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Billet de blog 14 juillet 2015

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Pleure, Alexis

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Car tu as de quoi. Tu avais remporté presque toutes les batailles, et tu viens de perdre la guerre. Ce ne sont pas les lauriers du vainqueur et la joie de ton peuple au milieu de sa souveraineté retrouvée qui t’attendent, mais l’infamie d’une capitulation honteuse et humiliante.

Infamie, ai-je dit ? Au sens premier du terme alors ; celle de la réprobation qui s’abattra sur toi, de la part de ton peuple, de la part de tous ceux qui avaient cru en toi, mais non pas cette posture morale supérieure qui voudrait te donner honte, de la part de gens qui ne savent pas ce que tu as enduré. Car qui pourrait te donner des leçons, en vérité ? Qui peut s’imaginer le calvaire que tu as enduré, pendant ces mois, ces heures où il t’a fallu tenter de contenir la marée, le plus souvent en vain, des assauts menés par tes adversaires ? Nul ici n’a le droit de te juger. Ton peuple n’aura pas cette mansuétude ; mais ce sera son privilège exclusif, le seul en vérité qui lui reste à présent.

Car tel Geronimo jadis, tu as du livrer ton peuple à l’ennemi. Les stylos Mont Blanc ont remplacé les fusils, les banquiers les corps de cavalerie, mais les visages pâles de l’Europe ont bel et bien montré leur vraie nature, celle d’individus méprisables, déterminés à t’imposer, comme l’écrivait Keynes en une autre époque, « un traité carthaginois, édifié sur l’hypocrisie, et constituant un défi à la justice, à la pitié et au bon sens »[1].

Le châtiment qui t’attend est si terrible qu’il est impossible de le souhaiter à son pire ennemi : tu ne devras pas seulement contempler, impuissant, à la destruction de ton pays, à la dilapidation de son patrimoine que tant de générations de Grecs ont peiné à édifier, à sa mise sous tutelle qui verra les androïdes en costume-cravate interchangeables de la Troïka s’instituer comme les véritables seigneurs du pays ; mais tu devras en plus mettre ces régressions en œuvre toi-même, et leur donner un vernis légal, pour masquer la puanteur dictatoriale qui s’en échappe. Et nous contemplerons, impuissants à notre tour, cette mascarade d’un état souverain abandonnant « de plein gré » sa souveraineté.

Soient-ils maudits, ceux qui t’ont obligé à boire ce calice. Maudits, ces gouvernants au cœur de métal et de rouages, au premier rang desquels les Allemands, oublieux de leur propre histoire, bien décidés non seulement à ne rien lâcher, mais à alourdir encore la facture. Maudits, ceux qui les ont soutenus, exécutants serviles de politiques de misère publique, préférant justifier par leur soutien les années de privations dont ils ont accablé leur peuple, plutôt que de l’amener à prendre sa liberté comme tu as essayé de le faire. Maudits, leurs bagages accompagnés, les Français, insensibles aux valeurs les plus fondamentales qui devraient les guider, et qui ont préféré sombrer dans l’infamie, la vraie, d’être les exécuteurs des basses œuvres de la chancelière Merkel. Soyez fiers, petits hommes ; vous avez réussi à réduire ce qui fut jadis un peuple frère à la quasi-servitude. Quel courage ! Quel sens du compromis ! Que vous ont-ils donc fait, ces Grecs, pour mériter tant de cruauté de votre part ? Car il y a véritablement de l’obscénité dans l’acharnement dont vous avez fait preuve, européens, ou dont a minima vous vous êtes rendus les souriants complices.

Et pourtant, Alexis, tu as une part de responsabilité dans le malheur qui vous afflige, toi et ton peuple. Tu as fait deux erreurs, l’une entraînant l’autre.

La première fut de croire que tes interlocuteurs pourraient se montrer raisonnables ; après tout, qui aurait pu s’imaginer que les Allemands et leurs laquais prendraient le risque d’une déstabilisation de toute la zone euro dans le seul but de voir triompher leur vision politique et économique ? Qui aurait pu croire que des femmes, des hommes préférassent la mise en esclavage de tout un peuple plutôt que de faire la moindre concession ? Nul n’aurait pu s’imaginer une telle débauche d’inhumanité. Mais l’aveuglement dogmatique n’est pas chose nouvelle, hélas ; pour infime que cette probabilité se présentait alors, il appartenait à un gouvernement de combat de la prévoir. Tu t’y es refusé ; et partant, tu n’as pas voulu envisager une sortie unilatérale de l’euro dans les conditions les meilleures pour ton peuple.

Des mois durant, je me sentais rasséréné par la pensée que toi et tes compagnons ne pouviez pas ne pas avoir prévu et planifié -en sourdine bien évidemment- cette éventualité ; et dès lors, tu apparaissais au lendemain du « non » retentissant comme le maître du jeu. Mais les négociations qui viennent de s’achever ne t’ont en fin de compte laissé aucune marge de manœuvre ; tes ennemis ont compris que tu ne pouvais pas, sans la moindre préparation, envisager cette option. De ce moment, tu étais dos au mur, t’étant privé de cette porte de sortie. Et ta posture est apparue telle qu’elle peut se révéler pour les plus retors de joueurs de poker : un bluff magnifique, mais un bluff tout de même. Et tu as eu, il faut l’admettre, les plus redoutables et les plus impitoyables des joueurs de poker en face de toi. Face à eux, la moindre improvisation n’est pas permise. Ton exemple nous l’apprend dans l’amertume.

Je n’ai pas envie de prêter ma voix au chœur des matamores de salon, des défaitistes de carrière, n’ayant pas attendu le moindre délai de décence pour entonner leur « je vous l’avais bien dit ! ». Je les laisse à leur dérisoire schadenfreude. Je les plains plutôt de n’avoir que ce seul plaisir dans la vie.

Telle celle des Communards de jadis, telle celle des Apaches, ton épopée, si elle a connu une fin amère, n’en reste pas moins une expérience riche de sens pour nous. Elle a permis au monde de réaliser la vraie nature des dirigeants européens, et elle a permis à ceux qui considèrent encore les concepts de « démocratie », et de « souveraineté » comme de vrais idéaux et non comme de simples colifichets à agiter devant des micros, elle a permis à tous ceux-là de se rendre compte qu’aucune naïveté n’est permise ; et que pour abattre cet ennemi, il nous faudra nous endurcir, et nous préparer à tout. Absolument à tout.

Mais ce soir, Alexis, ce soir, je pleurerai avec toi.


[1] J.M. Keynes, Les conséquences économiques de la paix, 1919

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