« Lily avait 15 ans. Elle a été retrouvée pendue dans une chambre d'hôtel à Aubière, dans la banlieue de Clermont-Ferrand, jeudi 25 janvier. Placée dès sa plus jeune enfance et confiée à l'aide sociale à l'enfance (ASE), l'adolescente laisse derrière elle une vie cabossée. » [1]
M. Chauvin, j'ai besoin de vous parler de Lily. Je ne vous appellerais pas par le titre par lequel Lily vous avait été confiée. Car confiée est le terme que la loi utilise pour désigner l'acte par lequel elle met cette enfant sous votre responsabilité. Cela fait bien longtemps que les enfants ne sont plus placés à l'assistance. J'utilise aussi à dessein le terme d'enfant, à 14 ans on est encore une enfant.
Je voudrais donc vous parler de Lily. Comme je ne l'ai pas connue, je ne vous raconterais pas sa vie, bien trop courte. Mais étant éducateur spécialisé et ayant effectué des missions d'Aide Sociale à l'Enfance, j'ai croisé plusieurs « Lily ». Des gamines abîmées par la vie. Des enfants qu'il était difficile de garder dans le cadre d'une institution. Comme Lily, elles découchaient, on ne savait pas toujours où elles étaient. Encore plus inquiétant, on ne savait pas avec qui elles étaient, avec tous les risque que cela comporte. Parfois elles vivaient leur adolescence tout en prenant en charge une mère elle-même en grande difficulté, ne parvenant pas à se prendre en charge elle-même. Donc a fortiori incapable de s'occuper d'une enfant.
Mais j'ai du vivre un certain « age d'or » de l'Aide Sociale à l'Enfance. Au milieu du siècle où l'on est passé de « l'assistance à l'ancienne » et le désengagement actuel. Je parle d'« age d'or » tout à fait relatif, bien entendu. D'abord il y eut les bonnes sœurs recueillant les filles perdues, les colonies pénitentiaires pour enfants, les enfants confiés aux agriculteurs pour travailler aux champs. Je pourrais citer Jean Genet.
Jean Genet Né de père inconnu, Jean Genet est abandonné à sept mois par sa mère, Camille Gabrielle Genet (1888-1919), gouvernante ou femme de chambre. Pupille de l'État, le jeune Jean Genet est envoyé dans une famille nourricière du Morvan. En octobre 1924, l'Assistance publique le sépare d'office de sa famille d'adoption et l'envoie à l'École d'Alembert, un centre d'apprentissage de Seine-et-Marne, pour suivre une formation d'ouvrier typographe dans l'imprimerie. Errance, vol, incarcération... [2]
« Sur le mur de la cellule de punition, je viens de lire les graffitis amoureux, presque tous adressés à des femmes... » [3]
« Au dortoir, chaque couple s'enroula sur son hamac, se réchauffa, fit et défit l'amour. »[4]
« Mais ce nom de Bel-Air, que Bulkaen déjà m'avait rappelé, m'oblige à me détacher un moment de tout ce qui m'a fasciné dans mes souvenirs pour voir enfin la douleur vraie, la peine lamentable de ces gosses courbés sur les champs de betteraves. » [5]
« Chaque paysan touchant une prime de cinquante francs par colon évadé qu'il ramenait, c'est une véritable chasse à l'enfant, avec fourches, fusils et chiens qui se livrait jour et nuit dans la campagne de Mettray » [6].
Pour les filles la prostitution était déjà bien souvent une des seules portes de sortie. Pour les garçons, c'était plutôt la délinquance.
Après la seconde guerre mondiale, certains ont dépassé le jugement moral et se sont engagés dans la transformation de ce système. Je pense à Fernand Deligny.
Fernand Deligny Fernand Deligny, né le 7 novembre 1913 à Bergues (Nord) et mort le 18 septembre 1996 à Monoblet (Gard), est un éducateur, écrivain et réalisateur français, une des références majeures de l'éducation spécialisée. Il a été un opposant farouche à la prise en charge asilaire des enfants difficiles ou délinquants et des enfants autistes. Son expérience avec ces enfants est à l'origine de lieux alternatifs de l'éducation spécialisée, à l'image des lieux de vie. À la suite de sa mobilisation, il constate, durant l'exode de mai juin 1940, que certains de ceux qu'on appelait « malades mentaux », bien qu'ayant quitté les hôpitaux et n'ayant plus d'accompagnement psychiatrique, avaient parfaitement survécu à la guerre et en société. Sa vision critique des institutions s'en trouve renforcée. En dehors de son temps de mobilisation, il reste à Armentières jusqu'en 1943, où il met fin au régime des sanctions et organise des activités avec les pensionnaires et les gardiens.
Il participe à l'ouverture d'un foyer contre la délinquance à Wazemmes, dans le vieux Lille, et 1945 met en place le premier Centre d'observation et de triage (COT). Graines de crapules, livre consacré à la jeunesse délinquante, paraît cette année là. En 1946, il est nommé délégué départemental de « Travail et Culture » [7].
Il a écrit, et cela résume, à mon sens sa pensée et sa pratique, « N'oublie jamais de regarder si celui qui refuse de marcher n'a pas un clou dans sa chaussure. » [8]
Avec lui et tant d'autres, avec un état, une société qui leur a fait une relative confiance, la prise en charge de ces enfants s'est professionnalisée. Mai 68 est passé par là. Des sciences se sont imposées permettant de tenter de mieux comprendre ces phénomènes, la psychologie, la sociologie...
Avec la gauche au pouvoir en France dans les années 80, ce mouvement s'est poursuivi au-delà de l'avènement du libéralisme flamboyant des Thatcher, Reagan et de leurs émules.
Prenons ici le temps de relativiser. Ce ne fut pas un âge d'or. La souffrance était là. Les moyens, toujours insuffisants. Il faut se le dire, les solutions n'étaient pas uniquement à chercher dans ces tentatives de réparations. Bien souvent les dégâts étaient tels qu'on ne savait pas, et que l'on ne sait toujours pas, comment les réparer. Mais il y a une différence entre dire que ça ne marche pas et dire qu'on a l'obligation de tout tenter pour mettre quelques pierres à l'édifice en espérant que cela lui permettra de se consolider.
Après cette longue digression, j'en reviens à Lily et à vous M. Chauvin. Ce que sous tend le paragraphe précédent c'est l'obligation de moyens que vous avez vis-à-vis de la protection de l'enfance en danger. Personne ne vous impose une obligation de résultat.
Avec Lily et ses frères et sœurs des années 2000 et 2010, cette obligation de moyen est passée sous le tapis. Et ce n'est pas une question d'argent. L'un des départements les plus riches de France, les Hauts de Seine, ont déjà été pris la main dans le sac, avec l'utilisation massive comme solution d'accueil des enfants en danger. Le meurtre de Jess (17 ans) en 2021 [9] avait déjà mis en lumière ces carences. La protection des enfants en danger coûte donc trop cher dans ces territoires, les Hauts de Seine, le Puy de Dôme et bien d'autres. Et il y a des drames, des meurtres, des suicides. Je n'évoque ici que les faits les plus graves. Ces lieux d'accueil minimaux sont aussi devenus un « marché » pour les proxénètes.
Et vous, M. Chauvin de vous justifier, « J'ai discuté avec les jeunes également sur place avec à la fois un gardiennage 24h/24, ça ne fait pas tout, mais également des maîtresses de maison présentes. Avec une cuisine, une restauration sur place digne, sachant qu'ils ont à la fois le linge, la nuitée et toute l'alimentation dont ils ont besoin. » [10]
Et cela devrait suffire. Une telle méconnaissance des besoins d'un enfant vous disqualifie définitivement. Vous n'êtes pas apte à ce que l'on vous confie des enfants.
Pour votre défense, vous précisez que nous n'êtes pas travailleur social et que vous faites confiance à votre administration et à la justice. Sans les moyens que vous ne leur donnez pas, avec votre confiance ou sans elle, ils sont impuissants. Je reviendrai ici sur mes années d'exercice à l'Aide Sociale à l'Enfance. Une présence éducative permanente (24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 365 jours par an), un éducateur ou une éducatrice que l'enfant connaît et qui a généralement su lier une relation de confiance peut sauver des vies. C'est ce que les services proposaient à cette époque.
J'avais donc besoin de vous parler de Lily et de tous ces enfants que le désengagement des services publics laissent sur le bord de la route. Avec Lily et Jess, nous constatons que ce bord de route peut devenir un cimetière.
Je ne vois pas comment conclure autrement cette missive. M. Chauvin, vous avez personnellement failli dans la mission que vous octroie votre charge.
Comme vos condisciples aiment à le rappeler, au même titre qu'un citoyen, un élu a des droits mais aussi des devoirs. Un des vôtres est de prendre soin des enfants qui vous sont confiés. Vous avez l'obligation de mettre en œuvre tous les moyens en votre possession pour répondre à ce devoir. Vous ne l'avez pas fait, et à ce titre vous ne pouvez vous targuer de ce titre pompeux, qu'encore une fois je me refuse à nommer.
[1] La Montagne. (2 février 2024). Lily, 15 ans, morte dans un hôtel du Puy-de-Dôme : la protection de l’enfance en détresse. Groupe Centre France. https://www.lamontagne.fr/clermont-ferrand-63000/actualites/lily-15-ans-morte-dans-un-hotel-du-puy-de-dome-la-protection-de-l-enfance-en-detresse_14446373/
[2] Wikipédia. (2025). Jean Genet. https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Genet
[3][4][5] Genet, J. (1946). Miracle de la rose. Gallimard.
[6] Wikipédia. (n.d.). Colonie agricole et pénitentiaire de Mettray. Consulté le 12 août 2025, from https://fr.wikipedia.org/wiki/Colonie_agricole_et_p%C3%A9nitentiaire_de_Mettray
[7] Wikipédia, l’encyclopédie libre. (2025). Fernand Deligny. https://fr.wikipedia.org/wiki/Fernand_Deligny
[8] Deligny, F. (1945). Graine de crapule : conseils aux éducateurs qui voudraient la cultiver. Éditions Victor Michon.
[9] VIDEO. Mort de Jess, 17 ans, dans un hôtel : le département des Hauts-de-Seine faillirait-il à sa mission de protection des enfants placés ? (31 janvier 2021). Réseau Éducation Sans Frontières (RESF). https://reseau-resf.fr/VIDEO-Mort-de-Jess-17-ans-dans-un-hotel-le-departement-des-Hauts-de-Seine
[10] France Bleu. (16 février 2024). « L’aide sociale à l’enfance a fait son travail », estime Lionel Chauvin après la mort de Lily. https://www.francebleu.fr/infos/societe/l-aide-sociale-a-l-enfance-a-fait-son-travail-estime-lionel-chauvin-apres-la-mort-de-lily-7365373