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La nuit tombait, le Roi était fatigué. Il commanda une pizza napolitaine avec anchois. Je versai le vin des coteaux du Vesuvio. Le Pizzaiolo servit, le Roi était détendu. Un immense écran de télévision au mur. Ils se délectaient. Le Roi saisit la télécommande. L’image apparut sur l’écran géant. Le présentateur était vêtu de la combinaison grise. Son visage gris, ses cheveux gris. Seuls les projecteurs lui donnaient un semblant de visibilité.
« Honorables citoyennes et citoyens, serviteurs fidèles de la Majestueuse Majesté, voici le journal de 20H. Commençons par les choses les plus importantes : Ce matin, les urines du Roi étaient claires comme de l’or, ses selles en revanche formaient de petites boules dures qui ne sont pas de bon augure. Nous vous invitons à présenter votre avant-bras et votre code barre pour authentifier votre présence devant l’écran et nous vous rappelons que toute la famille doit se plier au rituel quotidien afin d’assurer la continuité de votre service alimentaire. Maintenant prions tous pour le bon transit de notre souverain bien-aimé. »
« Foutaises, je ne suis pas constipé ! »
« C’est une manière d’impliquer le peuple, de le faire entrer dans l’intimité du Roi » dis-je pour le calmer.
« Dès aujourd’hui, dans tout le Royaume, les Eternodrômes ont été installés, nous sommes ici dans celui de Lisbonne ou des milliers de citoyens se pressent pour recevoir la puce qui vous permettra d’accéder à l’immortalité.
Un jeune homme sortait de l’ Eternodrôme, il souriait.
« Je l’ai, je l’ai ! J’étais l’un des premiers sur place à deux heures du matin et maintenant il y a des queues de plus de mille personnes devant chaque stand. Je suis en route pour l’éternité ! Le Roi est grand ! Il nous protège et pour le remercier, nous travaillons quatorze heures par jour mais quand on a la foi, rien n’est trop beau pour le Roi. »
« Avez-vous déjà reçu les cubes de nutrition ? »
« Oui, c’est génial. Même taille. Même couleur. Ça se consomme tel quel, pas de cuisson, pas de vaisselle. Trois par jour. Viande, poisson, légumes. Pas de détritus, pas d’emballages, tout se mange même l’étiquette et comme je vis seul, rien à faire. Mais bien sûr, il y a des fraudeurs. Je voudrais dénoncer ici ma mère qui vit au 3, Impasse du Paradis. L’autre jour, elle a réussi à faire des lasagnes avec des produits du marché noir. »
« L’information est déjà transmise aux services de police. Merci, jeune homme… Un autre témoignage maintenant, celui d’un policier de quartier. Monsieur…
« Oui… Je suis soumis au devoir de réserve… »
« C’est sur ordre de la Cheffe de la police. »
« D’accord, avec plaisir alors. »
« Pouvez-vous nous parler de vos nouvelles voitures ? »
« Elles sont très belles, roses avec le nouveau signal lumineux : PEAU LISSE. »
« Êtes-vous bien reçu par la population ? »
« Après trois années de violence et du cruauté exercée selon les directives du Roi et de la Cheffe, nous avons été craints, aujourd’hui, nous sommes aimés. Plus d’agressions, plus de voitures incendiées. Le couvre-feu, trente minutes après la fin du travail. Tout le monde peinard chez soi. J’en profite pour faire un petit coucou à la famille et aux amis.
« Un dernier témoignage, un ouvrier heureux. Comment trouvez-vous la nouvelle organisation du travail ? »
« Mon grand-père était un anarchiste catalan, je crois que le Roi a réalisé son rêve. Plus d’argent, plus de paye, plus de perte d’emplois. Nous travaillons beaucoup, mais nous sommes nourris logés gratos. On nous livre à la maison et le dimanche, nous avons droit à une demi-heure de promenade autour de notre HLM. La seule chose que je regrette c’est que la voirie ait coupé les arbres. Ils étaient beaux.
« Mais enfin ils étaient verts et pire à l’automne, jaunes, jusqu’au rouge, parfois. »
« C’est vrai, c’est mal… Mais regardez notre immeuble, il vient d’être repeint en gris, tout neuf tout beau ! »
« Sans transition, trois descentes de police impromptues dans des appartements de récalcitrants dénoncés par de bon voisins-citoyens. »
On voit la police enfoncer une première porte et se ruer sur une femme qui lit un livre. Elle est promptement menottée.
« Des poèmes ! C’est écrit sur la couverture, chef ! Et le nom est éminemment suspect, Kate Tempest. »
« Déportation, usine d’engrais ! » hurle le Chef.
Une autre porte fracassée, scène identique, un homme écoute de la musique.
« C’est quoi ? Ce n’est pas le son gris ? »
« Non, chef, un truc avec de la neige, un homme qui marche, c’est écrit WINTERREISE, l’une des langues du royaume. »
« Allez, emportez l’individu et la pièce à conviction ! Un vinyle en plus, c’est interdit ! » dit le Chef.
Une troisième porte défoncée. Un ado sur son lit serre un billet contre son cœur, il tente de le cacher aux policiers qui le lui arrachent.
« Écoutez-moi ça, chef : « Mon amour, rejoins-moi ce soir dans la cave 17, j’ai trop envie de te serrer contre moi et de gouter à ta langue. Aurélie ».
« Répugnant, la pornographie est interdite ! Pas de mélasse sentimentale dans le royaume ! Emmenez-le et trouvez-moi la tentatrice, Aurélie. »
Le présentateur commente de sa voix synthétique :
« Comme vous le voyez, il y a encore dans le royaume des pratiques ignobles, soyez aux aguets, surveillez vos amis, vos parents, vos voisins et n’oubliez pas que plus vous dénoncez plus votre combinaison s’éclaircira pour bien montrer à tous que vous allez vers la pureté, l’éternité, parfois même, jusqu’au blanc qui vous permettra d’être présenté à un ministre et de jouir de certains avantages… C’est la fin de ce journal, demain, nous vous parlerons de la venue probable de Mammona, l’homme le plus riche du monde et mentor de notre souverain ! Il possède tout, votre corps et votre âme, un homme qui invente l’éternité entouré des plus grands scientifiques de la planète. »
La photo du Souverain souriant clôt le journal télévisé.
« Excellent ! C’est ce que j’appelle de l’information. Plus personne ne rêve de la liberté de la presse. Un concept éculé que nous avons fait disparaître.
« Tout évolue par cycle successifs, Majesté, dis-je.
« Perpetum mobile. »
« Comment le voyez-vous ? »
« Une répétition infinie de ce que je veux, ce que je crois, ce que je suis. »
« Et l’effet du temps ? »
« Je suis l’espace-temps ! Infini…Infini…Infini…”
Le Choeur entonne:
“Infini…Infini…Infini…”
Le Roi était pris d’une extase narcissique, il se figeait, les yeux exorbités. Les trois Messagères passaient, elles lui donnaient des petites claques en riant. Antoni les voyait, il était aux anges. Le Roi s’ébroua et revint à lui doucement.
« Je suis touché par la grâce ! »
Le Roi s’agenouilla et se mit prier, les Messagères disparurent comme par enchantement.