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Branle-bas à la cour. C’était le jour du grand conseil. Tout le monde était rassemblé. Le roi sur son trône doré dans la grande salle d’audience. J’étais à son côté. Le cardinal, la Cheffe de la police, les Ministrelles au complet, les inquisiteurs. Oyez…Oyez… Le Roi a rêvé, le Roi révèle un monde meilleur !
Et pour la première fois, j’entendis le chœur : « Le Roi a rêvé ! Le Roi révèle un monde meilleur ! Sa lumière étincelante se déverse sur les êtres ! Ô, Roi ! Essence divine, flux lunaire ! Par la grâce de ta bite sacrée tu nous inondes de ton sperme lumineux et nous fait sortir de la grisaille par ce don ! Vive le Roi-Lune ! Vive le Roi-Lune ! Vive le Roi-Lune ».
Le Roi se trémoussait d’aise sur son trône. D’un geste, il imposa le silence.
« Mes fidèles vassaux, voici le contenu de mon rêve reçu directement de Dieu… Que tout le monde se signe ! »
L’assistance s’exécuta, le Roi s’énerva.
« Non, Non et Non ! Plus lentement, ressentez ma présence divine, rendez grâce ! »
Ils recommencent.
« Oui, c’est mieux, le geste sacré doit être accompli dans la présence. Le geste sacré fait et défait les mondes ! Ainsi soit-il ! Les nouvelles mesures seront applicables dès hier. »
La première Ministrelle faillit s’étouffer elle osa : « Majesté, hier, ce n’est pas possible parce que nous sommes aujourd’hui, mes services sont sur les dents. Je fais appel à votre violence… »
Le Roi était en proie à l’hystérie habituelle : « Bénévolence, ambulance, flatulences ! Mais où en étais-je donc… Ornicar… Ah ! Oui ! Je veux, je veux, je veux ! À partir de demain midi, toute la population se rendra dans les anciens centres de vaccination qui seront des centres de marquage. On leur retirera passeports et cartes d’identité et on leur tatouera un code barre sur l’avant-bras gauche. Cela leur facilitera la vie et donnera un sens aux mots égalité, fraternité et obéissance. Toutes les nouvelles télévisions seront pourvues d’une caméra qui enregistrera les cinq heures d’écoute obligatoires de chaque citoyen, on scannera son code à chaque début et fin d’écoute. Si le programme royal est terminé, chacun restera devant l’écran scintillant jusqu’au bip final après quoi ma photo apparaîtra pour veiller au bon endormissement des consciences !
Le Chœur ne put se retenir : « Bip final ! Bip final! Bip final! Jusqu’au bon endormissement des consciences ! »
Le Roi continua sur sa lancée : « La sarabande, la bourrée, la courante, la gigue, la chaconne, l’allemande, la gavotte, le menuet, toutes formes de danses antiques ou modernes, le rap, le twist, le tango, la sicilienne, la valse, le rock, la chaloupée, la salsa et j’en passe sont désormais interdites ainsi que la musique et la déclamation, la lecture, la peinture, la sculpture, la photographie, le tricot, le crochet-capitaine-crochet ainsi que les arts mineurs, la cuisine, la pornographie, l’enfilage de perles et autres babioles, c’est fini ! Fini ! Vous comprenez ! On n’arrête pas le progrès ! Pour le moment, j’autorise encore la copulation anale, profitez bien, tout cela pourrait bientôt disparaître ! (De plus en plus hystérique) Je suis le Roi putain de Dieu, je suis Dieu, je suis la lumière des mondes à venir ! Je peux tout interdire ! Selon mes rêves, selon mon désir ! Je peux même vous interdire de rêver en cessant de vous fournir des supports ! Je peux décréter la fin de l’amour, la fin de la passion, la mort du romantisme ! »
Le Chœur entonna : « La fin de l’amour, la fin de l’amour, la fin du romantisme !
Le Roi déclama son final : « C’est tout pour aujourd’hui ! Cassez-vous ! Foutez-moi le camp ! Débinez-vous ! Tirez-vous ! Trissez-vous ! »
Les courtisans se retirèrent comme des poules effarouchées. Seuls restaient le Cardinal et moi. Le Roi fut pris d’un fou rire inextinguible.
Je me promenais dans les allées, une douce odeur de printemps, un frémissement continu de la nature faisait trembler mon corps, je sentais la montée de la sève en moi, l’éternel recommencement, les cycles que la stupidité de l’homme ne parvenait pas à interrompre pour l’instant mais qui s’éteindront un jour. Les civilisations les plus brillantes et les plus cruelles disparaissaient les unes après les autres. La stupidité de la nôtre est qu’elle ignore la possibilité de la fin de la nature. Le Roi voulait un monde monochrome, un feuillage et des plantes grises mais c’est son cœur qui était gris. Je veux bien croire que son sang lui-même est dénaturé. L’écarlate lui faisait défaut. J’étais le chroniqueur, le scribe de la fin d’un monde. Je regrettais de ne pas connaître l’écriture des Aztèques pour rendre compte par l’image de ce déclin grandiose. J’utilisais les mots comme des pinceaux alors que je brossais le portrait du dernier Monarque et de sa Cour pervertie. Parfois je pensais que le destin m’avait judicieusement placé au cœur de l’effondrement pour en rendre compte. L’existence des Diablesses rouges me faisait rêver, puissantes et colorées, elles apparaissent et disparaissent comme des matérialisations d’un cœur passionné et incandescent. Peut-être n’existaient- elles que dans l’imaginaire et la peur du souverain. A moins qu’il y ait en lui une secrète admiration pour une résistance qu’il ne voyait jamais chez ses sujets. La lassitude du pouvoir absolu existe. Je la sentais tapie au fond de son être.
Les Suisses me laissèrent franchir les grilles du palais, l’autorité de ma livrée bleu nuit, ma position proche du Roi, mon titre de Grand Nocturne, les impressionnaient sans doute. Je traversai un no man’s land dans lequel personne n’osait s’approcher de peur d’être accusé d’espionnage. Seules quelques patrouilles accompagnées de chiens féroces circulaient. Elles m’évitaient soigneusement.
Après une heure de marche, je vis les premières présences. Un groupe d’enfants revêtus du costume gris obligatoire, masqués, maigres et titubant, les yeux cernés, ils incarnaient la tristesse absolue. Deux surveillants faisaient avancer le cortège. Ils marchaient en cadence. Ils n’osèrent même pas me jeter un regard en passant. Je devais leur sembler être une hallucination. Ils ne rêvaient même plus. Je vis ce qu’était le goulag intérieur. Plus tard je croisai des travailleurs du même gris, tristes robots écervelés. Les larmes coulaient sur mon visage. Elles renforçaient ma détermination à exposer la folie du Souverain et de la Cour.
Plus loin je rencontrai trois jeunes filles qui riaient, à ma grande surprise. L’oeil vif. Elles ne portaient pas de masque et jouaient librement à l’abri des regards. Elles s’approchèrent de moi, touchèrent le velours bleu nuit et leurs doigts légers me caressaient. Mon cœur se mit à frémir. L’une d’elle me dit d’une voix mélodieuse : « Nous sommes les envoyées de la Reine de Diablesses rouges. Suis-nous ! ».
Nous escaladâmes le mur d’un ancien cimetière, nous marchions entre les tombes. Le Souverain avait interdit toute sépulture, tout rituel, toute mémoire. Les corps étaient dirigés vers des usines de compost et se retrouvaient à fertiliser les potagers royaux qui entouraient les palais du Roi. Aucune tombe n’était entretenue ou fleurie. Tout était à l’abandon. Seuls les arbres portaient leur ombre bienveillante sur les plaques de granit ou de marbre. Quelques chats somnolaient sur les pierres les plus chaudes. D’autres se promenaient et nous regardaient de loin.
Nous entrâmes dans un caveau imposant, la tombe de Michel Leiris au frontispice duquel on pouvait lire :
PURETÉ FROIDEUR
et
CRUAUTÉ
Les filles poussèrent une lourde porte en fer, un couloir éclairé par des torches nous conduisit dans un labyrinthe dont les angles étaient gardés par des créatures mi-dragon, mi-ange, mi-démon aux couleurs d’arc-en-ciel. Elles étaient immobiles, dans une transe profonde mais on les sentait prêtes à bondir. Les trois jeunes filles les caressaient en passant, comme pour se faire reconnaître et n’être pas anéanties par le feu, déchirés par les griffes, évaporés par un mouvement d’ailes noires. La roche elle-même avait mille couleurs et reflétait la lumière des torches. Nous cheminions dans un écrin de lumières changeantes. J’avais l’impression d’avancer dans l’intestin du divin. La démarche des jeunes filles était gracieuse, elles étaient les envoyées secrètes de la Reine Rouge. Les intermédiaires entre le monde gris et le monde des lumières. Dès cet instant, je ne doutai plus des pouvoirs magiques de la Reine des Diablesses et de sa victoire finale. Mon cœur bondissait de joie. Mon corps tremblait ainsi que les muscles de mes jambes et de mon ventre. Tout ce qu’un écrivain imagine est vrai, aussi vrai qu’une pierre sur le chemin, aussi vrai qu’un arc-en-ciel ou une aurore boréale. Le triste réalisme du Roi n’avait que le pouvoir de la violence et de l’immonde Mammona que je ne pouvais qu’imaginer encore. Le Roi était d’une maigreur anorexique, son cerveau n’était qu’un labyrinthe d’aluminium à la froideur administrative. Ses délires étaient minuscules comme les rêves d’un enfant avorté qui rêve de pouvoir. Un instant je l’imaginais cheminer à ma place, terrifié par les anges et les dragons, craintif du feu et de la passion, arrivant à genoux devant la Reine terroriste qui l’aurait consumé d’un rire moqueur. La grandeur du Roi me semblait aussi fragile qu’un pont de verre de Murano.
Les jeunes filles n’hésitaient jamais sur la route à suivre. Guidées par le cœur, elles étaient irrémédiablement attirées vers la grotte d’obsidienne où trônait la Reine Rouge. Parfois, une trappe s’ouvrait. Elles s’arrêtaient, les doigts de pieds au bord de l’abîme grondant. Elles proféraient une parole magique et la trappe se refermait. Parfois elles s’ouvraient sur une jungle pleine de tigres sauvages et affamés, sur une fosse d’alligators qui faisaient claquer leurs grandes gueules et nous regardaient par la fente de leur pupille ouverte comme par un coup de rasoir dans l’or de l’œil.
Les premières notes d’une musique étonnante me captivèrent. Le Roi, lui, n’avait aucun goût musical à part son affèterie pour le baroque et le rock. Il aimait les vieux camés à la voix chancelante. Mais là, je crus reconnaître le début du concerto à la mémoire d’un Ange d’Alban Berg. Nous franchîmes un rideau et dans l’espace brillant de l’obsidienne, les corps flamboyants et transparents des diablesses m’apparurent. Elles exécutaient une danse serpentine et douce dont la lenteur contrastait avec les arrêtes et les courbes noires de la roche. La transparence de leur beauté de rubis, leurs longues chevelures noires, l’éclat de leur regard, la sensualité de leurs courbes, la dynamique de leur danse conduisait l’énergie à travers leurs bras et leurs jambes en direction de la Reine qui me regardait avancer vers elle avec bienveillance.
J’eus immédiatement la sensation que la Reine, ses messagères et moi nous incarnions la magie qui conduirait le Roi à sa perte. Contre son cœur, je sentis une ondée de fraîcheur me traverser. Elle exhalait un parfum enivrant qui nourrissait mon corps tendu par les horreurs de la Cour. J’informai la Reine des diablesses rouges que le Roi, les inquisiteurs et la Cheffe de la police la recherchaient activement et qu’ils formaient le projet de mettre en scène sa mise à la question à l’Opéra Royal. Elle s’en amusa. Elle se savait insaisissable. Ses pouvoirs dépassaient de beaucoup ceux de la force brute. Elle voulait bien souffrir mais avec la musique de son choix. Elle convierait un ensemble baroque. La Reine comptait se livrer. Entrer dans le fruit pour mieux le corrompre. Elle et ses messagères, comme je l’avais déjà noté, possédaient le pouvoir d’invisibilité. Leur détermination était absolue et face aux courtisans, des pleutres sans visage, sans regard et sans expression, elles avaient le pouvoir de la beauté. Nous ne formions qu’un seul corps, qu’un seul cœur, prêt à l’action.
C’est dans ce sentiment de force intérieure immuable que je retournai à Versatilia.