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Des machinistes installaient les caméras, les micros, la lumière dans le grand salon du Palais Versatilia. Le trône vide. Quelques courtisans veillaient au bon déroulement des opérations. Une table dorée devant le trône, une coupelle d’argent, un scalpel, du coton, de l’alcool. Tout était prêt pour le grand rituel diffusé en direct dans cent trente-cinq pays. Le Cardinal s’agitait, les Inquisiteurs immobiles surveillaient tout de leurs petits yeux d’insectes aux mille facettes.
Le Maître de la Chapelle du Roi avait fait venir les douze contrebassistes de la philharmonie de Berlin chargés de produire l’impressionnant Chant Gris de sa composition, la note la plus basse, un mi profond et sans fin. On avait disposé d’immenses bouquets de fleurs multicolores et odorantes, les cameramen étaient prêts, la régie vérifiait les câbles, faisait des tests de son. Une caméra plongeait sur la coupelle, tout était prêt.
Les trompettes sonnèrent l’entrée du Roi, je le suivais à quelques mètres. Le Roi avait chaussé ses bottines italiennes qui lui permettaient de dominer de ses brocards et de ses ors, Ministrelles, Cardinal et courtisans. Le Roi avait un grand sens de la mise en scène. Il savait sertir ses délires dans des écrins de couleurs et de sons. A peine entré, le son profond et vibrant des douze contrebassistes le mit en émoi. Les culs des Ministrelles le ravissaient, la pose hiératique des Inquisiteurs lui donnaient une assise centrale, il était le point absolu au centre du triangle. Son œil brillait. Il était excité. Le premier chirurgien de la cour vêtu d’une robe argentée se tenait près de la coupelle. Le Roi s’assit majestueusement. On arrangeait les plis de sa robe extravagante sur laquelle flashaient des rayons laser. Après un murmure d’admiration et d’étonnement, le silence se fit sur un geste du Roi.
La Première Ministrelle prit la parole : « Gens de bien, gens d’ailleurs, gens de partout, j’avais préparé un beau discours mais je l’ai égaré, il va falloir improviser. »
Un contrebassiste se mit à faire des pizzicati pour rythmer le discours, les courtisans marquèrent le rythme avec des claquements de doigts. La première Ministrelle tenta de se glisser dans le rythme, son corps se balançait d’avant en arrière à contretemps. Elle tenta un rap :
Fidèles Cour Tisans
Jour de Gloire
Dans l’écumoire
Du temps, du temps
Tempête dans les miroirs
A boire, A boire
Le sang du Roi
Pas rouge, ni gris
Le sang du Roi
Bleu, bleu, bleu
D’essence divine
Le Roi Dieu
Ne lâchez pas vos écrans
Des yeux, des yeux !
Le Roi magnanime applaudit. La première Ministrelle lui léchait les bottines avec ardeur malgré le goût acide du cirage.
Le Roi se lança dans une grande envolée lyrique : « Dès l’enfance, Dieu s’est penché sur mon berceau, j’ai vu sa gueule, bronzé, cheveux gras, adipeux, reconnaissant sa laideur, il me confia la lourde tâche d’incarner la beauté. J’assume ! Je suis beau ! D’après les derniers sondages gouvernementaux, 99,9% des serfs de mon Royaume me reconnaissent comme l’incarnation parfaite de la beauté. Le Roi se doit d’incarner la totalité des expressions de la beauté. Je suis la beauté, toutes les beautés ! Pour bien marquer ma noblesse, je suis allié à toutes les familles royales d’Europe, il me donna aussi le sang bleu qu’aucun monarque n’a jamais osé exposer au public pour la bonne raison qu’il n’est qu’une formule poétique mais, pour la première fois depuis que le monde est monde, je vais offrir le sacrifice de mon sang, vous allez le voir couler ! »
Un long haaaaaaa… sortit de la bouche des courtisans.
Deux valets retroussèrent la manche gauche du souverain, il présenta la saignée au chirurgien royal qui d’un léger coup de bistouri, entailla la veine, le sang bleu s’écoulait dans la coupelle d’argent, la caméra zoomait sur le sang bleu qui se répandait dans la coupelle.
Le Roi extatique regardait son sang bleu couler sur l’argent. Le temps n’existait plus. Il incarnait le suprême.
Le chirurgien désinfecta et pansa la plaie, le Roi exultait.
« Sang divin, sang divin, sang divin. Notre Roi est Dieu. Adoration ! Adoration ! Adoration ! » chantait le chœur. Je complimentai le Roi sur son génial coup de com.
« Ah ! Oui, hein ! Royal, Divin, Génial ! Je le sais depuis l’enfance ! La gloire à ma porte depuis toujours. Même le Cardinal est ébahi, le Pape ne va pas tarder à me jalouser, toutes les télévisions du monde civilisé vont repasser l’évènement en boucle ! Il faut terroriser le peuple, certes, mais aussi lui offrir du rêve, enfin, un rêve unique : Moi ! Je suis tous les contes de fées de l’enfance, je suis le langage, le rêve, l’imagerie ultime. Me regarder c’est entrevoir la porte du paradis, je vous le dis ! »
Le Roi emporté par son propre discours s’aventura sur les sables mouvants du délire.
« Ça y est, c’est fini, on plie bagage, on fout le camp, on se casse, compris, allez, les contrebassistes emmenez vos gros trucs en bois verni, on pourrait s’en servir comme barques, Cardinal emmenez un flacon de mon sang au Pape ! Allez mes poules effarouchées de Ministrelles, santé, police, Ah ! Peau lisse, oui peau lisse comme un cul adamite, Oh ! Je vais faire changer les signes sur les voitures, les commissariats, vous écrirez PEAU LISSE, désormais! »
Le chœur entra par la grande porte en chantant, perdandosi come lontano, « Génie, génie, génie ! »
Je me retrouvai seul avec le Roi pris d’un fou-rire inextinguible. « Ah ! Je me pisse dessus ! C’est trop drôle ! J’aime être adoré ! C’est la plus belle des sensations ! Mais parfois, quelle solitude ! On se sent si seul au sommet, même ma maman ne me console pas toujours. Si seul ! Si seul ! »
Le Roi se mit à sangloter, il se réfugia dans mes bras, je lui caressai la tête après avoir enlevé sa couronne. Je tentai de le rassurer. « Ne pleurez pas mon souverain, ça va aller » !
« Ah! non, Grand Nocturne, pas cette phrase-là, je ne supporte pas ! Quelle niaiserie ! Ça va aller, foutre ! Non. Non, non ! Plus jamais, vous entendez ou jamais plus je ne pleurerai dans vos bras ! Mais merci, Antoni, merci, j’aime pleurer dans vos bras. Dans le temps, je le faisais dans les bras de jeunes courtisans mais je devais les faire exécuter après qu’ils m’aient vu dans ma faiblesse. J’aimais la transition et la panique dans leur regards. Ils se croyaient devenus proches de moi et tout à coup, ils étaient morts ! Surprise, non ? Vous voulez une pizza ? »
Le Roi commanda. Une vraie napolitaine, tomate mozzarella et un peu de vin du Vesuvio. Le Roi remit ses cheveux en ordre, il renifla, se moucha, reprit de la prestance. Une question me brûlait la langue. Je voulais savoir pourquoi la police portait du rose et non du noir ou du kaki.
« Je vous livre un secret... Petit, avant de me faire enculer par mon mentor, j’adorais jouer à la poupée et je recevais des poupées barbies d’une tante américaine, toujours des filles habillées de rose mais comme je détestais déjà les filles, je leur faisais subir toutes sortes d’outrages. D’abord je leur ouvrais un sexe avec un couteau chauffé à blanc que j’introduisais dans la matière rose de leurs petits corps, je leur créais un trou du cul, je les baisais et après avoir lâché mon foutre sur leurs petites robes roses, je les amputais, leur tranchait leurs stupides têtes de blondinettes et je les mettais pêle-mêle dans une cage à oiseaux que j’allais contempler régulièrement dans le grenier poussiéreux de notre grande maison. J’y ai beaucoup joui ! Et puis, un jour, les poupées disparurent. Ce fut la fin de mes relations avec les femmes. Pourquoi ouvrir un cul à des poupées féminines alors que mille culs de garçons s’offraient à moi. Lorsque je devins ministre de l’Intérieur, premier ministre, président, je mis ma réforme à exécution. Je rassemblai mes troupes et je leur demandai instamment de devenir ces poupées cruelles que j’avais torturées. L’idée enchanta Mammona, toujours friand du double message. Le rose, enchanteur et doux, comme vêtement d’une police cruelle et sadique. C’est la merveille de ma vie, je recycle tout. Une très stupide poupée américaine devient la déesse des forces du désordre. Au début, la populace était joyeuse, ils pensaient que les policiers allaient leur offrir des friandises, des fleurs, des paroles encourageantes, une protection. Ils n’ont pas tardé à déchanter. Aujourd’hui, ils sont terrorisés. Nous n’avons même plus besoin de déchaîner la violence que j’avais ordonnée les premières années. Ils se promenaient dans les villes et les villages en se tenant par le petit doigt, comme les policiers indiens, et la populace regardait l’asphalte et devenait grise à souhait. »
J’étais impressionné par la perversité du Roi qui ordonnait ses desseins les plus sombres comme un jardin à la française. Le Roi devenait fou.