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Comme chaque matin, je prenais mon petit déjeuner en tête à tête avec le Roi. Il était obsédé par les croissants et devisait longuement sur les différences, sur la sensibilité de la pâte, sur l’état émotionnel du chef pâtissier qui influait directement sur la manière dont la pâte feuilletée allait lever et se développer en un magnifique croissant doré. Le Roi pensait même organiser un championnat du monde du meilleur croissant, activité culturelle s’il en est. Le café, bien sûr, jouait un rôle déterminant. Puis du croissant, nous passions à une conversation plus générale, parfois plus intime, où le Roi se confiait. Une adolescence tourmentée, un corps chétif, les brimades et les moqueries. Il n’avait ni le courage, ni la force physique. Peu à peu, il avait développé des techniques de manipulations qu’il raffinait en se servant des autres élèves. Il était assez brillant. Très vite, il monta un réseau de trafic d’idées alors que d’autres s’adonnaient à la drogue. « Le pouvoir, c’est la drogue la plus puissante. On ne s’y accoutume jamais. J’étais étonné de voir à quel point ceux qui me faisaient peur pouvaient être retournés par mes ruses. Les imbéciles faisaient des alliés fidèles. Ils n’avaient pas les capacités pour prendre ma place. C’est un point que j’ai saisi très rapidement. »
J’allais toujours dans le sens du Roi pour mieux entrer dans le labyrinthe de son cerveau et mieux servir les intérêts de la révolution. Son amant précédent qu’il avait nommé Ministrelle de la Manipulation, fit une entrée agitée, suivi par le Chœur toujours prêt à chanter les louanges du Roi.
Nous respirions les délicieux effluves des fleurs de Paulownia qui se déployaient juste en-dessous de la terrasse. Des milliers de petites orchidées délicates semblaient regarder le Souverain. « Elles m’admirent, Antoni, comme toute la création ! »
« Majesté ! Grand Nocturne ! Mon seigneur et mon Roi ! Vous avez délaissé ma couche depuis trois lunes et votre froideur m’a torturé, vous autrefois si proche, vous dont la chaleur royale était en moi, vous… »
Le Roi coupa l’intrus.
« Une entrée aussi directe signifie certainement que vous avez trouvé un chemin pour revenir en grâce. »
« Absolument Majesté, votre intuition fulgurante ne cesse de me surprendre ! »
« Nous sommes tout ouille ! »
« Toutouille…toutouille…toutouille…ratatouille… » chante le Chœur.
« Antoni, mon cher, il faudra faire cesser ces niaiseries et donner au chœur des textes un peu plus fouillés, je n’ai pas besoin de perroquets perruqués !
« Selon votre bon vouloir, Majesté. »
« Ma jolie Ministrelle, divertissez-nous de votre grand projet… »
« Ô, divin souverain-Lune, dans ma douleur et ma solitude, ma rage aussi de voir Le Grand Nocturne jouir de toutes vos faveurs, j’ai consulté les plus grands philosophes, Mamonna en personne qui est proche du but, et ensemble, nous sommes arrivés à la conclusion qu’il fallait promettre au peuple le joyau suprême, ce bien que tous convoitent, ce rêve inaccessible que votre Majesté pourrait offrir à ses sujets sous la forme d’une contrainte progressive qui ouvrirait le domaine tant convoité : l’éternité ! »
« Quelle grande idée… vraiment… et quelle serait la contrainte, la porte de l’éternité ? Comment vous est-elle venue ?»
« La révolte gronde, notre autorité se fissure et les jeunes journalistes retrouvent la foi en leur métier, d’après la Cheffe de la police. »
Le Roi éclata de rire.
« Peau lisse ! Ah ! Peau Lisse ! La peau… le lys… »
Le Roi fit taire le Chœur qui allait répéter ses mots.
« Alors cette grande idée ? »
« Elle m’est venue en lisant un ouvrage du Grand Nocturne dans lequel il parle de la suite de Fibonacci : 0, 1, 2, 3, 5, 8, 13… »
« 14, 15, 16, 17, 18, 19… » chante le Chœur.
Je ne pus me retenir : « Silence ! Vous êtes ignorants! La suite s’élabore par l’addition des deux derniers nombres, à l’infini. »
« Donc, ma peut-être future chère Ministrelle ? » dit le Roi.
Le Cardinal dans la splendeur pourpre fait une entrée discrète, il s’inclina et se rapprocha du Roi.
« Voilà, voici, voilà, une idée si géniale qu’elle m’est venue en rêve et que c’est vous, dans un transport passionné, qui me l’avez murmurée à l’oreille, c’est vous Majesté qui me l’avez soufflé dans un râle final, c’est votre grandeur qui m’a inspiré cette oraison jaculatoire !
« Quoi ? Ne souillez pas le vocabulaire ecclésiastique maltapropos, je vous prie. » dit le Cardinal.
« Maltapropos, oranges de Malte, Mathusalem… » chante le Chœur.
« Ils s’améliorent déjà grâce à votre influence silencieuse, Antoni, je ne doute pas que pour la venue du Pape et mon sacre, ils seront à la hauteur de l’évènement… Où en étions-nous… Fibonacci…
« Voici, voilà, donc, Majesté : nous devons considérer l’éternité comme le rêve ultime de chaque être humain. L’éternité est une énergie qui circule selon la suite de Fibonacci, ce qui signifie que son parcours est prévisible et nous allons créer une lettre adressée aux bons sujets « l’éternité progressive » qui permettra à ceux qui la posséderont, sous forme de code, de trouver ici et là des fragments d’éternité lorsqu’ils se seront fait injecter une puce sous la peau. La suite de Fibonacci les guidera d’un fragment d’éternité à l’autre et toute la population sera ainsi sous contrôle ! »
« La puce ! Enfin! Depuis le temps que je veux l’inoculer ! Votre retour en grâce mon Cher, est immédiat, direct, sans appel, sans rechute, vous pouvez réaménager dans la proximité des appartements royaux.
La Ministrelle me jeta un regard triomphant.
« Ô, mon roi, je reviens avec joie dans votre grâce infinie ! »
« Cette nuit même ! Lancez une grande campagne d’injection de la puce d’éternité. »
« De fragment d’éternité en fragment d’éternité, les plus valeureux passeront chaque soir à la télévision pour stimuler le peuple! Voulez-vous vous faire injecter la puce, mon Roi ? »
« Ce soir, en direct, à la télévision. Ce sera un vrai ballet d’éternité ! Tournez à gauche, tournez à droite, on jouera à cache-cache avec l’infini ! Grand Nocturne, faites composer cette danse !»
« Je convoque tout le gouvernement, le Cardinal, les inquisiteurs, la cheffe de la police, tous sur le plateau et bien sûr, vous, Le Grand Nocturne. »
« Je décline. »
« Mais pourquoi ? »
« Je ne crois pas en l’éternité »
Le Roi s’emporta.
« Si nous disons qu’elle existe, elle existe ! Bien sûr la puce que nous nous ferons inoculer n’existe pas non plus. »
« J’ai toujours détesté les piqures. »
« Je vous dispense, le peuple n’y verra que du feu. »
Le Roi embrassa fougueusement la Ministrelle et l’entraina vers ses appartements.
La nuit passe. Calme plat à la cour. Il faudra attendre le lendemain matin pour que la vie reprenne.
Nuit calme et parfumée ponctuée de cris orgasmiques venant de la chambre du Roi. Je profite de la nuit pour me promener autour des bassins, me coucher dans l’ombre lunaire, m’assoupir sous les platanes. Ce matin-là, je pris le petit déjeuner seul, rien ne se passait et ce n’est que vers le milieu de l’après-midi qu’apparut un Roi défait par sa nuit folle. La Ministrelle heureuse, vidée de sa substance, regardait le ciel comme si Dieu venait d’apparaître.
Tout le monde convergeait vers le grand salon. Le Roi prit place sur son trône. Tous les dignitaires étaient présents. Trois gardes Suisses escortèrent les Messagères de la Diablesse Rouge vers le Roi.
« Bonjour mes chéries, vous avez passé une bonne nuit, on vous a bien traitées ? »
« Comme des princesses, Majesté. »
« C’est ce que vous êtes. Vous plairait-il de vivre à la cour, sous ma protection, de participer aux fêtes et aux banquets, de danser pour moi, de recevoir des robes merveilleuses ? »
« Nous préférerions aller toutes nues, dans notre transparence rouge, Majesté. »
« Quelle merveilleuse idée, nues comme des elfes dans la forêt du Palais, dans les allées, dansant sur les nénuphars géants qui ornent les étangs, prêtes à recevoir Mammona qui ne devrait pas tarder et à émoustiller Don Berloni, c’est magnifique. »
« L’être répugnant tassé dans la grande bite de verre, Non, jamais! »
« Enfin quelqu’un me dit non ! J’adore ! Je vous aime ! »
« Merci, Majesté. »
« Vous serez désormais les seules autorisées à dire « non » dans le royaume ! »
« Et moi ? » dis-je.
« Parfois, mais pas en public »
La Ministrelle sort de son rêve, elle se secoue comme un pigeon qui vient de se tremper dans une fontaine.
« Je mets en place les Eternodrômes le plus vite possible et j’organise la soirée d’injections à la télévision. »
« Excellent ! Et vous mes chéries, on va vous faire de belles robes pour ce soir. Vous allez changer mon image, le peuple prétend que je n’aime pas les femmes, ce sera un magnifique démenti. Quelle est votre couleur préférée mes amours ? »
« Le rouge ! » clament d’une seule voix les trois messagères.
Pendant que les Ministrelles, le Roi, le Cardinal et la Cheffe de la police dissertaient, je sortis dans les jardins avec les trois messagères. Enfin de l’air pur. Leur démarche avait une élégance qui faisait douter qu’elles foulent le sol. En une seconde, elles pouvaient laisser vêtements et corps humains pour se mettre à nu dans la transparence rouge.
« Vous êtes comme une source. Vous me visitez dans mes rêves. Vous me nimbez de votre grâce. »
« La Reine des Diablesses a vu que ton cœur est pur. »
« Suis-je le seul à vous voir ? »
« Nous échappons aux regards impurs mais parfois nous prenons corps pour tisser des liens avec le Roi, cela fait partie de notre jeu, de nos dessins. »
« Vous ne craignez rien ? »
« La peur n’est que de l’imagination, sans elle, pas de peur. Pour nous, il n’y a que l’instant, le temps et sa linéarité s’évanouissent sous notre regard limpide. »
« Votre âme n’est donc jamais affectée ? »
« Contempler l’enfer est comme regarder une toile de Hieronymus Bosch, une peinture que nous contemplons l’œil clair. »
« J’aimerais que vous me conduisiez à la Reine des Diablesses Rouges. »
« Ferme les yeux, prends ma main... »
« Pas besoin de quitter l’enceinte du château ? »
« Plus maintenant. »
Je fermai les yeux, pris la main douce qui me souleva dans l’espace, nous traversions les ciels obscurs et je me retrouvai face à La Reine des Diablesses Rouges.
« Le mystère est aussi palpable que l’os de la terre, l’axe du monde, le serpent magique qui lie l’obscurité à la lumière dans la sinuosité de sa danse. »
La Reine des Diablesses resplendissait dans sa nudité rouge et transparente. Je ne voyais rien d’autre que de la luminosité dans ce corps diaphane d’une grâce incomparable. Comment les sbires du royaume pourraient-ils s’en saisir ?
« Depuis notre rencontre, mon corps est plus fluide, ma pensée, mes émotions ondoient sans cesse. Lorsque je vois les messagères et que les autres ne les voient pas, je sais que je navigue entre deux mondes. »
« Nous avons conscience que tout est un, le Roi et sa Cour l’ignorent. »
« Il faut pourtant les combattre ! »
« Ils œuvrent à leur perdition sans même le savoir. Nous n’avons qu’à jouer avec eux. Ils se détacherons de leur lourdeur, entraînés dans l’espace infini par leur propre poids. »
« Pourquoi avoir choisi le nom de Diablesses Rouges ? »
« Ce sont eux qui nous l’ont donné. Nous n’avons pas la notion que deux choses de nature différentes s’opposent. Nous pourrions aussi bien être des Déesses rouges. Le nom ne change pas ce que nous sommes. »
« Je crains parfois que leur perversité puisse s’exercer sur vos messagères. »
« Elles ont les mêmes pouvoirs que moi, elles peuvent se volatiliser en un instant, prendre l’apparence d’un animal mythique, ange ou dragon, comme ceux que tu as vu dans le labyrinthe. »
Je me retrouvai allongé dans ma chambre. L’ai-je quittée ? N’était-ce qu’un songe ? Les Messagères n’étaient plus là. Le Roi se mit à hurler, je me précipitai à son chevet.
« Je viens de faire un rêve horrible, j’étais dévoré par un dragon. Croyez-vous que ce soit de mauvais augure ? »
« Non, Majesté, nous faisons tous des rêves sombres. »
« Les dragons n’existent pas, rassurez-moi… »
« Tout ce que notre imagination forme existe, matière impalpable, mais solide comme un serpent fossilisé. »
« Je crains les infidélités et les trahisons des êtres faibles qui m’entourent. »
« Pourquoi les avoir choisis ? »
« La facilité, l’obéissance aveugle. »
« Le Pape semble plus coriace. »
« Il me donne du fil à retordre, je crains qu’il ait le même désir que moi, Empereur et Pape à la fois. »
« Le dragon est de votre côté. »
« Un bon présage alors ? »
« Je vous laisse vous rendormir, Majesté. »
« Merci, Antoni, vous m’êtes fidèle. »
« Jusqu’à l’arc de mes nerfs. »
« Alors, ne me décochez pas de flèche empoisonnée. »
« Bonne fin de nuit, mon Souverain. »