C’est tout ce que j’ose espérer en ce moment. Je vais donc établir un parallèle historique qui me paraît de plus en plus pertinent ces derniers temps ; on jugera de sa pertinence –ou non.
Une nouvelle Guerre de Trente ans ?
Le conflit qui embrase le Proche et le Moyen-orient prennent en effet des allures de Guerre de Trente Ans ; une guerre qui aurait pu n’être qu’un simple règlement de comptes Austro-Tchèque, mais qui par contagion s’est transformée en conflit qui a embrasé toute l’Europe et qui a ravagé une grande partie de l’Allemagne, réduisant de moitié sa population. Elle a en fin de compte permis d’établir des relations interétatiques bien plus sécularisées, et non plus focalisées sur la question religieuse. Et comme j’ai conscience que cet épisode est loin d’être familier à tous, je me permets un résumé aussi bref que possible.
L’Europe de 1618 est une cocotte-minute religieuse, pacifiée en apparence. Les premières guerres de religion sont terminées, et particulièrement celles qui ont ravagé la France, mais aussi dans le Saint-Empire Romain Germanique, là où est née la religion Protestante. La paix d’Augsbourg signée en 1555 entre Charles Quint, empereur, les chefs protestants emmenés par Melanchton, et les princes catholiques et luthériens de l’empire, a établi une sorte de « paix des braves », mais a laissé plusieurs zones d’ombres. Les calvinistes, de plus en plus nombreux, ne sont pas pris en compte dans cet accord. Et entre 1555 et 1618, ils deviennent quasiment aussi nombreux que les luthériens, qui ne voient pas cette expansion d’un très bon œil. Ensuite, les terres d’empire, les possessions héréditaires des Habsbourg, essentiellement la Hongrie occidentale et la Tchéquie, ne disposent d’aucune liberté religieuse, alors que le réformisme y bat son plein. L’explosion se produit en 1618, lorsque des envoyés de Vienne venus renouveler la volonté de l’empereur de ne faire aucune concession religieuse, se font défenestrer du haut du château de Prague. Les envoyés ne devront la vie sauve qu’à un tas de fumier situé au pied de la fenêtre, sans doute placé là par la Providence Divine. C’est le début d’une guerre ouverte entre le nouvel empereur, Ferdinand II, et les Tchèques, qui offrent la couronne à un jeune prince allemand. Le sort des armes est vite favorable au premier : les rebelles tchèques sont défaits l’année suivante à Bila Hora, près de Prague.
En apparence, Ferdinand II triomphe, et va pouvoir mettre en œuvre son plan de « reconquista » catholique, dans ses domaines d’abord, puis dans l’empire. Mais cette puissance même inquiète les princes protestants allemands, qui commencent à se liguer contre l’empereur. A peine la menace tchèque éteinte, c’est au tour du Danemark d’entrer dans la danse et de se faire le champion de la cause protestante ; il faut quatre ans à l’empereur et ses alliés pour en venir à bout. Le Danemark se retire, mais la paix n’est pas revenue.
Pour finir, ce sont la Suède puis la France qui interviennent aux côtés des princes protestants. Un tel choix de camp a de quoi surprendre au premier abord pour la France ; Richelieu n’a eu de cesse de réduire à néant les privilèges militaires des protestants en France – sans revenir sur les fondamentaux de l’Edit de Nantes. Mais il sait tout simplement faire la part des choses, et sait se positionner avec intelligence sur l’échiquier géostratégique européen.
A bout de ressources, l’empereur demande des négociations, et les belligérants signent en 1648 les traités dits de Westphalie. Ceux-ci consacrent un équilibre entre les puissances, et des relations européennes qui ne sont plus dictées par la seule question religieuse, mais par un souci de prévenir les conflits et de ne plus laisser le zèle religieux d’un prince contaminer le continent entier, s’instaurent. Les traités de Westphalie sont la naissance véritable de l’Europe moderne.
Date importante, et changement plus important encore : il ne s’agit plus d’une guerre jusqu’à la victoire totale pour imposer son point de vue ou sa religion, mais d’un compromis, entre puissances rivales, pour reconnaître simplement à l’Autre le droit d’exister. Ce qui était loin d’être évident. Un équivalent européen de l’Edit de Nantes : les divisions ne sont pas enterrées, mais tous reconnaissent qu’une idéologie ne pourra détruire l’autre. Il va falloir s’apprivoiser mutuellement. Reconnaître à l’Autre le droit d’exister, et admettre qu’il faudra négocier avec lui. Car si nous ne négocions pas avec nos ennemis, alors avec qui négocions-nous ?
Et aujourd’hui ?
Vu de maintenant, on pourrait avoir de la commisération pour les gens de ce temps-là, réfléchissant en absolus, apprenant à peine à comprendre la nécessaire relativité des points de vue religieux dans le débat commun. Sommes-nous si sûrs d’avoir progressé en la matière ? Voire. Car il semble que nous ayons oublié que les « valeurs » ne s’exportent pas à coup de bombes de 250 kgs, pas plus que la Vraie Foi ne se propageait à coup de piques et de fusils.
Il me faut clarifier tout de suite un point : il ne s’agit pas ici de justifier ou d’excuser l’EI, ou toute autre organisation terroriste de cet acabit. Il s’agit bel et bien d’une organisation criminelle, avec laquelle il serait bon que l’on en finisse –quoique certainement pas de la manière qui a été suggérée par les stratèges de salon qui s’agitent depuis deux semaines.
Selon Einstein, « la folie consiste à faire toujours la même chose et en espérer à chaque fois un résultat différent ». Il faut le reconnaître, les nations occidentales font toujours la même chose depuis 2003 dans cette région, avec toujours le même résultat. Car qui a enfanté ce monstre de Frankenstein ? Qui, par son inconséquence, a produit cette monstruosité ? Nul, sinon nous.
En un temps qui paraît bien lointain, notre pays avait eu l’intelligence de ne pas verser dans le bellicisme le plus naïf lorsque le Parti des Riches et du Pétrole américain avait déclaré la guerre à l’Irak de Saddam Hussein. Certaines voix s’étaient élevées pour dénoncer le « munichisme » des Français : nous ne voulions pas la guerre, donc nous soutenions Saddam, nous n’aimions pas vraiment la démocratie, etc. Un Romain Goupil se montrait à l’époque le soldat le plus caricatural de la propagandastaffel washingtonienne. Le spectacle était pathétique à l’époque, il l’est tout autant maintenant. Sauf qu’aujourd’hui, il n’y plus un Romain Goupil, il y en a des milliers.
« Ni Bachar, ni Daesh »
Depuis deux ans maintenant, et peut-être plus pour très longtemps maintenant que notre cher leader est parti manger son chapeau à Moscou, la ligne affichée par Paris, à grands moulinets de sabre de bois, et Washington, de façon moins caricaturale, a été « ni Bachar, ni Daesh ». Le premier est un monstre qui martyrise son peuple, le second est une caricature de tout ce que le djihadisme le plus rétrograde a pu produire. Pour le premier constat comme pour le second, nul n’en disconvient. Reste à savoir de quelle façon nous prétendons défendre et exporter nos valeurs. Et là, attention les yeux.
Pendant un an, Bachar el-Assad est devenu le croque-mitaine de la propagande médiatique française. Un sondage réalisé dans le monde entier posait à l’époque la question « quel pays représente selon vous la plus grande menace à la paix mondiale ? » ; la quasi-totalité de l’Europe répondait « Les Etats-Unis » ou « la Russie ». Les Français répondaient : « la Syrie ». Grand succès de la machine médiatique, pas assez applaudi à l’époque selon moi. Il s’agissait de soutenir l’insurrection, jusqu’au renversement d’el-Assad. Vaste programme. Et comment l’a-t-on mis en œuvre ? De la pire des manières.
Horace Walpole, chef de la diplomatie britannique au début du XVIIIe siècle, et enfant indirect des traités de Westphalie, n’avait pas de mots assez acerbes pour fustiger ceux qui, en diplomatie, étaient incapables de compter au-delà de trois : « moi, mon ennemi, et l’ennemi de mon ennemi qui est mon ami ». Ni Paris ni Washington n’ont semble-t-il été capables de compter au-delà de trois (une fois encore).
Les deux pays ont donc livré du matériel et des fonds à tous les groupes rebelles combattant le régime de Damas dans l’ouest du pays, notamment depuis l’été dernier des missiles anti-char TOW, qui n’ont pas joué qu’un petit rôle dans les récents succès des groupes rebelles cet été. Les deux capitales entretiennent également les meilleures relations qui soient avec les principaux mécènes de ces groupes, l’Arabie Saoudite et le Qatar.
A la mention de ces deux pays, certains devraient déjà dresser l’oreille. Car il va falloir en finir ici avec une légende tenace, légende selon laquelle il y aurait certes des groupes djihadistes dans cette opposition à Bachar el-Assad, mais aussi des rebelles modérés.
Foutaises. Il n’y a pas, du moins il n’y a plus depuis longtemps de « rebelles modérés ». Il s’agit d’une fiction, ce que même Joe Biden, vice-président américain, a reconnu il y a quelques semaines. Les quelques modérés qui pouvaient subsister en Syrie sont depuis longtemps partis vers des rivages meilleurs, dans tous les sens du terme. La prochaine fois que vous aurez l’occasion de voir des réfugiés syriens dans les camps que l’Europe entière est en train de dresser, dites-leur bonjour : ce sont eux, vos modérés. Qui reste-il alors en Syrie ? Tous les autres.
Entre la peste, le choléra, et la petite vérole
Depuis cet été, plus aucun doute n’est permis : le haut du pavé dans la rébellion anti-Bachar est tenu par Jabhat al-Nosra, filiale d’al-Qaïda, et par les groupes qui lui sont inféodés, et seront bientôt rassemblés en une « Armée de la Conquête » sous le patronage explicite de Riyad. Des djihadistes pur jus, ce qui semble-t-il n’effraye ni notre cher leader, ni son ministre des Affaires Etrangères, Laurent Fabius, qui déclarait encore l’an dernier « qu’al-Nosra [faisait] du bon boulot ».
Signalons-le au passage, al-Nosra a émis un communiqué une semaine après les attentats de Paris, selon lequel, en substance, si al-Nosra n’était pas Daesh, elle approuvait néanmoins son action. Alors, Lolo ? Ils font toujours du bon boulot, d’après toi ?
Duplicité de la part de nos dirigeants ? Sans doute un peu. Imbécilité ? De cela aussi. Aveuglement ? Absolument. Car enfin, suis-je le seul à trouver ici qu’entre Bachar et al-Nosra, il n’y en ait pas un pour racheter l’autre ? Car voilà les deux camps en présence –en dehors de l’EI. Mais nous n’en continuons pas moins à conspuer l’un et financer l’autre, et à faire des courbettes devant leurs autres sponsors. Au nom desdites « valeurs ».
Effectivement, on notera que ces « valeurs » sont bien plus respectées à Riyad et à Doha qu’à Damas. On rappellera qu’historiquement, al-Qaïda et ses filiales se sont depuis longtemps distinguées pour leur respect des droits humains, et des droits de la Femme en particulier, sans parler de leur respect millénaire pour les minorités religieuses –et la Syrie en compte quelques-unes : alaouites, chiites, chrétiens d’Orient. On attend avec une impatience certaine que ces hérauts de la Liberté prennent enfin les choses en main à Damas. Car à continuer comme nous le faisons, c’est bel et bien ce qui va se passer.
Anticipons
En effet, en supposant que les pays occidentaux puissent en finir avec Daesh –ce qui paraît illusoire tant que ceux-ci seront soutenus, armés, approvisionnés, soignés par nos chers alliés Turcs- le tableau n’en serait pas plus rassurant pour autant. L’EI disparu, qui prendrait sa place ? Le choix n’est pas énorme : al-Nosra raflerait certainement la mise, et serait encore plus forte que l’EI ne l’est aujourd’hui ; faut-il rappeler ici que l’EI est né en Irak, qu’il est le fruit de l’insatisfaction des sunnites de ce pays, et que la Syrie ne constituait à la base qu’un point de repli ? Tant que le chaos perdurera en Irak, la région ne sera jamais sûre. Mais peu importe à nos braves dirigeants ; tant que nous combattons pour nos « valeurs », nous ne pouvons pas nous tromper, pas vrai ?
La Nature ayant horreur du vide, ce sera très probablement al-Nosra qui se retrouvera à la tête des opérations dans toute la Syrie, et vraisemblablement une autre filiale en Irak. Ce sera beau à voir : les massacres de masse de chrétiens, de chiites, et de toutes les minorités non-sunnites qui peuplent cette région. Voilà en toute probabilité ce à quoi conduira notre combat pour nos « valeurs ». Il est d’ailleurs tristement cocasse de voir notre gouvernement jamais trop zélé pour défendre la laïcité pour sa propagande interne s’acharner à détruire un des derniers gouvernements laïcs de la région. Sans doute ne suis-je pas encore très au point en matière de doublepensée. Un autre parallèle historique qui vient également en mémoire, pour ce qui est du résultat, c’est la Guerre d’Afghanistan – celle des années 1980.
Alors peut-être va-t-il falloir revenir sur terre, et arrêter notre folie absolutiste sur ces « valeurs » : car à les exporter à coups de bombes, et de subventions aux ennemis de nos ennemis quels qu’ils soient, nous ensemençons le monde d’ennemis, et nous faisons à chaque fois reculer la cause que nous prétendons défendre.
Si nous voulons vraiment faire de ce monde un endroit meilleur, il va falloir accepter certaines choses : que nous ne sommes pas tout-puissants ; que nous ne pouvons pas intervenir dans n’importe quel pays au seul prétexte que la bobine de son dirigeant ne nous revient pas (et pourquoi plus Assad que le roi Abdallah, d’ailleurs ? Un conseil, Bachar : la prochaine fois, achète des F-16 ou des Rafale, plutôt que des Migs). Et surtout, en finir avec ces poussées de fièvre qui nous font partir à chaque fois en croisade, avec des résultats toujours plus catastrophiques. Respirons un bon coup, calmons-nous, et apprenons à compter au-delà de trois.