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Billet de blog 1 avril 2014

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« Patriotisme » vs l’amitié

Macha, je la connais depuis l’âge de mes treize ans. Elle est arrivée dans notre classe en 1998. Une jolie fille aux grands yeux bleus et un nom sonnant un brin balte. C’est elle qui m’a fait une coupe des cheveux aux toilettes de l’école l’année suivante, mon premier look « branché ». C’est avec elle qu’on a bu des « cocktails » chimiques et dégueulasses dans des cannettes bon marché. С’est ensemble qu’on est allées écouter du rock russe

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Macha, je la connais depuis l’âge de mes treize ans. Elle est arrivée dans notre classe en 1998. Une jolie fille aux grands yeux bleus et un nom sonnant un brin balte. C’est elle qui m’a fait une coupe des cheveux aux toilettes de l’école l’année suivante, mon premier look « branché ». C’est avec elle qu’on a bu des « cocktails » chimiques et dégueulasses dans des cannettes bon marché. С’est ensemble qu’on est allées écouter du rock russe dans des salles étouffantes et à ce festival d’été en juillet 2003 où il y a eu en attentat suicide. On ne l’a su qu’après.

On a fait la même fac, on a lu les mêmes livres, on a voyagé. A Kiev et en Crimée, par exemple, que l’on faisait découvrir à nos amis français. Sébastopol, Yalta, Koktebel. À Koktebel, on voulait mettre nos tentes au bord de la mer mais les plages étaient crades en ce mois d’août, jonchées de mégots, de plastique et de bouteilles. On disait à nos amis que c’était une anomalie, que les autres années les plages étaient belles. On voulait qu’ils aiment la Crimée comme nous on l’aimait. La plage la plus propre que l’on avait trouvé était naturiste. On a ri mais on n’avait pas vraiment de choix. On y a mis nos tentes et on y est restés plusieurs jours sous les regards méprisants de cette joyeuse communauté que l’on n’avait pas osé suivre.

On est allées en France ensemble. C’étaient nos premiers voyages dans ce pays qui nous faisait fantasmer depuis notre enfance, qu’on avait dans nos manuels de français avec ce Pif communiste et sur nos cartes qu’il fallait apprendre par cœur. Sur les photos collées aux murs de notre école « avec apprentissage approfondi de la langue française ». L’école « française » tout court, au milieu des «khrouchtchevka», ces immeubles à quatre étages construits sous Khrouchtchev, à l’ouest de Moscou.

Après, je suis partie m’installer à Paris. A chaque fois que je revenais à Moscou, on se voyait sans faute. En y allant, je me disais : il faut que j’achète du pastis pour elle, parce qu’elle aime bien le pastis, elle aime bien Marseille. D’ailleurs, elle a tout de suite adoré cette ville alors que moi, j’ai mis du temps à l’aimer. Elle m’offrait toujours des cartes drôles avec des filles aux gros seins et des inscriptions pleines d’humour. Elle cuisine délicieusement : pour mes 27 ans elle m’avait préparé un pique-nique de rêve. On était une vingtaine dans un parc au bord de la Moskova, on a bu, on a fumé, on a fini par donner le gâteau aux ouvriers de nuit.

Et puis, il y a eu le soulèvement en Ukraine et le rattachement de la Crimée à la Russie. Avant, on avait quelques discussions sur la politique, on n’était pas d’accord, on débattait mollement, ça en finissait là. Mais cette fois-ci, c’était différent. J’ai reçu une longue lettre très méchante et ensuite un commentaire sur Facebook où Macha me proposait « d'organiser un vrai débat sur la démocratie et de respecter l'ordre mondial au sein de ma chiotte » et « d’aller me faire foutre avec ma propagande américaine ». En français parce qu’on l’a appris ensemble. Elle disait qu’elle était « désolée de me connaître ou plutôt heureuse de ne me connaître plus » depuis maintenant. Ce commentaire, elle l’a laissé sous un lien que j’avais posté vers l’interview de l’historien américain Timothy Snyder où il explique que, selon lui, « la Crimée a été occupée pour détruire l’Etat ukrainien ».

Une troisième amie à nous, une copine de classe, installée depuis longtemps aux Etats-Unis va se marier cet été à Chicago. On devait s'y retrouver toutes les trois. Macha avait déjà son visa et sa robe. Finalement, elle n’y va plus. Apparemment, à cause des USA et de la fameuse « propagande américaine ».

Je n'ai répondu ni à sa lettre ni au commentaire sur Facebook. Je ne l’ai pas appelée non plus alors que j’aurais peut-être dû.  Je ne sais pas ce que je peux lui dire. Je ne sais pas s’il y a des arguments contre cette agressivité gratuite qu’on appelle maintenant « le patriotisme ». Сontre cette rhétorique qu’on brandit aujourd’hui partout en Russie et à tous les niveaux : vous n’êtes pas d’accord avec nous, alors vous êtes des « traîtres nationaux », vous êtes la « cinquième colonne », vous ne faites rien à part crier votre mécontentement alors que nous, nous aimons vraiment notre pays.

Sur les sites russes on trouve aujourd’hui des témoignages sur les conflits familiaux à cause de la Crimée ainsi que des conseils de psychologues pour les éviter. Je ne suis pas la seule, sur Facebook russophone les gens n’arrêtent pas de rompre d’une façon démonstrative leurs liens d’amitié et de s’insulter publiquement. Je ne sais pas s’il y a une explication à cela (à part des choses évidentes comme la façon dont la télé traite ce conflit) mais c’est assez effrayant d’observer la légèreté et la rapidité avec lesquelles sont balayées ces années d’amitié, ces souvenirs en commun, ces plages, ces livres et ces fêtes.

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