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Les courtisans, sous la surveillance du Cardinal, décoraient le salon de réception et étendaient des banderoles faites de billets de cent dollars agrandis. Les douze contrebassistes accordaient leurs instruments. Les serviteurs couraient en tous sens. Le champagne arrivait, les petits fours. Des pétales de roses jetés au sol traçaient une allée fleurie vers le trône. Les Suisses impassibles gardaient la grande porte. On astiquait le trône. Les trois Messagères invisibles s’amusaient au milieu de l’agitation. On aurait dit une scène d’un opéra bouffe dans une mise en scène outrancière. J’entrai avec le Roi. Le Roi s’installa sur son trône. Il avait revêtu une tenue très colorée qui lui donnait l’air d’un perroquet.
Moi, au contraire, très sobre dans mon habit bleu nuit. Les trompettes sonnèrent au loin, la Grande porte s’ouvrit. Les serviteurs disparurent. Mammona fit une entrée triomphante, le Cardinal et le Roi lui baisèrent la main, les Ministrelles s’inclinèrent devant l’albinos obèse à la démarche d’hippopotame.
Je glissai à l’oreille du Roi :
« On dit dans la mythologie que les loups ont tiré Mammon de l’Hadès pour le mettre sur terre. »
« Je ne sais pas d’où il vient mais il sait où il va. »
Certains courtisans détournent le regard, d’autres se courbent jusqu’à terre.
« Quelle belle réception, Majesté » dit Mammona.
« Je n’oublierai jamais mes années de formation à New York. »
« Et tu vois le résultat ! Une merveille ! Le pouvoir absolu ! »
Mammona me jeta un regard suspicieux.
« C’est qui, lui ? »
« La plume de mon âme, l’historiographe, le scribe du sacré ! Le Grand Nocturne ! »
« Vous me décririez comment, scribe du sacré ? »
« Une splendeur dorée et étincelante qui se meut avec grâce, un rayonnement, une transparence dont l’élégance est indicible. »
Les trois messagères pouffaient.
« Il est très bon ! Je ne doute pas que la Chronique de ton règne parvienne à émerveiller les gens dans un ou deux millénaires. »
« S’il y a encore un monde » murmurais-je.
« Ne soyez pas pessimiste Grand Nocturne. J’œuvre à la continuité d’un monde qui est déjà presque parfait. Le cosmos est entre mes mains. »
« Nous sommes à l’aube de la sixième grande extinction des espèces. »
« Et alors, nous sommes toujours là et nous serons là après la septième, la quinzième grande extinction. »
« Je citerai Thomas d’Aquin : « Mammon, transporté de l’enfer par un loup, venu pour enflammer le cœur des humains avec l’avidité ».
« J’ai toujours aimé les loups, aujourd’hui, je comprends pourquoi. La force de notre système absolu est que nous pouvons même laisser surgir la contestation. »
Le Roi, gêné par cette conversation y mit un terme.
« Mes amis, mes fidèles courtisans et vassaux, honorons le plus grand esprit que la terre ait porté, gloire à Mammona !
Tout le monde applaudit.
Les contrebassistes faisaient sonner le mi profond, la note grise, le Styx de la musique. Mammona attendit la fin de cette coulée d’anthracite sonore et prit la parole :
« Je suis venu pour vous apporter de grandes nouvelles scientifiques, la centaine d’éminents chercheurs qui joignent leurs différents domaines de connaissance pour créer l’homme nouveau sous la direction du professeur Curzio D’Amore, à l’Université de Berkeley est enfin parvenu à créer un utérus artificiel pour que les femmes n’aient plus besoin d’enfanter et qu’elles puissent travailler non-stop, comme les hommes. Un gain d’énergie considérable. (Applaudissements). Nous allons coloniser l’espace. Envoyer des travailleurs galactiques un peu partout. Soulager la terre qui deviendra le paradis de l’élite, le royaume, l’empire, peut-être, sur lequel nous régnerons. Avec quelques milliers d’habitants, la terre se régénérera en moins de dix ans. Plus de réchauffement climatique, plus d’industries polluantes, plus de peuple gris, tout cela sera déporté dans les colonies. C’est le projet le plus écologique qui ait jamais existé depuis la création du monde…
« Par Dieu ! » s’écria le Cardinal.
« Ou par les loups… Mais je garde le meilleur pour la fin… Le professeur Curzio D’Amore sous mon impulsion et celle de la première Ministrelle m’a assuré que son équipe venait de maîtriser l’éternité des chefs et des élus. »
« Qui seront ? »
« Moi, le Roi, le Pape, le Cardinal et ceux que nous aurons choisis. »
« Et les autres ? »
« Continueront à vivre une vie normale en attendant d’accéder par un service irréprochable et une fidélité sans faille à la possibilité d’éternité. »
Le Roi fut pris d’un rire hystérique :
« Les écologistes sont faits ! Sauver un ou deux petits degrés alors que nous sauvons les mondes. Que la planète sera belle sans le peuple, occupé ailleurs à travailler dans des climats peu hospitaliers alors que nous, les créateurs, nous jouirons de la vie éternelle dans une terre toute neuve et frémissante de beauté ! Je pourrai même décider de réintroduire la couleur ! »
« Je ne sais si votre plan est en accord avec la Bible mais à partir du moment où le Saint-Père et moi-même en faisons partie, tout va bien. Je voudrais en savoir plus sur l’éternité dont Dieu avait jusqu’ici le copyright. Ne craigniez-vous pas que ce nouveau concept érode la foi ? »
Le Chœur balbutie :
« Il était une fois, dans la ville de Foix un marchand de foie qui avait la foi… »
« Revenons-en à nos brebis. »
« Ce sont des moutons. » dis-je.
« Brebis/moutons égarés, le berger les reconduit dans le droit chemin. »
Mammona intervint.
« Les brebis sont capricieuses, les moutons, dociles. »
La question de l’éternité m’intéressait.
« L’éternité ? »
« Une coupe de champagne et je vous dis tout. »
Un silence solennel s’abattit sur l’assistance immobile. Seules les trois messagères continuaient leur danse légère mais invisible sauf pour moi. Mammona vida sa coupe. Il la reposa bruyamment sur le plateau d’argent.
« Après vingt-cinq ans de recherches, nous touchons enfin à la maîtrise de l’immortalité. J’ai financé ces travaux à coups de milliards et je sais aujourd’hui que nous pourrons en bénéficier. La cryogénie est étudiée depuis longtemps mais la congélation posait de nombreux problèmes car seuls les morts étaient congelés, les réanimer après décongélation a été un rêve mais il y avait trop d’obstacles insurmontables. Le génie de Curzio D’Amore a été d’orienter sa recherche vers la congélation de corps vivants réalisée expérimentalement avec des animaux d’abord puis avec des condamnés à mort qui s’étaient portés volontaires et qui seraient graciés si l’expérience réussissait. Sur dix condamnés, neuf ont été décongelés avec succès et sont aujourd’hui libres… »
« De commettre de nouveaux crimes… » commenta le Cardinal.
« Non, il est stipulé qu’en cas de récidive, ils seront exécutés. L’éternité est une sorte d’absolution infinie. »
« Peut-être une promesse qui éradiquera le péché à la longue, espérons, j’en parlerai au Saint-Père. »
« Il va y avoir trois autres expériences sur un total de 60 personnes et en fonction des résultats, nous pourrons nous engager avec sécurité sur la voie de l’éternité pour l’instant ouverte à soixante milliardaires de mes amis qui paient une somme considérable pour participer à l’expérience, ces sommes serviront à financer toutes les recherches du professeur Curzio D’Amore et de son équipe brillantissime.
Le Roi était admiratif, ses petits yeux brillaient, il était pris de tremblements.
« Mammona, le monde ne sera jamais assez reconnaissant pour ce que vous avez fait pour transcender les limites de la vie humaine. Je vais faire ériger, en or massif, une sculpture vous représentant dans la grande cour du Palais Versatilia, que nous puissions tous vous honorer comme vous le méritez. »
« Merci, Majesté, je me vois déjà briller de mille feux à tes côtés pour l’éternité. »
« Des millénaires d’obsession humaine, de guerres, d’apparitions et d’effondrements des civilisations, et nous les techno dieux, nous l’avons réalisée ! »
« Si je puis me permettre, Majesté, dans techno-dieux, il y a odieux. »
« Vous avez raison, Antoni, alors, disons simplement super sciences ! »
« Majesté, est-ce que la disparition du bleu du ciel vous poserait un problème ? »
« La couleur de la royauté ! Pourquoi cette question ? »
« Une autre équipe de chercheurs est en train de mettre au point une idée géniale pour refroidir la planète, envoyer dans les l’espace des particules d’acide sulfurique ce qui rendra le ciel d’un délicieux gris perle et renverra une partie de la lumière solaire dans l’espace. Il faudra s’habituer bien sûr à la disparition du bleu mais je pense que nous pourrons voir à quel point une lumière perlée fait rejaillir les couleurs. »
« Et si le peuple ne regarde plus le ciel et qu’il n’y voit plus Dieu et les Anges ? »
« Dieu lui-même deviendrait monochrome, il serait plus proche du peuple, identique à lui, gris, mais sans combinaison. Peut-être pourrez-vous relancer la religion, refaire surface ? »
« Oui… c’est une possibilité… Je vais m’en entretenir avec le Saint-Père. »
« On parle de révolution et vous voulez revenir aux idoles ? » dis-je.
« Je suis l’idole absolue ! Que le Pape vienne me sacrer Empereur pendant que le ciel est encore bleu et que Mammona puisse me voir comme celui qui incarne ses plus hauts fantasmes. L’éternité sous un ciel encore bleu ! »
Je ne pus m’empêcher de poser la question :
« Et la nuit, de quelle couleur sera-t-elle ? »
Tout le monde restait silencieux. La question créait un espace incolore. Je caressai mon vêtement bleu nuit, la douceur du velours gaufré et sous mon regard émerveillé les trois Messagères, nues, rouges et transparentes, se mirent à danser frénétiquement.
La beauté du rouge !
Au lever du Roi, toute la Cour était là, Ministrelles, Cheffe de la police, Cardinal, Inquisiteurs, Mammona et même le pizzaiolo. Le Roi était enjoué, les patineurs firent leur retro-entrée, cul à l’air pour plaire au souverain qui dégustait un jus d’orange, les courtisans font des figures joliment orchestrées autour du lit à roulettes du Roi qu’ils embarquèrent dans une valse lente. Le lit tournoyait, le Roi riait de plus en plus belle, comme un enfant ravi de la surprise.
« Que me vaut cette charmante improvisation ? »
« Nous fêtons le printemps, le renouveau, l’élan de la Royauté vers L’Empire » dit le Maître de la Chapelle Royale.
Le Cardinal était aux anges, son regard noir s’illumina.
« Le Pape est en route, Il accourt ! Un rêve l’a touché ! Dieu lui a ordonné de vous sacrer ! »
« Qu’il patine vite ! »
« Il ne saurait tarder. »
« Que les courtisans se parent de leurs plus beaux atours. Faites venir les musiciens : ordonnez un banquet Impérial ! Des fleurs ! Des senteurs exotiques ! Et mes filles adoptives, où sont-elles ? »
« Elles ont disparu hier soir, après la danse » dis-je.
« Qu’on les retrouve, je les veux près de moi dans cet instant de gloire. »
Les Suisses et la cheffe de la police partirent à la recherche des Messagères. Le Roi s’habillait, il choisissait avec soin chaque vêtement, se regardait dans le miroir, face et profil. Il entra dans le grand salon où les fleurs et les friandises jouaient avec les bouteilles de champagne au frais, les corbeilles de fruits, les cascades de croissants.
« Un second trône pour le Pape. Le tapis rouge ! »
Tout se mettait en place dans une grande frénésie.
« Que puis-je faire Majesté ? »
« Assurez-vous que le Pape n’ait pas une bague à poison, qu’il n’en verse pas dans ma coupe. Il aime la poudre de diamant, comme à la renaissance, tous les vieux Cardinaux sont morts dans de terribles souffrances. Ne laissez entrer sa garde personnelle qu’en petit groupe, six tout au plus. »
« Si nous invitions la Reine des Diablesses ? »
« Quelle brillante idée, nous pourrions nous en saisir, la présenter au Pape, au Cardinal et aux Inquisiteurs et juste après la cérémonie du Sacre, tous à l’opéra Royal pour la magnifique mise en scène de sa mise à la question, mais on ne le fera pas brûler, c’est trop doux, je veux qu’on utilise sur elle les dix instruments de torture des rituels de l’Inquisition, que le spectacle dure jusqu’à l’extase finale. »
« Peut-on tuer le Diable ? Le Souverain Pontife risquerait de s’ennuyer. »
« C’est possible, peut-être voudra-t-il ramener les restes de son corps comme preuve de sa victoire. »
« Et si la Reine des Diablesses… »
« Poursuivez, je vous prie ! »
« Une fantaisie sans importance. »
Un grand silence. Chacun se mit en place comme pour poser pour le photographe de la Cour. Les trompettes sonnèrent, les Suisses ouvrirent la grande porte, le Pape apparut. Au premier moment, tout semblait normal mais très vite la démarche souple et dansante du Pape capta l’attention. Le Pape s’approcha du Roi sur le tapis rouge, une voilette noire cachait son visage. Le Pape tenait en laisse un animal qui ressemblait à un lama des Andes, qui, lui aussi avait une démarche étrange comme celle d’un animal de cirque habité par des acrobates.
Le Pape releva sa voilette de voyage d’un geste élégant. Un cri traversa l’assistance. Le visage rouge, les mains rouges de la Reine des Diablesses apparurent. Personne ne bougeait. La peluche du lama enlevée par les trois messagères, on reconnut le Pape, nu et à quatre pattes, tenu en laisse par la Reine des Diablesses. Le silence était impressionnant, les contrebassistes cessèrent de jouer, tout le monde regardait le Roi dans l’attente de sa réaction. Le Roi se leva, couvrit le Pape de son manteau. La Reine des Diablesses, immobile, magnifique, le toisait.
« J’ai répondu à votre invitation. »
« J’en suis très heureux ! »
La Reine des Diablesses fit un mouvement qui la débarrassa de tous les vêtements papaux, elle apparut nue, rouge, splendide. Le Pape incapable de parler s’était réfugié sur son trône. Le Roi se rassit à son côté.
« Je suis la nouvelle Papesse. Regardez-le, cet usurpateur, il a tué les cardinaux et a pris la place du Pape précédent. C’est lui, le diable. Je suis vêtue de pourpre de naissance. Dieu m’est témoin ! »
« Une papesse, ça faisait longtemps… »
« Trop longtemps. Je sais ce que vous avez préparé. L’Opéra Royal pour ma mise à la question. »
« En effet, tout est prêt, nous n’avons même pas besoin de vous livrer au bras séculier, une ordonnance spéciale du Pape nous autorise à la pratiquer nous-mêmes. Les Inquisiteurs sont là. » dit le Cardinal.
« Vous êtes maintenant sous ma haute autorité, venez baiser mon anneau. »
Le Cardinal hésitait. Il était troublé.
« Une Papesse, impossible ! »
Le Roi après un moment de panique pendant lequel il eut le désir de disparaître selon son habitude lorsque les évènements requéraient sa présence, parvint à se contenir.
« Ne tombons pas sous le charme maléfique de Satan ! Au secours ! Gardes, saisissez-le-la-le, saisissez ! »
Les gardes et les Inquisiteurs se précipitèrent, ils saisirent la Reine qui se laissa faire avec un sourire énigmatique.
« Mettez-là en croix ferrée, sur la scène de l’Opéra Royal. Allumez le feu sous les instruments de torture et pendant qu’elle se prépare à souffrir, que le Pape me sacre Empereur !