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La salle de l’Opéra Royal. Au centre, ferrée sur un X de bois, La Reine des Diablesses, impressionnante dans la transparence de sa nudité rouge. Le Pape, l’Empereur, les Inquisiteurs et les Ministrelles disposés en arc de cercle, faisaient face à la Reine. Le Pape fit signe au Grand Inquisiteur et à ses deux acolytes de commencer la procédure. Le bourreau prenait plaisir à tourner les instruments dans les braises pour les chauffer à blanc.
« Sous l’autorité de Dieu et de son représentant sur terre, j’ouvre l’interrogatoire. » dit le Grand Inquisiteur.
Il s’adressa à la Reine :
« Voyez, mon enfant, j’ai pitié de vous, on a séduit votre simplicité, vous vous perdez brutalement, quoique vous soyez criminelle, celui qui vous a instruit, l’est encore plus que vous : ne vous rendez pas coupable du péché d’autrui et ne vous donnez pas pour maître après avoir été disciple. Confessez-moi la vérité car, comme vous le verrez, je sais tout. Mais pour conserver votre réputation et vos biens, afin que je puisse vous rendre libre bientôt et vous faire grâce, et que vous puissiez retourner dans votre maison, dites-moi qui vous a corrompue, vous qui viviez dans l’innocence !
La Reine souriait, nullement impressionnée. Son corps, malgré les fers, ondulait joyeusement. Elle dansait devant la menace.
« Mon intelligence, la vie de la nature, la perception de l’espace m’ont instruit. »
« Seriez-vous née avec le Diable au Cœur ? »
« Le Diable n’est que l’autre face du visage de Dieu. »
« Seriez-vous une alchimiste ? »
« Je le suis assurément, j’ai le pouvoir de transformer le métal vulgaire en or et les ténèbres de la pensée en lumière philosophique. »
« J’essaie de vous éviter la question, regardez ces instruments chauffés à blanc que le bourreau s’apprête à appliquer sur votre corps. La souffrance sera immense. Mais avant, procédons à l’interrogatoire… Avez-vous déjà invoqué Satan ? »
« Il est en moi, comme le divin est en moi. »
« Vous blasphémez ! Vous êtes-vous déjà servie d’ustensiles sacrés, de paroles sacrées, d’écritures détournées pour invoquer le Diable ? »
« Parfois un poème de Tristan Tzara ou de quelque surréaliste. »
« Vous aurez moins d’esprit tout à l’heure ! Cachez-vous des fragments des saintes écritures dans les recoins de votre corps pour vous soustraire à la douleur ? »
« Le cerveau est un labyrinthe infini. »
« Bourreau, fouillez les replis secrets de son corps ! »
Le bourreau s’approcha, regarda dans ses mains, sa chevelure, sous ses pieds. Il passa la main entre ses jambes mais ne trouva rien.
« Avez-vous formé cercle autour d’un enfant pour évoquer le Démon ! »
« Le démon se cache dans le cœur des adultes »
« Vous êtes-vous rassemblés dans des clairières les soirs de pleine lune pour vous adonner à vos rites ignobles ? »
La Reine sourit.
« Nous avons fait quelques orgies sacrées. »
« Et la sodomie ? »
« Nous laissons cela au clergé. »
« Vous ne reconnaissez donc aucun crime ? »
« Les vôtres, ceux du Pape, du Cardinal et de l’Empereur fraîchement sacré. »
Un murmure de révolte traversa la salle.
Le Grand Inquisiteur confondu par le courage de la Reine des diablesses rouges avait de la peine à avaler sa salive, sa voix tremblait. Le Roi et les courtisans retenaient leur souffle. Le Pizzaiolo laissa échapper quelques larmes, Il était subjugué.
« Nous, par la grâce de Dieu, Grand Inquisiteur, considérant avec attention le procès instruit contre vous, voyant que vous variez et blasphémez dans vos réponses et qu’il y a contre vous des indices suffisants, pour tirer la vérité de votre propre bouche, afin que vous ne fatiguiez plus les oreilles de vos juges, du Pape, de l’Empereur et de la Cour, nous jugeons et déclarons qu’en ce jour vous serez appliquée à la question. »
Un grand silence. Le bourreau préparait ses instruments, il saisit un fer, s’approcha de la Reine des Diablesses pour le lui appliquer entre les seins mais l’instrument fut détourné miraculeusement du corps de la Reine, comme s’il glissait sur une barrière infranchissable et invisible qui entourait son corps. Le bourreau tenta de l’atteindre encore mais n’y parvint pas. Les Inquisiteurs, le Pape et l’Empereur étaient figés. Le Bourreau, lâcha son instrument qui marqua le plancher et dégagea de la fumée. Il plongea à genoux devant La Reine des Diablesses rouges et implora son pardon.
La Reine des Diablesses se libéra de ses fers avec l’aide des Trois Messagères nues et rouges. Elles commencèrent à danser au centre des courtisans figés par la stupeur. La Reine s’approcha du Pape, l’attira contre elle d’un geste puissant, et le fit tourbillonner dans une danse éperdue. Les trois Messagères invitèrent l’Empereur, Le Cardinal et le Grand Inquisiteur avec la même autorité dans une danse qui devenait de plus en plus sauvage. Toute la Cour fut emportée.
A l’aube, les danseurs quittèrent la scène de l’opéra royal. La lumière s’éteignit.
Des ombres firent glisser les containers de verre, véhicules de l’éternité sous la supervision de Curzio d’Amore. Ils furent disposés symétriquement sur la scène. Ils diffusaient une lumière douce et laiteuse, reliés au mur par un gros câble électrique rouge. Curzio alla chercher un à un les futurs éternels : L’Empereur, le Pape, le Cardinal, le Grand inquisiteur, le Pizzaiolo et les Ministrelles. Chacun se plaça devant son container de verre. Le Pape bénit les containers d’un coup de goupillon. L’atmosphère solennelle et silencieuse ralentissait les gestes et les mouvements des aspirants à la vie éternelle. Curzio ouvrit cérémonieusement les containers un à un. Il s’en échappait une vapeur bleutée.
« Mes Seigneurs, je vous invite à entrer nus dans l’éternité ! » dit Curzio d’Amore.
Les élus se dévêtirent avec un peu de gêne. La nudité révélait leurs corps éteints et sans énergie. Ils enjambèrent les containers et se couchèrent à l’intérieur, sur les coussins de soie blanche.
Curzio abaissa les couvercles un à un. Il actionna une manette. Les corps se congelèrent très vite. Momies de glace.
Curzio se retira. Silence. Le temps passait. Magie de l’attente. Les musiciens baroques de la Reine des Diablesses entrèrent, ils s’accordèrent et jouèrent les 6 minutes 18 secondes du « Tombeau pour Monsieur de Lully » de Marin Marais.
Antoni, La Reine des Diablesses et ses Messagères entrèrent à leur tour. Les musiciens demeuraient immobiles comme figés par un peintre de cour. Dans la pénombre les Diablesses étaient encore plus lumineuses, le corps nimbé d’une aura rouge.
Elles contemplaient les blocs de glace. La Reine d’un geste, ordonna aux Messagères de débrancher les containers qui s’éteignirent les uns après les autres.
« Liberté ! Égalité ! Soro-fraternité! » proclama la Reine.
« La décomposition est une forme d’éternité. Allons porter la couleur à tous ! Je vais me cacher le temps que les sbires du pouvoir cessent de me poursuivre… » dis-je.
« Révolution ! Le Roi est mort, vive le Roi ! » crie la Reine des Diablesses.