Précautions d’usage
Comme certains médiapartiens le savent peut-être, j’enseigne l’Histoire depuis plusieurs années dans le secondaire ainsi que pour les adultes. Il m’est souvent arrivé de penser que j’exerçais le métier le plus inutile au monde, au vu de l’incapacité notoire de mes semblables d’éviter de répéter les comportements du passé.
J’ai toujours conçu l’exercice de mon métier comme une mission : faire comprendre les causes et les effets, les courants profonds qui agitent les peuples et les contradictions qu’ils suscitent. Les leçons de morale m’ont toujours paru d’une profonde stérilité, tant sur le plan de l’efficacité que de la stimulation intellectuelle.
A ce titre, l’hystérie anti-russe qui s’est développée ces dernières années m’effraie. Hystérie, j’ai bien dit ; il suffira pour s’en convaincre de l’incapacité de dialogue que l’on peut constater sur n’importe quel sujet mettant en jeu la Russie. La Syrie en fournit un excellent exemple : la rédaction de Médiapart ne s’est guère honorée en mettant en avant un seul et unique point de vue, les opinions contradictoires étant reléguées dans les profondeurs du Club, et celles-ci-mêmes subissent l’agression permanente de médiapartiens insultant en permanence, et pratiquant l’amalgame à tout bout de champ. L’auteur de ce billet ne se fait d’ailleurs guère d’illusions sur le sort probable de ce qu’il est en train d’écrire. Peu importe. Il est seulement regrettable que ceux qui prétendent dénoncer la dictature et la barbarie fassent preuve d’une telle grossièreté et d’un esprit aussi anti-démocratique lorsqu’ils prétendent défendre leur point de vue.
Cela pourrait rester regrettable, mais mineur ; hélas, des intellectuels autrement plus réfléchis, dont c’eût dû être le rôle de prendre davantage de hauteur, n’ont pas montré davantage de perspicacité. En témoignent l’assez lamentable billet de Philippe Marlière, que j’ai connu bien mieux inspiré, ou encore celui de Farouk Mardam Bey, qui non content d’avoir disposé sur le dernier live de Mediapart d’une tribune sans contradiction aucune, se croit tenu d’en rajouter une couche en y ajoutant l’insulte –tous ceux qui ne seraient donc pas d’accord avec lui serait des « admirateurs d’Assad ». On admirera l’ouverture d’esprit de M. Bey ; l’instruction torquemadesque semble être devenue la nouvelle norme ces temps-ci. On se croirait revenu au temps des dialogues de sourds de la Guerre Froide –une resucée sans costumes du procès Lettres Françaises/Kravtchenko, et les invectives fleuries qui l’accompagnaient, quoique cette fois-ci à front renversé. Je ferme ici la parenthèse.
Si j’invoque ces faits, c’est avant tout pour souligner un point : tous les pourfendeurs de Poutine pourraient, en définitive, s’avérer ses meilleurs alliés objectifs. J’ai conscience de ce que cet énoncé peut choquer, aussi vais-je m’en expliquer.
Le parallèle historique a ses limites, mais il peut avoir aussi son utilité, et je ne me prive pas d’en user lorsque je le juge pertinent. Et comme je vais prendre l’exemple des années 1930-1940, je dois aussi souligner un dernier point : il ne s’agit pas d’assimiler mes contemporains aux exemples détestables que je vais évoquer, mais de mettre en lumière des causalités circulaires et des effets systémiques, et les conséquences qui s’en suivent. Il ne s’agit pas de dénonciation stérile –j’ai déjà eu l’occasion de dire que les leçons de morale et le prêchi-prêcha ne m’intéressent nullement- ou encore de vouer qui que ce soit à la vindicte. Ce n’est pas une affaire de personnes, c’est une affaire de système. Je prie le lecteur de garder cela à l’esprit. Je crois sincèrement que Philippe Marlière, ou un Lancètre (malgré toutes ses grossièretés), ou un Egalidad, avec lesquels j’ai partagé bien des points de vue par le passé (notamment sur la dénonciation d’une autre hystérie, l’islamophobie), sont animés d’un esprit humaniste tout ce qu’il y a de plus sincère. Leur erreur, à mes yeux, consiste à se figurer que la barbarie ne se situe QUE d’un seul côté. Ce qui pousse à une vision assez manichéenne des choses, et le manichéisme est le pire ennemi de l’esprit critique. Sans doute trouvera-on que mon point de vue manque de cœur ; en réalité, j’ai bien peur que les humanistes les plus sincères n’aient contribué à paver l’enfer syrien de leurs bonnes intentions. J’ai assez digressé ici, aussi entrerais-je dans le vif du sujet (pas trop tôt !)
La Guerre germano-soviétique, l’archétype de la self-fulfilling prophecy.
On s’en rappelle, les traités de Versailles, de Sèvres et du Trianon conclus au lendemain de la Première guerre mondiale avaient créé plus de problèmes qu’ils n’en avaient résolus : pour faire droit à la liberté des peuples d’Europe centrale à disposer d’eux-mêmes, droit en soi fort légitime, les vainqueurs avaient créé une série de petites nations fragiles, effrayées par ce qu’elles percevaient comme une menace existentielle : la Russie bolchévique de Lénine puis l’URSS de Staline. Face à cela, ces pays furent en permanente recherche de protecteurs forts. Tant que les puissances vainqueures se portaient garantes de la bonne exécution des traités et de l’indépendance de ces nouveaux pays, cela ne posait guère de problème. Mais lorsque, frappées par la crise économique et à l’opinion publique de plus en plus pacifiste, ces deux pays se retirèrent du jeu et se désintéressèrent du sort de ces pays, l’Europe centrale se chercha alors un protecteur de substitution. Protecteur hélas vite trouvé en l’espèce de l’Allemagne hitlérienne. Il faut bien garder à l’esprit que, jusqu’à la fin, ces nations d’Europe centrale préférèrent rester vassales de Berlin, tant les brimades et les désidératas allemands leur paraissaient malgré tout préférables à la domination soviétique. C’est que la peur de l’expansionnisme de l’URSS était présente dans toutes les têtes, et tous les moyens étaient bons pour l’empêcher –en tous cas, dans l’esprit des chefs d’Etat de ces pays. A leur décharge, il faut souligner que les classes politiques française et britannique ne firent pas preuve de davantage de lucidité. A leurs yeux, l’URSS restait la menace principale, Hitler n’étant qu’un pis-aller. Ce qui rend d’autant plus méritoire la clairvoyance d’un Anthony Eden, ou d’un Churchill, pourtant anticommuniste acharné, qui surent déceler le plus grand péril, à l’inverse d’un bon nombre de leurs concitoyens.
Etat d’esprit non moins présent chez les nationaux-socialistes ; à l’idéologie raciste qui présida à l’opération Barbarossa, s’ajoutait dans leurs esprits malades et criminels la conviction que le bolchevisme était le dernier rejeton de la conspiration juive universelle visant à subjuguer la race des seigneurs et la civilisation occidentale. Il s’agissait donc à leurs yeux d’une attaque préventive. Mythe qui restera d’ailleurs longtemps la justification des soldats de la Wehrmacht, même après la guerre.
Ce n’est pas le lieu de retracer ici les avatars de la campagne désastreuse de Russie ; il suffira de dire qu’elle manqua complètement son objectif, et pas seulement d’un point de vue militaire.
Outre qu’elle donna en effet à l’URSS l’occasion d’une expansion géopolitique et militaire qu’elle n’eût jamais entrepris autrement, ou en tous cas pas de façon aussi spectaculaire, elle lui donna également une nouvelle virginité diplomatique. Comme le résumera plus tard François Furet[1], « c’est le communisme qui avait gagné la guerre et qui s’offrait un nouveau bail avec l’Histoire ». L’historien Edouard Husson complète : « du point de vue nazi, la guerre contre l’Union Soviétique a été la plus absolue des self-fulfilling prophecies : par peur de l’expansionnisme des Soviétiques, on leur a fourni l’occasion de cette expansion »[2]. De paria absolu de l’Europe de l’entre-deux-guerres, l’URSS fut auréolée après-guerre de l’immense prestige d’avoir vaincu le IIIe Reich.
Il est d’ailleurs remarquable que Staline n’ait pas assimilé cette leçon : sa paranoïa envers les Occidentaux, qu’il ne jugeait pas plus fiables qu’avant la guerre, le poussa entre 1946 et 1949 à des coups de force préventifs… qui soudèrent ses ennemis contre lui ! Voulant prévenir la constitution d’un bloc occidental contre lui, il en a au contraire accéléré la formation, en facilitant le travail de la propagande états-unienne.
Back in the post-USSR
Si l’on souhaite comprendre la genèse de l’expansion de la Russie actuelle, il faut la resituer dans le contexte de l’immédiat après-guerre froide. La Russie d’Eltsine, pendant la décennie 1990, semblait se diriger vers une tiers-mondisation à vitesse grand V, sans pour autant se démocratiser outre mesure ; on vit ainsi Eltsine suspendre les pouvoirs de la Douma, trafiquer les règles électorales à son avantage, et imposer par la force son programme de réformes néolibérales, avec la bénédiction de Washington. Preuve s’il en est que l’autocratie en Russie est tout à fait acceptable lorsque cela va dans le sens des intérêts occidentaux.
Car pendant cette dégringolade politique, diplomatique et économique, les Etats-Unis et leurs alliés ne restèrent pas inactifs, loin s’en faut. L’OTAN en profita pour intégrer la Pologne et les pays Baltes ; elle était désormais aux portes de la Russie. Faut-il rappeler ici que l’OTAN ne constitue pas une mission caritative, ni une ONG philanthropique, mais bien une alliance militaire conclue explicitement contre Moscou ?
Lorsque Poutine parvient aux affaires en 1999-2000, comment peut-on s’imaginer qu’il ait vu cette expansion autrement que comme une menace ? Car ici, ce n’est pas la personnalité de VVP qui est déterminante ; il s’agit davantage de la mémoire collective russe, à laquelle l’Histoire a cruellement appris quelle confiance elle pouvait placer dans les bons sentiments exprimés par l’Occident.
Bouclier anti-missiles
L’élément le plus préoccupant pour Moscou était encore à venir : l’affaire du bouclier anti-missiles. Entamé sous Clinton, et poursuivi avec zèle sous les mandatures Bush et Obama, il s’agissait de détruire tout vecteur nucléaire dirigé contre l’Europe ou les Etats-Unis. Bien sûr, le discours officiel ciblait les Rogue States, suivant la terminologie alors en vigueur : les « Etats-voyous » de la Corée du Nord ou de l’Iran. Du point de vue de Moscou, il n’y avait guère d’illusions à se faire : en effet, drôle d’endroit que la Pologne ou les Etats-Baltes pour intercepter des missiles venant d’Iran, sans parler de la Corée du Nord, dont la capacité de fabriquer des vecteurs de 10 000 km de portée paraît bien moyennement vraisemblable encore aujourd’hui.
Où était le problème, se disait-on alors ? Rappelons à tous les géopoliticiens en herbe à la mémoire de poisson rouge que la stabilité du monde d’après-guerre reposait sur le concept, peu rassurant il est vrai, d’ « équilibre de la terreur », aussi dite « destruction mutuelle assurée » (MAD, en version originale, ce qui vaut tous les commentaires). Pour résumer, si l’un des deux adversaires se mettait en tête d’attaquer le premier, il était assuré de subir à son tour une annihilation nucléaire complète. Tout reposait sur l’incapacité mutuelle à stopper les missiles de son adversaire. Qu’en serait-il alors si les Etats-Unis se dotaient de la capacité de stopper les missiles lancés contre eux ? C’était la fin de la police d’assurance nucléaire que la Russie avait hérité de la défunte URSS, et la peur d’une première frappe, ou plus vraisemblablement d’une menace de première frappe, c’est-à-dire un chantage nucléaire permanent si la Russie menaçait les intérêts américains.
Encerclements
En faut-il davantage pour comprendre que, du point de vue de la Russie, ce sont les Etats-Unis qui n’ont cessé d’accumuler menaces, provocations, et encerclement depuis vingt ans ? Comment réagir autrement que par la peur et la volonté de contre-attaque lorsque l’on se voit littéralement assiégé ?
Car l’escalade ne s’est pas arrêtée là. Le conflit entre la Russie et la Géorgie de 2008 a donné lieu à de remarquables âneries sur le thème « nation occidentale courageuse et amie de la liberté face à l’ogre russe », le pitre en chef BHL sautant d’ailleurs sur l’occasion pour se placer en première ligne –médiatique, s’entend. Faut-il ici rappeler que la Russie est intervenue –avec, certes, la subtilité d’un Caterpillar- à la suite d’une offensive de Tbilissi sur une région indépendante de facto depuis 1990 ? Et que cette offensive, qui n’avait rien à envier à celle d’Alep, était déclenchée par un président tout aussi peu démocratique, soucieux de restaurer son blason auprès de son électorat à peu de frais (du moins croyait-il) ?
L’Ukraine a également été l’occasion de révéler ce à quoi les Occidentaux étaient prêts dès qu’il s’agissait de contenir la Russie. On les a vu soutenir avec force trémolos dans la voix un gouvernement constitué de néo-nazis, comprenant entre autres le riant groupe « Praviy Sektor », qui deux ans avant Maïdan, défilait joyeusement dans de rutilants uniformes de la Waffen S.S.. Quoi que l’on puisse penser par ailleurs du régime de Poutine, on est en droit de se dire que les Occidentaux, si fiers d’afficher leurs « valeurs » à chaque occasion, ne peuvent guère s’enorgueillir de compter ce genre d’individus parmi leurs « amis ».
Le point commun entre ces deux épisodes, c’est qu’à chaque fois Américains et Européens interviennent dans ce que Moscou, à tort ou à raison, considère comme son « pré carré ». Il est permis de se demander au passage en quoi les discours larmoyants et les livraisons d’armes à des groupes extrémistes (difficile, même de loin, de tenir le Bataillon Azov pour un champion de la Liberté) ont permis d’améliorer en quoi que ce soit le sort des populations concernées ; voilà des pays condamnés à la guerre civile pour des années au moins).
Le plus frappant est de constater que le discours occidental présente ces opérations comme une nécessité de stopper l’expansionnisme poutinien par tous les moyens… alors que c’est l’expansionnisme occidental qui a fourni à Poutine l’occasion de montrer les muscles à sa population et à ses voisins !
Que retenir de l’épisode syrien ?
Si la crise syrienne peut nous fournir un enseignement, c’est bien que désormais, la Russie de Poutine a clairement recouvré l’initiative diplomatique. Elle dicte le tempo, face à des Etats-Unis qui n’ont plus les moyens d’intervenir directement, et à une Union Européenne qui ne sait être forte que face aux plus faibles. Le plus consternant, c’est que ce sont ces derniers qui ont fourni à Poutine l’occasion de réaliser ses rêves de grandeur retrouvée, par leur grossièreté, leur suffisance et leur insouciance. Leur court-termisme les a conduits à commettre avec Moscou la même erreur qu’avec Beijing : sous-estimer les gens qui ont un plan.
Est-ce à dire que Poutine, désormais aux commandes diplomatiques, commettra la même erreur que Staline ? Voire. Car nulle idéologie chez Vladimir Poutine, hormis sa propre volonté de puissance – on peut même parler d’un cas chimiquement pur. Au-delà de ce que l’on peut savoir de la nature de son régime et de sa diplomatie, il faut reconnaître que l’animal sait se montrer prudent et modéré lorsqu’il le faut. En témoigne l’attitude de Moscou au lendemain de l’assassinat de l’ambassadeur A. Karlov : Il n’a pas été besoin de hausser le ton – Ankara sait très bien ce qui l’attend. Pour l’heure, Poutine consolide ses gains, bien heureux d’avoir ravi ce pays à l’OTAN. La Turquie paiera - plus tard, comme et quand il plaira à Vladimir Vladimirovitch.
Combien de temps faudra-il alors aux Occidentaux pour comprendre que ce sont leurs propres errements qui ont conduit Poutine au sommet de l’Olympe ? Et pour comprendre que plus ils se laisseront prendre au piège de leur propre propagande, plus ils voudront « contenir » la Russie, plus ils lui fourniront les moyens de son expansion ?
Je serai alors ravi que mon métier se montre enfin de quelque utilité.
[1] F. Furet, in N. BERNARD, La guerre germano-soviétique, 1941-1945, Taillandier, 2013.
[2] E. Husson, in N. BERNARD, op.cit.