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Billet de blog 10 juin 2015

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Saint-Georges et Nuits de Moscou

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Moscou, j'essaie d'y rentrer souvent. J'y ai grandi mais depuis quelques années chacun de mes voyages ici, mis à part la joie de retrouvailles, me rend malade. Depuis un an surtout. Depuis la Crimée.

Comment a-t-on fait pour en venir là ?

Je me suis dit qu'il fallait que je note ces petits marqueurs de l'époque. Ces signes visibles et invisibles, verbaux et graphiques qui dessinent les contours de ce temps trouble et vénéneux, le fissurent en un avant et un après.

« Hello, la cinquième colonne ! ». Mon frère me fait la bise et prend ma valise à la sortie de l'aéroport. Il oubliera aussitôt sa petite blague, mais moi, non. Je suis sure qu'il ne connaissait pas l'expression il y a encore un an. Mais depuis qu'on dénonce la « cinquième colonne » à la télé comme une réelle menace pour la stabilité et l'épanouissement du pays, depuis que les activistes-patriotes mettent des bannières contre cette « cinquième colonne » en plein centre de Moscou, le mot est de retour dans le langage courant. A partir du moment où on est guidés par ses instincts patriotiques, tout est permis.

Dans une des cours d'immeubles de mon enfance, noyée dans une épaisse verdure, je tombe sur une grosse 4x4 mal garée sur le trottoir. «Obama est une merde». C'est marqué en bas du coffre de la voiture en grandes lettres. Heureusement que c'est une Nissan et non pas une Ford. C'est la nouvelle mode en Russie : des voitures comme celle-ci j'en verrai plusieurs autres avec des insultes qui sont censées être drôles, adressées à l'OTAN et au président américain en personne.

Lors des repas familiaux bien arrosés, les amis de mes parents se mettent à m'apprendre la vie. « Les libéraux sont des salauds », hurle mon oncle. J’essaie de ne pas répondre pour ne pas envenimer la réunion. « Vous avez un regard déformé, vous là-bas », insiste une amie de famille. « Et d'ailleurs, comment va votre petit-fils ? Dites donc, il doit déjà être tout grand ! », je lui réponds. Elle est tenace, elle ne va pas abandonner l'affaire comme ça, elle me regarde longuement et lâche : « Tu ne veux pas écrire quelque chose de bien sur Poutine ? ».

J’entre dans une grande librairie en plein centre de Moscou. « Comment les États-Unis bouffent les autres pays », « Le Reich britannique lors de la Deuxième guerre mondiale», « La lutte pour le Donbass : chroniques des batailles ». Les titres des livres en tête de gondole sont délirants, leurs auteurs, pour la plupart, inconnus. Le magasin grouille du monde. En revanche, pour Tchekhov ou Tolstoï, il faudra monter à l'étage pour en trouver.

Et puis, il y a bien sûr le ruban de Saint-Georges devenu par je ne sais quelle astuce de la propagande le symbole de la victoire soviétique sur les nazis, symbole surtout du soutien au séparatisme à l'est de l'Ukraine. Il est partout ce petit ruban soyeux, aux rayures orange et noires. A Roissy je ne me tromperai pas de porte d’embarquement : une petite valise noire au milieu de tant d'autres, identiques, mais avec le ruban de Saint-Georges soigneusement attaché à son anse m'indiquera le début de mon chemin vers Moscou. Ce ruban, je le retrouverai derrière les vitres camouflées des milliers des voitures moscovites, sur les sacs des voyageurs dans le métro et dessiné sur les façades des immeubles. On dirait que la ville entière tel un gâteau d’un pâtissier-patriote fou est enveloppée d’une bande géante orange et noir. Ce ruban voulu de la libération qui décore désormais les manifestations militaristes et identifie les combattants pro-russes du Donbass.

Moscou est une ville géniale. Vertigineuse. Puissante. Une ville qui bouge, qui change, qui mélange tout. Une ville de toutes les possibilités. Avec du wifi gratuit dans le métro, des bars ultra chics qui disparaissent et apparaissent tous les mois, des startups cool et des poufs colorés dans les jardins publics. Branchée, connectée et qui vit 24 heures sur 24. C’est aussi une ville où on déclare sa haine haut et fort, où on l’écrit sur les murs, les voitures, les affiches et les couvertures des livres. De ces deux villes, laquelle prendra le dessus ?

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