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Dès mes premiers jours au palais Versatilia, je compris la chance qui m’était offerte de plonger derrière le décor et de révéler la corruption absolue, les rêves délirants, le mépris du peuple de ce monarque agile dans les dédales tortueux de son délire. J’écrirai deux histoires, l’une, qu’on ne verra pas ici, l’autre, révélatrice et sombre comme un bol de ciguë. J’étalais la première aux yeux du monarque qui créa un chœur, comme dans une tragédie antique, chargé de chanter ses louanges et pendant qu’il se délectait, en secret, dans un carnet jaune soigneusement dissimulé, j’écrivais la nuit, à l’abri de tout regard. Je n’hésitais pas sur les dithyrambes, sur l’onction, le sucre de l’âme que je déversais à flot au chef de chœur qui faisait répéter de jeunes garçons à la voix cristalline.
J’étais impressionné par les sautes d’humeur du Roi qui pouvait passer en une seconde d’un discours glaçant et bien ordonné à une logorrhée dont chaque terme avait force de loi et d’application immédiate. Au matin, il se réveillait étonné et candide. Il riait de lui-même. Dégustant les meilleurs croissants du monde et un café d’Éthiopie il me lâchait : « Ah ! Putain, j’y suis allé fort hier, ha haha ! Ne trouvez-vous pas, Antoni, le Grand Nocturne ?
J’approuvais ses excès, je stimulais ses crises, il adorait m’étonner et se faire sucer par le charmant pizzaiolo avant de convoquer les Ministrelles tendues dans la crainte de déplaire au souverain, prêtes à tout, elles dégageaient un parfum de lâcheté, le regard fuyant, la voix tremblante, voguant de compromissions en compromissions, craignant pour leur fortune et pour leur vie. Plusieurs d’entre elles avaient disparu mystérieusement. On n’avait jamais retrouvé de corps.
Le dernier croissant consommé, je risquais une question à propos des Ministrelles le Roi me répondit : « J’étais encore chef de l’état, avant la transition vers la royauté et je voyais bien que s’ils avaient des bites ils étaient si minables et apeurés, que je ne pouvais me résoudre à voir en eux des hommes. Un soir, après avoir vidé quelques bouteilles de champagne, je me mis à hurler : « Ministrelles, Ministrelles » et ils accoururent, certains à peine habillés, de peur de rater une opportunité. Je trouvai que ce nom né des vapeurs éthyliques leur allait fort bien, seul le Cardinal y a échappé ! Son sang italien et son intelligence le sauvent. C’est mon Mazzarinet si je puis dire et j’aime son grand nez, je le lui pince parfois pour qu’il devienne aussi vermillon que son habit. Et c’est un amant du Pape, grand enculeur s’il en est, je les veux à ma botte pour mon projet final, l’Empire ! »
Un poème de Joan Miro affleura à mes lèvres :
Une étoile caresse le sein d’une négresse
Un escargot lèche mille nichons
D’où jaillit le pipi bleu du pape-roi
Ainsi soit-il
Le Roi entra en transes, il bégayait : « En voilà une idée surréaliste ! Le Pape-Roi ! Je pourrais cumuler les deux fonctions ! Moi, Moi, Moi, dans tous les palais d’Europe et au Vatican, étendant peut-être au monde le grandiose concept de la monochromie ! Repeindre en gris le plafond de la chapelle Sixtine ? J’en ai marre des classiques !
Je connaissais bien le Roi dans ses soudaines diatribes délirantes, c’était comme si ma présence l’excitait au plus haut point, il éructa dans un débit haché : « Le printemps arrive…c’est une insulte à la monochromie… Bourgeons, bourgeons, bourgeons brillants sous la lumière éclosent… les feuilles d’un vert tendre se déroulent… Insulte ! Tout surgit de terre et bientôt les roses et les pivoines, les jacinthes et les pétunias viendront teinter le monde et le faire vibrer ! Oui, j’appréhende cet instant où la nature se révolte et n’obéit pas à mes ordres. Les meilleurs chimistes mondiaux travaillent depuis peu à la décoloration des plantes, je rêve de forêts d’arbres gris, de massifs de fleurs grises, seule la mâche dont je raffole aura le droit d’être verte et bien sûr, tout ce que je consomme. Je ne veux plus que le peuple puisse rêver, éprouver du plaisir. Il n’est fait que pour travailler. J’ai d’autres grands projets monochromes. Des équipes de chercheurs fabriquent des cubes alimentaires gris, un cube de poisson, un cube de viande, un cube de légume, gris, identiques, reconnaissables à leur seule étiquette. Chaque travailleur sera livré chez lui. Trois cubes par jour. Les sorties au super marché sont trop divertissantes… Je suis un génie… un créateur… presque un révolutionnaire si ce n’est qu’ils finissent tous par mourir, et pas moi, pas moi ! Je suis celui qui est pour l’éternité, amen ! Je suis Dieu ! Je me fais sacrer par le Pape, je le fais jeter dans un cul de basse fosse comme il l’a fait avec les cardinaux séniles, je m’attribue sa fonction, venez que je vous embrasse, Grand Nocturne ! »