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Ce matin-là, le Roi était de bonne disposition. Toujours convié au petit déjeuner, j’étais parfaitement à l’aise dans ma duplicité révolutionnaire sachant qu’elle avait été orchestrée par la Reine des Diablesses. J’étais un poisson rouge dans l’aquarium géant de la Monochromie. Le café était délicieux, le Souverain y avait fait ajouter une note colombienne.
Nos esprits se rencontrèrent soudain. Le Roi me proposa une ligne coke avant d’affronter la Cour.
Lorsque nous étions en tête à tête et que le Roi était calme, il m’arrivait de lui trouver un certain charme, une intelligence stratégique. Des instants fugaces qui ne parvenaient pas à me distraire de mon dessein. Le Roi me confia son attachement pour le Pizzaïolo qui non seulement confectionnait les meilleurs pizzas, craquantes, dorées, éclatantes de mille couleurs, créatives à souhait mais la dernière pizza ou la mozzarella de bufala était sillonnée de rivières noires tracées à l’encre de seiche avait fait naître l’angoisse dans l’esprit du souverain. Il y voyait un sombre présage. Puis, à brûle pourpoint, il changea de cap et me vanta les vertus sodomites de son nouvel amant. Il craignait que le Cardinal lui ravisse ce trésor et comme les pratiques anales allaient bon train à la cour, les sphincters se relâchaient au point que les laquais munis de petites pelles ramassaient les étrons ici et là.
« Je finance les recherches d’un petit génie de l’Université de Berkeley qui est en train de mettre au point un anus électronique que l’on pourra contrôler avec le souffle. Et comme j’aime à contempler les culs qui s’approchent de moi, je lui ai demandé de les faire sertir de rubis, de diamants et d’émeraudes par l’un des meilleurs joaillier de Florence, pour la noblesse et par Swarovski pour ceux de plus basse extraction. Les culs lanceront mille feux et une fois la porte passée, notre bite retrouvera le velouté magique. On pourra aussi fermer sa porte aux intrus dans les orgies. Vous ne trouvez pas l’idée épatante ? » dit le Roi.
J’acquiesçai en finissant le dernier croissant.
Les portes s’ouvrirent, les trompettes sonnèrent, la petite troupe servile entra le cœur battant, prêt à découvrir les derniers caprices du souverain. Ils tremblaient. Les regards fuyants se perdaient. Tous n’étaient pas habiles au patinage arrière. Une chute vaudrait la disgrâce. Le Roi Lune ne supportait pas l’imperfection et le moindre signe de celle-ci le faisait entrer dans de terribles colères. Pour calmer le jeu, je demandai le silence et ordonnai au chœur de déclamer une ode du Prince des Berbères, le grand poète Mohamed Khair-Eddine.
je porte dans mes stigmates un roi qui fait la soif
pour mille luettes saboulées d’éclairs coureurs
sagaies battues sur mon astre truand
dans mes vaccins je porte un roi qui fait rugir
les lionceaux d’une enfance morcelée dans l’hiver
mes jambes d’apode mesurent le danger tiède
ouvert à petit éclat de gyromitre
je colporte dans mes poumons un vieux lépreux
et son peuple scandale de chevilles nouées d’entorses
Le Roi, les Ministrelles, la Cour restèrent silencieuses, attendant le verdict du Roi, perdu, qui regardait le plafond comme s’il suivait le parcours d’une mouche. Le silence pesant s’abattait sur les corps figés. Le souverain ne savait que penser. Il voulait des louanges à la fois claires et intelligibles pour le peuple. Pas de poésie. Il parla enfin : «Pas de Lune, pas d’allusion à ma divine personne. Je ne sais que penser. La prochaine fois, demandez l’avis du Cardinal ! Du sucre, de la pommade, que diable !»
La cour acquiesça. Le Cardinal souriait sournoisement en s’inclinant. Il avait marqué un point. Et le Roi, partit dans son délire pendant que le chœur chantait sottovoce : Du sucre…De la pommade… »
« Que ça glisse ! Que ça glisse dans le lys ! Que ça patine dans le cul de l’infini ! Que le lys en bouquet odorant se mêle à la glycine de la Royauté dans le lent glissement des glapissements arrachés à l’aimé tendre cul des folles Ministrelles ! Ah ! Retenons la jouissance de la transe par la danse ! Musiciens ! »
Un batteur, un contrebassiste perdu dans un groupe de rock, un guitariste apparurent ainsi que le fantôme d’un vieux rocker sénile qui ânonnait son chant : « A boire dans la gloire de la baignoire, je chante ma solitude, loin des turpitudes, turlutes, tulipes et Mozambique… Merde… J’mélange les textes… »
La musique s’arrêta.
« Dansons en silence ! hurle le Roi. »
La Cour s’exécute. Piètres danseurs. Un pot-pourri de toutes les danses, de la gavotte au twist en passant par le tango et le pasodoble. Une catastrophe. Le Roi remonte sur le trône un peu essoufflé. Tout le monde s’immobilise. « Regardez mes chaussures ! On ne regarde pas le Roi lune dans les yeux ! »
Le Cardinal saisit ce moment de vide interstellaire pour annoncer une bonne nouvelle : « Majesté, Le Pape vient de me faire savoir qu’il vous rendrait visite à condition que l’allée de glace soit prête pour que ses rennes le tirent jusqu’à vous. C’est un excellent patineur ! Il a même tranché la gorge d’un terroriste d’un coup de patin à glace dans une figure exquise, ce dimanche, sur la place Saint-Pierre, devant une foule considérable… ».
« Je suis heureux qu’il puisse être coupant ! Soit ! Qu’il vienne mais je ne veux pas de crottin de renne sur l’allée qui conduit à la porte du Palais ! Sait-il que je suis Dieu ? Venons-en aux ordonnances du jour… Premièrement, toute forme d’art, toute tentative artistique ne sera autorisée que si elle s’inscrit dans le cadre strict de la Monochromie. L’émergence d’une couleur, même dans le son, sera sanctionnée par l’exil dans nos clubs de vacances et de rééducation mise à notre disposition en Sibérie par celui qui chevauche les ours… Nous nous rapprochons beaucoup en ce moment et bien qu’il apprécie l’idée de mon goulag intérieur, il est heureux à l’idée de repeupler ses anciens goulags. Le froid, le travail, la discipline de fer, la famine, semblent venir à bout des terroristes les plus coriaces. C’est le heurt de deux concepts qui sont peut-être complémentaires. Je veux mon Yves Klein du gris. Mon Malevitch du carré gris ! Trouvez-les-moi ! Parcourez le royaume, mon palais est si grand, 256 chambres, 24 salons, les appartements royaux, qu’il me faudra au moins 500 toiles pour le décorer. Je veux mille nuances de gris dans la Monochromie. Un gris glisse dans l’autre gris dans un glissement continu et engendre un nouveau gris, palpitant et frais. Gris ! Gris ! Gris ! Grigri ! »
« Grigrigrigrigrigrigrigri! » entonna le chœur.
« Et maintenant, une nouvelle ordonnance : J’interdis le printemps ! (Surprise puis consternation des courtisans). Oui ! Je peux tout interdire, même les saisons ! Vivaldi sous mon règne n’aurait composé qu’une saison, la Monochromie. Le prêtre roux qui suffoquait à l’idée de dire la messe et préférait passer son temps avec les jeunes filles de son orchestre comme Alba del violino ou Stefania del corneto, serait ici à mes pieds, fier de composer une musique monotone et sans élan, cromorne et basse continue, vous voyez ce que je veux dire, le son unique et mou, sans inflexions, sans crescendo, sans vivace, sans virtuosité à tel point que n’importe quel Yapou[1], j’adore ce mot, pourrait le produire sans avoir étudié la musique, un son énorme, comme le pet d’un brontosaure ! Quel rêve. Cardinal, convoquez Vivaldi ! »
« Il est mort en 1741, Majesté mais je pourrais convoquer son successeur allemand qui a retravaillé la question… Je crois qu’il s’appelle Max Richter. »
Le Roi ne répondit pas. Il avait le regard limpide de celui qui voit Dieu flotter dans l’empirée.
« Quand nous aurons atteint l’éternité, le temps n’existera plus et vous pourrez le convoquer ainsi que les papes les plus brillants, les plus sodomites, les plus criminels et nous serons en joyeuse compagnie dans l’intergalactique ! Ne doutez pas de ma puissance ! Je me griserai dans l’infini ! Griser-gris, vous comprenez ? »
Le contrebassiste sortit son archet et tenta de produire un son gris, continu. Le Roi écoutait avec attention.
« Oui, quelque chose comme ça… Excellent… Je vous nomme Maître de la Chapelle Royale, vous collaborerez avec le Grand Nocturne, directeur de l’Opéra. Répandez la doctrine du son unique et grisolant-désolant ! Le son qui ne laisse aucun espoir, aucun rêve se former, le son que la nuit même ne peut arracher à sa continuité éternelle !
[1] Yapou bétail humain, Shozo Numa, éditions Laurence Viallet, 2022.