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Billet de blog 2 juillet 2023

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L’Empirée. Épisode 1

« Le Royaume s’étendait entre Istanbul, Stockholm, Porto et Dublin. Le Roi conduit au pouvoir par l’orchestration de la peur y régnait en maître absolu, lançant sa redoutable police à la poursuite des dissidents et des esprits libres. C’est l’histoire de son ascension et de sa chute que je vais vous conter ». Je vous offre la lecture de ma novella « L'empirée » en douze chapitres, douze semaines.

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Le Royaume s’étendait entre Istanbul, Stockholm, Porto et Dublin. Le Roi conduit au pouvoir par l’orchestration de la peur y régnait en maître absolu, lançant sa redoutable police à la poursuite des dissidents et des esprits libres. C’est l’histoire de son ascension et de sa chute que je vais vous conter, moi, le chroniqueur autrefois si proche du Souverain, aujourd’hui honni et dans une fuite éperdue. 

1

Une fuite vers le cœur à travers les paysages enfumés, à travers la ruine des sentiments et de la raison, à travers les mots affichés sur les murs du silence de la Monochromie monarchique. Un pas devant l’autre, je déserte le monde des apparences et du mensonge. Une fuite radicale. Quel est ce grand corps qui s’agite, se dresse, capture le réel et danse dans un cri sans fin ?

            Je joue dans le vide de la pensée jusqu’à la fatigue de l’âme et des sens, jusqu’à l’abolition de tout ordre qui ne serait pas intérieur, le doute au loin. Je veux nager dans la lenteur, me laisser étourdir par les vagues, aller au zénith et revenir épuisé dans l’or des sables, grain parmi les grains, invisible, échappant aux brigades roses lancées à mes trousses.

Je veux contempler le ciel à l’envers, comme un félin. La falaise retournée devint une brindille sur mon œil. L’engloutissement dans l’être infini est l’expérience sexuelle ultime, une pénétration sans traces. L’expérience que tente le mystique, le poète et que réussit le fou dans l’incessant cliquetis de sa mécanique intérieure. Une mécanique céleste qui, une fois mise en branle, agit par elle-même, sans référence au passé. Dans ce mouvement perpétuel, les paysages se transforment dans ma fuite immobile. Je pense aux toiles de l’Opéra du Palais Versatilia, lieu de résidence du Souverain et de sa cour. C’est une fantasmagorie musicale qui fait entendre à l’oreille sensible le son primordial, la vibration originelle traduite immédiatement par les chants d’oiseaux et les battements d’ailes des monarques qui, au Mexique, font ployer les branches des arbres sous leur poids, mais c’est d’un autre Monarque que je vais vous parler, un monarque sans ailes et sans liberté. Il ne migre pas. Il s’accroche férocement à l’âme des êtres qui l’entourent. Il s’en repait. De sa trompe fluorescente, il darde le cœur des innocents.

            L’âme, dit-on a l’évidence de 21 grammes. Treize papillons valent un corps qui s’alourdit avec le temps. Il ne vole plus. Il ne parcourt plus le ciel. Lourd de ses rêves et de ses insatisfactions, il se terre dans un abîme de peur. Il retourne à la terre, aux éléments, atome parmi les atomes, il pèse alors le poids du monde.

            Je déserte les bruissements du vent à travers le feuillage doré d’un bouleau sous lequel je me suis endormi. L’insurrection surgit de partout. Les brigades roses dans un dernier sursaut tentent de me capturer. Elles regardent au fond des ravins, elles sondent le lit des rivières, elles me cherchent parmi les nuages. Leur mission, ramener ma tête au Roi. Mais le Roi, en cet instant, où est-il ? Dans une tempête absolue qui fait voler les camions dans les arbres, arrache les toits. Le souverain protecteur du bon peuple, prêt à tout pour sauver son rêve absurde. Seule la vocifération usuelle est à bannir. Silence et solitude, avec le monde de tout ce qui échappe au langage.

            Le langage de mon corps m’apparait, suave et doux, il coule comme une langue sur une autre langue.  Le flux et le reflux du sang, les fleuves des artères, les rivières des vaisseaux et de la lymphe dans l’arborescence flamboyante des nerfs. Ma propre musique intérieure m’accompagne jusqu’à la porte du silence. Il n’y a plus de solitude. Les pierres sont des compagnes, les brins d’herbe, les feuilles, les serpents invisibles et les libellules participent à ce que je suis. Un élément parmi d’autres. Presque invisible aux yeux exercés des brigades roses dont j’aperçois les silhouettes au loin. Leurs chiens cherchent de l’humain, je suis un élément. La pierre pourtant a une odeur.

            Dans ma fuite surgissent des fragments de ce que fut la Royauté puis l’Empire du Milieu, situé entre les mers et les océans. Les visages goyesques des ambitions tissées dans le sillage royal, la Monochromie installée subtilement. Les ors et les reflets du Palais Versatilia, dans la banlieue de Vienne, entouré d’étendues d’eau et de fontaines aux chants magiques alors qu’à l’intérieur se jouait la fin d’un monde, la crucifixion de la liberté. J’ai navigué dans les abysses du Royaume puis de l’Empire, comme dans l’esprit du Roi. J’ai vu ses falaises d’obsidienne, ses lacs de terreur, ses divertissements effrayants, ses aspérités tranchantes, son orgueil démesuré, son intelligence entrecoupée de crises d’hystérie.

            Le Roi se disait de noble descendance. Il évoquait l’Aragon, le Piémont, les couronnes des anciens états, de la Suède à la Belgique, l’Autriche et même parfois l’Angleterre. Son accent léger ne venait de nulle part. Il en changeait parfois et esquivait toute question sur ses origines en décrivant les divers palais dans lesquels il avait résidé étant enfant. Il se promenait dans les allées du Prater avec ses maîtres en fourberie. Le Roi était de partout et d’ailleurs, toujours fuyant. Le bleu regard qui ment. Lui, l’instigateur de la Monochromie, aussi grise que son âme.

            Une fée, la Reine des Diablesse rouges, avait fait placer, sur sa table de chevet, par l’une de ses trois assistantes, mon premier roman, « Le théorème d’Almodovar » qui devait servir d’appât. Elle savait que le futur empereur ne résisterait pas à une rencontre. Ses pouvoirs lui permettaient de traverser l’ombre, les ténèbres, le chaos, sans jamais se départir de sa fulgurance. La Reine des Diablesses rouges était ma sœur, celle par qui l’effondrement se produirait.

            Que dire de cette première rencontre ? Le Roi manquait cruellement de soutien dans le monde l’art et de la littérature. Il était avide de redorer son blason et cherchait désespérément qui, ici ou là, pourrait faire partie de son cercle rapproché. Je fus donc convié à me rendre à Versatilia, le palais grandiose qui siégeait au centre de l’Europe, centre de l’univers.

            Le Roi de taille minuscule chaussait des bottines qui rehaussaient sa maigre stature de vingt-trois centimètres. Son corps était presque transparent, son visage diaphane et cachectique. Seuls ses grands yeux bleus lui donnaient de la couleur. On voyait l’ossature du crâne, on soupçonnait la sécheresse de cœur sous l’habileté du langage. Le Roi avait eu les meilleurs précepteurs, il avait étudié le latin et le grec, il touchait à la viole de gambe, aficionados de la musique baroque mais aussi du rock le plus ringard. Il aimait à rappeler qu’on parlait trente-cinq langues au Palais, dont l’esperanto et le latin et qu’il recrutait ses Ministrelles dans tout l’empire futur.

            Il m’offrit du champagne, me complimenta sur mon éloge « poétique » de la sodomie, ce sont ses mots, et me posa mille questions sur ma vie, sur mon vrai visage, sur l’invention de mes origines et mon sens aigu du secret et de la solitude. Il était presque étonné que j’aie répondu à son invitation. Il ne soupçonnait pas mon dessin anarchiste.

Le Roi cherchait un confident, un conseiller, un chroniqueur de son ascension fulgurante. Il me dirait tout, j’aurais la liberté de m’exprimer en tête à tête avec lui mais pas en public. Il aimait les palmiers et les pivoines mais se lamentait de leur vie éphémère. Il aurait aimé des pivoines éternelles. Il avait fait placer des palmiers en bordure de toutes les allées, au bord des fontaines et des lacs ce qui donnait à Versatilia une aura méditerranéenne au centre de l’Europe.

            Lorsque je l’ai connu, il n’était pas encore Empereur. Mais de glissements en glissements, il avait fait modifier la constitution pour être élu à vie. Une âme qui se pensait royale ne pouvait s’arrêter là. L’indifférence du peuple jugulé par la peur depuis de nombreuses années ne créait pas la moindre résistance à son ascension.

Il se voulait chaleureux mais son regard fixe était inquiétant. Le champagne bruissait dans nos coupes, servi par un éphèbe ganté de blanc. Les valets, les Ministrelles, le personnel et les gardes étaient tous vêtus de gris. Seuls les nobles portaient couleurs.

Le Roi, très ému et un peu grandiloquent ne put résister à me citer un passage de mon roman qu’il avait aimé. Il rougit légèrement tant cette passion pour un transsexuel le touchait. Elle faisait remonter de tendres mémoires.

« J’ai pénétré dans la douce souplesse de son cul qui enfouissait mon membre, je me perdais en elle, nous ne quittions pas des yeux. Il y avait une solennité joyeuse. Un étonnement. Une innocence. C’est lorsque, à son tour, elle me pénètre, que je sens l’incroyable danse, la beauté animale de cette offrande, l’étonnement dans ce qu’il y a de plus intense. Le sentiment d’invasion heureuse, par le fait que Lisa me tienne à la pointe de sa bite comme un corsaire tient sa victime empalée sur son sabre et la regarde mourir. L’intensité est différente, plus fondamentale, touchant des zones émotionnelles très anciennes, aussi anciennes que l’homme. La beauté de la sauvagerie est présente bien que Lisa soit douce dans ses mouvements. Par éclats, je sens ma peur, ma résistance, mon anus qui se resserre autour de son gland. La crainte aussi qu’elle ne sorte, laisse mon cul ouvert sur la nuit. Je l’attrape par les fesses pour qu’elle ne m’abandonne pas, je la pousse en moi. Son rythme s’accélère. Le plaisir m’envahit, enfin j’abandonne ma chair, mes viscères, mes artères et mes organes, le flux de mon sang, mes nerfs et mes muscles à la joie brute, sans décor.  J’ai eu l’impression que mes organes sortaient de moi et se mettaient à danser. Je fais l’expérience de la légèreté intérieure. Cette légèreté des sentiments, des émotions et des sens. L’air est plus fin, ses atomes assouplis ont la douceur des têtards, la nuit est un vaste réservoir de têtards qui frémissent. »

Le Roi fait une pause, les yeux levés au ciel. « Ah, Antoni, quelle beauté, quelle subtilité. Personne ne parle du cul comme vous le faites. Quelle merveille ! » Nous vidons la première bouteille de Champagne, aussitôt l’éphèbe en apporte une autre accompagnée de minces filets d’ortolans sur toasts de foie gras, un délice.

Le Monarque faisait une fixation sur le Roi-Soleil, je lui proposai aussitôt d’incarner le Roi-Lune, cette idée l’enchanta.

Il parlait vite, dévoré par l’ambition : « Je veux que ma gloire soit éternelle et j’ai besoin d’un historiographe de grand talent. Une couronne de mots qui me fera miroiter au firmament de tous les monarques que la terre a porté depuis la plus haute antiquité. Je vous nomme donc historiographe du Roi avec tous les avantages de la charge. Vous résiderez au palais, proche de moi. Vous aurez accès à toutes les réunions secrètes, à toutes les fêtes, à tous les corps que vous pourriez désirer. Je me confierai à vous. Vous pourrez me poser toutes les questions, me dire sincèrement, sans crainte de châtiment, le fond de votre pensée et de votre cœur. Vous serez mon ombre et ma lumière ! Vous serez mon Hérodote, chargé de créer le vrai dans le faux ou l’inverse tant ces deux concepts doivent se fondre en mon désir. Dans une absolue fidélité, vous entrerez dans les labyrinthes du pouvoir et vous chanterez ses parois de verre et de diamant ! »

            Je m’assurai de ma liberté. Il me mit en garde. Me rappela son pouvoir absolu. Il pouvait me porter au firmament ou me faire disparaître de la mémoire des hommes. Nous avions, avec la musique, trouvé un terrain d’entente. Il me proposa la direction de l’Opéra de Versatilia comme gage de sa confiance. Il voulait des opéras oubliés ou peu joués, que tous les souverains d’Europe viennent festoyer et me confia aussitôt l’organisation de ces cérémonies qu’il voulait grandioses. En mon for intérieur, je chantai les louanges de la Reine des Diablesses rouges qui voyait les âmes dans leur lumière et leur obscurité.

            Le Roi, légèrement éméché, m’exposa une partie de son programme politique : La Monochromie était sa grande idée, pas un bleu lumineux et spatial, pas un bleu Klein, mais un gris qui happerait les âmes. Il avait fait dessiner par Vincenzo, l’un de ses amants et grand couturier milanais, une combinaison dont le port obligatoire servait à assujettir le peuple. Il avait exigé un rabat sur le cul pour faciliter la pénétration. Il voulait ses vassaux gris et masqués, cheveux courts, sans maquillage et sans ornements, identiques, les seins des femmes bandés pour qu’ils n’apparaissent pas et les yeux dissimulés derrière de verres gris afin que tous les regards se tournent vers Lui et vers la cour, étincelante dans ses vêtements plus colorés que l’arc-en-ciel.

            Le Roi m’octroya le droit de porter couleur. Je choisis le bleu nuit. Il me nomma aussitôt son « Grand Nocturne », ce sera mon titre de noblesse à la cour. Il m’offrit de résider à Versatilia. J’aurais vue sur les jardins et les lacs, un accès libre à la bibliothèque royale extrêmement riche et le loisir d’engager musiciens et troubadours, de former un chœur qui chanterait les textes écrits à la gloire du souverain. Le Roi me permit de m’aventurer dans les espaces musicaux du vingtième et du vingt et unième siècle. Une position unique voulue par la Reine des Diablesses rouges.

            En avait-il entendu parler ? Il parut gêné par la question. Il créa une diversion en déclarant qu’il avait ordonné de repeindre les immeubles de toutes les villes du royaume en gris et se réjouissait que les routes soient déjà de belles couleurs d’asphalte. Il lui arrivait de rire hystériquement. Puis après avoir vidé une autre coupe, il m’assura avec une lueur de crainte dans le regard et un léger frémissement des lèvres que sa police et le Cardinal chargé de l’inquisition étaient sur la trace des dissidentes et que ces groupuscules ne sauraient entraver l’éclosion de sa gloire universelle. »

« Quelques femmes nues, peintes en rouge, des terroristes dont nous viendrons à bout, » m’assura-t-il.

J’objectais qu’elles dansaient dans l’imaginaire populaire. Il prédit qu’il n’y aurait plus d’imaginaire et que la danse et toutes les réjouissances seraient bientôt interdites. Puis, non sans humour, il m’autorisa à porter des gants rouges pour satisfaire mes impulsions révolutionnaires. Bleu-nuit et rouge. L’espace infini et le sang du cœur, ses palpitations qu’il voulait éteindre, sa révolution !

à suivre...

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