Attendre que la poussière retombe. Que les esprits se calment, et qu’au-delà des émotions suscitées par les évènements de cette semaine, nous puissions de nouveau faire preuve de réflexion. Je ne sais pas s’il y a un délai raisonnable pour ce genre de chose ; alors quitte à en rajouter une couche dans l’ambiance de merde qui s’est installée dans le consensus pas si global observé ces jours-ci, je crois qu’il va falloir que nous nous parlions tous de choses qui fâchent. Parce que les tueries associées à Charlie Hebdo sont le signe d’une accélération d’un processus qui va nous amener tout droit à la destruction de notre pays si rien n’est fait pour altérer sa course. Plusieurs forces, mises en branle depuis un certain temps déjà, sont en train d’échapper à tout contrôle.
Je ne m’attarderai pas sur le jeu politicien qui a déjà commencé sur le thème « qui va tirer le plus la couverture à soi », qu’il s’agisse de se refaire une virginité politique pour le gouvernement PS ou pour l’opposition UMP, ou encore d’accroître ses gains pour le FN (à noter que curieusement, celui-ci a sacrément raté son coup pour la première manche). Ni sur la horde médiatique elle aussi sacrément occupée à redorer son blason. Je crois que chacun sait ici à quoi s’en tenir. Non, je veux parler des véritables forces opérant au sein de la population de ce pays.
En apparence, rien de commun entre elles. La première, la plus évidente, c’est celle de la radicalisation dans le discours et les actes de certains français musulmans (car faut-il rappeler que les frères Kouachi comme Ahmed Koulibaly ne venaient pas d’un fantasmatique Orient nébuleux et menaçant, mais étaient tous trois citoyens français). La seconde, qui vient immédiatement à l’esprit, c’est celle de la horde réactionnaire qui n’a pas attendu la fin de la journée des attentats pour éructer sa haine primaire de tout ce qui est plus ou moins basané, que leurs représentants médiatiquement les mieux en cour ont bien évidemment entouré de sous –entendus plus hypocrites, suggérant sans le dire, parfums lourds pour dissimuler la puanteur de leur réaction reptilienne. Dans le cadre de ce blog et de ce journal, il y a peu de chose à effectuer contre elles ; je gage en effet que peu de djihadistes ou de lecteurs de Rivarol ou Minute fréquentent assidument ces eaux.
Il existe en revanche une troisième force concourant à la destruction des derniers vestiges de lien entre les différentes classes flouées de notre pays. Cette force-ci, à la différence des autres, opère en toute inconscience d’elle-même, car elle n’est pas portée par des sentiments négatifs de haine, d’exclusion ou de ressentiment, mais au contraire pleine d’intentions vertueuses, persuadée de la justesse et de la vérité de sa démarche. Cette troisième force n’est pas la moins destructrice des trois ; c’est celle des tenants d’une laïcité pure et dure, dont on a de plus en de mal à voir ce qui la distingue d’un athéisme militant. Et force est de constater qu’elle n’en est pas moins destructrice pour être inconsciente.
J’ai conscience que la formulation a de quoi choquer ; bon nombre des tenants d’une laïcité sans faille sont au contraire persuadés qu’il s’agit de la seule façon d’assurer un minimum de concorde civile dans ce pays. Il s’agit de la plus mortelle des illusions, pas tant à cause de l’intention que de ce qu’elle suppose comme préjugés dans la plupart des esprits. Et je déteste céder à la facilité de ce genre d’arguments, mais il y a bien une raison pour laquelle Marine Le Pen n’a aucun mal à récupérer le concept pour camoufler son islamophobie, laquelle à son tour ne cache que pour les hypocrites et les simples d’esprits l’arabophobie historique de cette formation. Et cette raison est la suivante : la vertu des laïcards de gauche, l’ambiguïté d’une Caroline Fourest, ou l’hypocrisie d’un Zemmour ou d’une Le Pen puisent tous à la même source : celle d’un sentiment de supériorité civilisationnelle, assumé pour les derniers, inconscient pour les premiers.
« Supériorité civilisationnelle » : voilà qui ne manquera pas de faire bondir beaucoup. J’admets que la formule est choquante, surtout pour ceux, nombreux, qui estiment que solidarité internationale et laïcité peuvent parfaitement aller de pair. Alors il me faut m’expliquer par le menu, et montrer où se situe le problème. On me pardonnera, je gage, la longueur du propos, mais il faut du temps pour passer tout cela en revue. Je propose de revenir sur quelques slogans attachés à la laïcité en premier lieu.
Je préciserai toutefois ceci, avant d’entrer dans le vif du sujet : je suis partisan de la laïcité telle qu’elle fut établie dans son esprit en 1905 : l’Etat ne se mêle pas des affaires de religion, et la religion n’intervient pas dans les affaires d’état. Rien de plus, rien de moins. Je ne pense pas qu’il s’agisse de la seule règle de conduite pour une nation civilisée ; il en est d’autres, comme on le verra, qui n’ont pas adopté une séparation aussi stricte, et qui n’ont cependant aucune leçon de modernité à recevoir de la part de la France. Je pense toutefois que cette règle, telle qu’établie en 1905 je le répète, est assez saine.
1. « La laïcité est le seul rempart contre l’obscurantisme ».
Première idée, celle d’une laïcité comme rempart contre l’obscurantisme –et, partant, de l’obscurantisme religieux. Dans ce slogan, un double malentendu : assimiler obscurantisme et religion, et, partant, confondre laïcité et athéisme militant. Alors pour éviter de parler dans le vide, regardons de plus près les acceptions les plus courantes du terme « obscurantisme ». Selon Wikipedia, il s’agit d’une attitude de négation du savoir et de la construction rationnelle. Autrement dit : pratiquer au besoin le déni des faits pour préserver le dogme ou la théorie.
Nul besoin de chercher très longtemps pour constater que, défini ainsi, l’obscurantisme est loin d’être le seul lot des religions ; on peut citer bon nombre d’assertions assez courantes ces temps-ci qui sont en contradiction totale avec tous les faits observés : « Il n’y a pas d’alternative à l’austérité, on ne peut pas dépenser plus que ce que l’on gagne, n’est-ce-pas », ou encore : « il est normal que les patrons, gens aux qualités de décision et d’audace qui les distingue du commun des mortels, aient une rémunération bien supérieure à celle des simples salariés » (je jure que j’ai entendu ces propos en 2014, sur une radio publique, sorte de Darwinisme social revu à la sauce néolibéral) ; sans oublier le bon vieux « le chômage, c’est juste une affaire de remettre les fainéants au boulot ».
Voilà qui est tout aussi obcurantiste que n’importe quel dogme religieux, tous ici en conviendront ; et pourtant, le laïcard moyen n’en dira mot. Car là n’est pas l’objet de son combat. Et peu importe si les Calvi, les Pujadas, et tous leurs experts en peau de lapin, par leur dénégation des faits accumulés par les sciences sociales au fil des dernières décennies, font bien plus de dégâts dans la société que tous les curés et imams de ce pays. Alors, objectivement, de quel côté est-tu, laïcard ?
2. « Les droits des femmes sont mieux défendus par la laïcité que par n’importe quel religieux »
Autre assertion que l’on a pu entendre, notamment à propos des lois interdisant le port du voile dans les espaces publics. Certains ont voulu cacher hypocritement la chose en la plaçant dans le cadre « signes religieux ostentatoires ». Eh, oh, pas de chichis, hein ; c’est bel et bien le voile ou le foulard qui posait problème, pas les croix épinglées sur les vestes ou les kippas. Le voile serait donc symbole d’oppression des femmes. Peut-être bien dans l’esprit. Mais la plupart des pourfendeurs de ce voile ont-ils pris le temps de discuter avec les femmes concernées, ou bien se rapprocheraient-ils davantage d’un Bob Siné, qui écrivait un jour : « chaque fois que je croise une femme voilée, j’ai envie de lui balancer une grande baffe dans la gueule » ? Pas de doute, ça la fera réfléchir un bon coup, l’ispice di counasse.
Il est vrai qu’à la décharge de Siné, celui-ci est héritier d’une tradition française qui, historiquement, a toujours… quoique, à y regarder de près, on ne peut pas dire que notre pays puisse particulièrement s’enorgueillir de ses états de service en la matière.
Rappelons ici que la France, pays des Droits du Gonze, fut l’une des dernières en Europe à accorder le droit de vote aux femmes. Et ce ne fut pas le fait de hordes obscurantistes, non, ce fut celui de belles âmes de gauche, laïques, et d’autant plus préoccupées de refuser ce droit assez fondamental à l’autre moitié du pays que celle-ci était soupçonnée de « voter comme le cureton le dirait ».
Rappelons également qu’il fallut attendre 1967 pour que ces dames puissent disposer d’un compte bancaire à leur seul nom, sans l’autorisation préalable du mari ou du papa. En matière d’égalité salariale, on ne peut pas dire que ce soit non plus la panacée, encore aujourd’hui.
On pourra toujours se targuer de la « révolution sexuelle » post-années 1960 pour affirmer haut et fort notre supériorité civilisationnelle. A ce sujet, je serais tenté de dire que l’on reconnaît l’arbre à ses fruits : car si l’on considère que la publicité s’en est largement inspirée pour banaliser l’exposition du corps des femmes, ou si l’on analyse en profondeur le niveau intellectuel de la plupart des dessins que l’on peut trouver dans Charlie-Hebdo, alors il faut bien reconnaître que cette libération fut surtout la décomplexification du désir bien masculin de tremper sa zigounette dans tous les pilou-pilous qu’elle veut. Et pas grand-chose d’autre. Pour l’émancipation féminine, on repassera.
3. « Un modèle à exporter »
Ce nonobstant, considérons que la laïcité « à la française » soit encore un modèle viable. Une première objection : il existe d’autre pays qui n’ont pas fait preuve de la même psychorigidité en la matière, et qui laissent les signes religieux s’exprimer dans une plus grande liberté. Guère besoin d’aller très loin : c’est le cas du Royaume-Uni, par exemple. On me répondra que dernièrement, cela n’a pas donné de si bons résultats que cela. Certes. Mais s’il faut faire le compte en matière d’émeutes, la France n’a guère de leçons à donner.
La religion devrait-elle rester confinée dans la sphère du privé ? Il faut souligner en premier lieu que cela vient en contradiction avec l’esprit comme la lettre de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme -rédigée en grande partie par des Français au passage- et notamment de l’article 18, proclamant ce qui suit :
Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites.
On pourra approuver ou réfuter une telle philosophie ; mais au moins reconnaître que la laïcité n’est pas la seule norme civilisationnelle au monde, et qu’elle ne produit pas toujours de meilleurs résultats qu’une plus grande liberté d’expression des convictions religieuses ou spirituelles.
4. « Je suis Charlie » : un cri de blancs ?
Je suis loin d’être le premier à le noter, mais si l’on observe la foule qui s’est amassée ce dernier dimanche, on constatera qu’elle fut loin d’être bigarrée ; pour l’essentiel, les manifestants étaient des blancs, urbains, éduqués. Comment se fait-il que davantage de musulmans ne se soient pas déplacés, en dépit des injonctions médiatiques renouvelées à bien montrer patte blanche ? Pour le fronteux de base, la réponse sera évidente. Mais puisque nous sommes entre gens bien éduqués, n’est-ce-pas, tentons de voir un peu plus clair dans cette histoire.
Voilà une population composé de descendants de colonisés, installées depuis deux, trois générations dans le pays de leurs anciens colonisateurs. La situation n’est d’emblée pas neutre : outre que le ressentiment colonial est loin d’avoir disparu, des deux côtés d’ailleurs, il faut prendre en compte le sort que la Patrie des Droits du Gonze Blanc leur a réservé : relégués à la périphérie géographique et socio-professionnelle, comme à la périphérie de notre imaginaire : ces banlieues nébuleuses, hideuses d’aspect, dans lesquelles on ne souhaiterait pas à son pire ennemi de grandir. Clairement, la Patrie des Droits du Gazier les a traités comme des chiens. La Nature ayant horreur du vide, beaucoup, pas tous, se sont alors réfugiés dans ce qui leur semblait un socle plus solide qu’une Mère Patrie vacharde : la religion. Pour beaucoup, il ne s’agit même pas d’une patrie de substitution ; simplement un élément constitutif de leur identité, bien plus qu’une mention sur un bout de papier que le flic blanc insultant et arrogant leur demandera d’exhiber à chaque instant de leur vie.
Et on viendrait leur faire avaler qu’insulter à longueur de dessins cette part significative de leur identité, ce n’est que de l’humour ? Qu’il faudrait prendre la chose avec le sourire ?
La chose est peut-être concevable pour le petit-bourgeois en quête d’encanaillement et de subversion ; elle est insultante au dernier degré pour celui qui n’a plus grand-chose d’autre, et qui se sent insulté au cœur de son être. Et ainsi le petit-bourgeois blanc, éduqué, se moque-t-il avec allégresse de ces masses ignares et imbéciles qui croient encore à ces sornettes. Je ne discuterai pas ici de la véracité ou non de telle ou telle croyance ; mais de l’inconscience qui pousse le dessinateur de Charlie-Hebdo à traiter ces gens en inférieurs, comme la chanson coloniale de jadis moquait les Mamadou et les Fatmas. Rien ne sert d’invoquer le cache-sexe de la critique des religions ; c’est le même réflexe de blanc supérieur qui s’exprime au fil des âges. En toute inconscience. C’est là le plus grave : voir des personnes authentiquement convaincues d’être à la pointe du combat anti-raciste, faire ressurgir les pires des attitudes racistes.
5. Le prolétariat d’aujourd’hui
Car ces gens qui ont créé des incidents dans les lycées, ceux qui applaudissent Dieudonné en toute inconscience, ceux qui ont dit « je suis Kouachi » : voilà le prolétariat d’aujourd’hui. Laissés en marge de la vie sociale, économique, de l’éducation, sous-employés, sous-instruits : c’eût dû être le rôle du petit-bourgeois blanc de gauche de ne pas les laisser tomber. Au lieu de quoi, mettant un mouchoir sous son nez pour ne pas sentir les abominables effluves religieux qui lui parvenaient, il les a laissés à eux-mêmes, les jetant dans les bras d’un Dieudonné, d’un Soral, ou des salafistes.
L’horreur monte évidemment à l’idée que je puisse assimiler ces pauvres diables au prolétariat conquérant de naguère. Mais, petit laïcard, il en a toujours été ainsi ; le prolétariat n’a jamais fait grand-chose qui fut dans le goût du petit-bourgeois. Naguère, il buvait ; il était violent ; aujourd’hui, il vote FN pour sa partie blanche, ou est musulman pour l’autre. Et de la même manière qu’autrefois tu n’envisageais pas de marcher au côté de ces gens avinés, violents, sous-instruits, puant la sueur, de la même manière tu n’envisagerais pas aujourd’hui de marcher aux côtés de tous ces « obscurantistes ».
Il me reste une chose à te dire, petit laïcard.
Quand une révolution se déclenche, ce n’est jamais le petit-bourgeois qui fournit le combustible, mais toujours les masses délaissées. Mais quand elles s’y prennent seules, cela ne débouche que sur l’émeute, et le déchaînement de violence des deux côtés. Ce n’est que le jour où tu te décideras à enlever ton cache-nez que cela pourra déboucher sur quelque chose de constructif.
Bien sûr, tu peux continuer à refuser obstinément de marcher à leurs côtés, ou même d’écouter ce qu’ils ont à dire. Mais tu auras alors choisi en ton camp en toute conscience : celui de l’ordre établi.