanger leur vie terrestre avec la mort ! Eux aussi, non pas par une quelconque « fragilité psychique » besogneuse/désireuse d’un également quelconque « accompagnement psychologique », mais parce qu’ils recelaient en eux, dans leur psyché, une sorte de surplus de vie, ou mieux encore, et peut-être, un surplus de désir de vie, qu’on découvre et retrouve également dans la parole de beaucoup de suicidés.
Un désir de vie frustré ? saccagé, sans aucun doute ? le désir d’une vie, qui leur paraît, qu’ils estiment, ou qui, dans le réel, se déclare à leurs yeux, à leurs cœurs égarés, comme étant d’une nature, pour ainsi dire, donquichottesque ? irréalisable, donc, parmi leurs semblables ? sur cette même Terre ? Il a été dit Homo homini lupus. « L’homme est un loup pour l’homme. » Serait-ce vrai ?
Et cela bien que l’on puisse affirmer, avec quelque certitude, qu’il s’agit à jamais d’un extrême (rebelle ?) désir de vie, qui clame, et pousse ces humains à se révolter violemment contre leurs conditions d’existence, et à préférer cheminer (sans crainte ?) au-delà de ce difficile passage nous reliant à l’inconnu. Au grand néant. Au mystère même, qui étreint si vivement (oui !) la vie à la mort.
Mais, pour ne pas trop nous appesantir sur ce sujet, laissons la parole à l’un de ces suicidés. À Gille Deleuze qui, dans un texte, rappelle (je cite de mémoire), que la mort ne nous attend pas au bout du chemin, mais qu’elle nous accompagne inlassablement, marchant à nos côtés, toute notre vie durant. Et, par conséquent, qu’elle vit (et meurt) avec nous. En nous. Dans le tréfonds de notre corps (il est vrai), mais également dans la corporéité de notre propre psyché de Terriens, existants dans l‘immensité stellaire de l’Univers.
· Dans le film « La moindre des choses », tourné à la clinique de La Borde, au cours de l’été 1995.
· Auteure de « Je vous salis ma rue », Stock, 2007.
· Un meurtre qui, pourtant, a été perçu, par certains chercheurs, comme un véritable suicide sacrificiel, effectué sur la planète, afin de libérer l’humanité entière de sa Faute originelle. (Cf. Georges Minois « Histoire du suicide », Fayard, 1995.)
· Cf. la première encyclique de Benoît XVI « Deus est Amor ». (2006)