Archipel des alizées : Chère Joséphine, tu t’es battue toute ta vie contre l’oubli et la disparition d’une langue, d’une culture et de ses traditions. Comment perçois-tu l’avenir des cultures autochtones et de la culture innue en particulier ?
Joséphine Bacon : Comme tout le monde le sait, les langues autochtones sont en difficulté, probablement à cause de la modernité de la vie, d’internet, des réseaux, de la radio et de la télévision. Quand j’étais enfant, le français, je ne l’entendais jamais. On ne parlait que l’innu-aimun, la langue de mon peuple. A cette époque, on fréquentait encore la terre que j’appelle Nutshimit. Cette langue et cette terre, c’était toute notre vie, c’était tout ce qu’on connaissait. Seuls nos parents pouvaient entendre le français ou l’anglais, quand ils allaient vendre leurs pelleteries (ces peaux d’animaux utilisées pour les fourrures) chez les marchands de fourrure ou chez les marchands de denrées. Il a fallu attendre mon entrée au pensionnat, en 1952 pour que je rencontre enfin le français, alors enseigné par les religieuses et les prêtres.
J’ai appris le français, un mot à la fois. Ça m’a pris du temps avant de pouvoir formuler des phrases complètes et compréhensibles. Avec les enfants du pensionnat, on continuait à parler le Innu-aimun, une manière de rester connecter à notre culture. Un jour la radio est arrivée au pensionnat et cela a tout changé. La musique m’a aidé à apprendre le français, la musique m’a aussi aidé à le parler : en chantant, on dit les choses plus aisément.
Aujourd’hui, les jeunes parlent le français, très tôt, dès leur jeune âge, comparé à moi qui ai dû commencé tard, sans avoir travaillé, toute petite enfant, l’oreille de la langue française ou de la langue anglaise. Le monde a beaucoup changé, la langue a beaucoup évolué, donc il a fallu fabriquer des mots nouveaux et faire des emprunts, pour pouvoir s’ajuster à la vie qui changeait. Savoir évoluer tout en gardant nos racines, nos légendes et nos symboles, c’est ici que je place l’espoir de notre culture
ADA : Pourriez-vous nous parler de votre parcours et du rôle qu’a joué la langue Innu-Aimun dans votre vie ?
J.B. Quand on était au pensionnat, je suis restée 14 ans à Maliotenam. Pendant ces années-là, c’était l’agence des affaires indiennes qui s’occupaient des “Indiens”. Aujourd’hui, on a ce qu’on appelle la prise en charge, c’est les conseils de bandes (assemblée dirigeante d’une Première Nation) qui s’occupent de l’éducation de leurs jeunes.
Dans le temps, les débouchés d’emploi étaient très limités, on avait le droit d’être secrétaire, infirmière subsidiaire ou encore faire l’école normale et devenir enseignante. Les garçons, eux, pouvaient devenir charpentier ou menuisier.
Quand est venu le temps pour moi de choisir, j’ai choisi d’être secrétaire. J’ai alors étudié le secrétariat pendant deux ans à Québec. Quand on avait fini notre cours de secrétariat, les affaires indiennes nous ont envoyées à Ottawa. Au bureau des affaires indiennes, au 6e étage, il y avait ce qu’ils appelaient le “steno pole”, un endroit où j’apprenais à être une bonne secrétaire. On y faisait de la sténo, de la dactylo, ils appelaient ça le “service training”.
J’avais à cette époque une amie, Evangeline, qui avait choisi l’école normale de Chicoutimi, une ville à 500 kilomètres de Montréal. Par ces relations, Evangile nous a trouvé un premier emploi à Montréal, pour elle et moi. Nous sommes arrivés dans la capitale du Québec en 1967, l’année de l’exposition universelle. Nous devions garder des enfants là-bas. Nos journées étaient consacrées aux soins des plus petits, mais dès qu’on avait un moment, on filait à l’exposition de 67, se nourrir et s’inspirer de tout ce qui pouvait être présenté. Je me rappelle qu’à l’époque, mon français était toujours approximatif. Quand les parents n’étaient pas là, on parlait l’innu aux enfants, une manière aussi de les ouvrir à la diversité des peuples qui composent le Canada. Quelque temps après, je suis reparti étudier dans la ville de Québec. Un jour je reçois un appel des parents d’enfants dont j’avais la garde : les enfants s’étaient mis à parler innu entre eux, les parents ne pouvaient plus les comprendre. Cette histoire me fait toujours énormément sourire.
Jusque dans les années 80, on est resté très proche de notre langue. Aujourd’hui, les choses ont changé. L’explosion des nouvelles technologies, la mise en place du réseau internet, l’uniformisation des programmes de télé, nous ont fait perdre petit à petit le lien à notre langue, au bénéfice du français. C’est ce constat qui m’a mis en marche : je voulais écrire en Innu pour faire perdurer notre langage, et par extension toutes les relations que mettent en scène nos mots : le lien à notre terre, à nos ancêtres, à nos paysages, au caribou, à nos bambins.
ADA : Vous vous êtes installée jeune à Montréal, une ville où vous avez forgé vos écrits et votre plume. De vos terres d’origine à la capitale économique du Québec, comment peut-on réconcilier, au Canada, modernité et traditions ?
J.B. J’ai remarqué que les cours d’Innu-aimun, Anishnabe, et d’Innuktitut, qui se donnent dans des collèges, des universités, revitalisent la langue. Ça permet de renouer avec une certaine fierté : celle de savoir qui tu es, celle de comprendre ton identité première.
En plus, cela permet d’apprendre la structure de notre langue : la langue a une grammaire qui n’est pas la même que la langue française. On y trouve des tas de richesse et ça renouvelle le sentiment de fierté des jeunes. De plus en plus, ils sont conscients que la langue est en danger et ils font des efforts, pour apprendre, pour dire qu’ils parlent encore l’Innu-aimun, qu’ils apprennent à l’écrire ou à le lire.
La langue innue est une langue orale, maintenant, l’orthographe est normalisée grâce à des anthropologues et des linguistes. C’est comme si on avait eu un éveil, comme si on se rendait compte que cela pouvait nous échapper. Et ce serait vraiment une grande tristesse.
ADA : Les cultures autochtones entretiennent en général une relation très forte au territoire, qui porte en lui un lien aux ancêtres, au non-humain, à l’invisible. Comment peut-on mieux prendre soin de la diversité, du respect des animaux aux êtres humains, dans nos manières de faire territoire ?
J.B. Nos langues sont des manières d’être en lien avec la diversité qui habite nos territoires : récits, légendes, fantômes, caribous, arbres, fjord… Réapprendre nos cultures, c’est réapprendre ce lien fondamental entre la manière de parler et la manière de faire lien avec l’autre. Par extension, apprendre seulement les langues ne suffit pas, on doit également apprendre le sensible et la diversité de nos territoires. Par effet de miroir, perdre notre langue, c’est aussi perdre le lien.
Pour un Innu, même s’il a un peu oublié le sens de sa langue, il est connecté au Nutshimit, la terre des ancêtres. Quand il retourne dans le Nutshimit, il est chez lui, c’est à ce territoire qu’il appartient. Tu sais que tu es chez toi, quand tu marches dans les sentiers de portage, quand tu pagaies dans les rivières. Là-bas, tu te retrouves intact, comme les ancêtres avant toi.
Et à cet instant, les mots reviennent, parce que quand on retourne dans le Nutshimit il y a toujours les aînés qui nous accompagnent. En allant sur place, tu te rends compte de l’importance du Nutshimit, qui t’accueille comme si tu ne l’avais jamais quitté.
ADA : La transmission des savoirs entre aînés et jeunes générations est un moment clé de la sauvegarde des traditions au sein d’une culture. Vous-même, vous avez beaucoup appris de vos ancêtres comme on peut le voir dans le film. A l’opposé, les sociétés occidentales cachent leurs aînés, là où le dialogue entre jeunes et vieux peut être d’une magnifique richesse. Comment peut-on repenser l’intergénérationnalité d’après votre parcours et votre expérience ?
J.B. Il y a de moins en moins d’aînés, de vrais nomades, qui ont vécu dans le Nutshimit. Mais, j’ai remarqué ces dernières années qu’il reste encore des Nutshimiunu, des innus du Nutshimit, qui ont vécu cela. Notre enseignement revient à travers eux. Les jeunes aiment se reconnecter au Nutshimit. L’identité et la tradition sont là-bas. C’est là que se trouve la liberté. Ce n’est pas d’être confiné entre quatre murs.
Dans une réserve, tu te retrouves avec ta hache, ton fusil et tu commences à marcher sur cette terre. Tu sens que tu es le bienvenu et que tu es libre. Dans le Nutshimit, il n’y a pas de poussière, il n’y a pas de saleté, alors tu ne te salis pas. Au lieu de sentir le Chanel 5, tu vas sentir l’épinette noire, l’épinette blanche, ou l’épinette rose. Nutshimit va s’imprégner de toi.
Le territoire ne t’appartient pas, tu appartiens au territoire. Tu es attentif à ses vents, à ses bruits et le Nutshimit va te prendre dans ses bras et te protéger. Le Nutshimit va s’infuser en toi, et alors tu vas pouvoir te connecter à tes rêves.
Il y a de moins en moins d’aînés, de vrais nomades, qui ont vécu dans le Nutshimit. Mais, j’ai remarqué ces dernières années qu’il reste encore des Nutshimiunu, des innus du Nutshimit, qui ont vécu cela. Notre enseignement revient à travers eux. Les jeunes aiment se reconnecter au Nutshimit. L’identité et la tradition sont là-bas. C’est là que se trouve la liberté. Ce n’est pas d’être confiné entre quatre murs.
Dans une réserve, tu te retrouves avec ta hache, ton fusil et tu commences à marcher sur cette terre. Tu sens que tu es le bienvenu et que tu es libre. Dans le Nutshimit, il n’y a pas de poussière, il n’y a pas de saleté, alors tu ne te salis pas. Au lieu de sentir le Chanel 5, tu vas sentir l’épinette noire, l’épinette blanche, ou l’épinette rose. Nutshimit va s’imprégner de toi. Le territoire ne t’appartient pas, tu appartiens au territoire. Tu es attentif à ses vents, à ses bruits et le Nutshimit va te prendre dans ses bras et te protéger. Le Nutshimit va s’infuser en toi, et alors tu vas pouvoir te connecter à tes rêves.
ADA : La poésie a été pour vous un moyen de contribuer à valoriser la langue et la culture innue. Comment est arrivée la poésie dans votre vie ?
J.B. Pour moi, la poésie est vraiment arrivée par accident. Je n’ai jamais été poète. Mais par la lecture, j’ai découvert un monde nouveau que j’ai voulu mieux connaître. Et en règle générale, ressort de la poésie classique des mots et des images.
Dans mon cas, c’est l’inverse. Mon premier poème est venu d’un rêve, pas le mien, mais celui d’une jeune bretonne, nommée Laure Morali. Laure est une grande voyageuse, elle est venue plusieurs fois à Montréal, et a même vécu dans la réserve de Ekuanitshit où les Innus ont fini par l’adopter. Elle vivait selon leur rythme et selon les traditions. C’est lors de son long séjour chez les innu, au cœur d’un tipi, qu’elle a fait un rêve,, un beau rêve. Elle a rêvé qu’elle jumelait des auteurs poètes québécois aux premières nations.
Quand elle est revenue à Montréal, elle m’a raconté ce rêve, et je lui ai dit qu’il fallait qu’elle le réalise. “Tu étais dans le Nutshimit, et quand on rêve dans le Nutshimit, il faut faire en sorte que cela se passe.” C’est alors qu’elle m’a demandé d’y participer. Et je me suis dit : “Allons bon, je ne sais pas écrire, je ne suis pas poète.” Mais comme je l’aime beaucoup Laure, j’ai accepté, et elle m’a jumelé avec un poète québécois, José Acquelin, d’origine occitane. C’est comme ça que la poésie est arrivée à moi, et en a découlé ce livre extraordinaire, qui s’appelle Aimititau(Parlons nous). Laure Morali a été la pierre fondatrice d’un pont entre les anciennes nations du Québec et les nouvelles populations. La poésie nous a permis de nous parler. Je trouve que c’est un livre fondateur pour nous, innus devenus poètes ou auteurs. On apprenait à écrire.
A mes débuts, la poésie ne me disait rien. Quand j’ai reçu la première lettre de José Acquelin, j’étais surprise. Parce que la définition que je connaissais d’une correspondance c’était des lettres standardisées selon le modèle suivant : “Cher José” suivi de nouvelles ou de questions qu’on adresse à l’autre. Mais la première lettre que j’ai reçue était longue et étroite. Je ne comprenais pas trop où il voulait en venir avec sa lettre, que je lisais et relisais. Alors je me suis dit que j’allais attendre la deuxième lettre. C’était un autre poème, plus court et que je comprenais mieux. Et je me suis dit que j’allais lui écrire de la même façon qu’il m’écrivait, et ça a donné un poème. Voilà mon accident.
ADA : Les sociétés autochtones sont reconnues pour leur capacité à mettre le lien au cœur de leurs pratiques quotidiennes, là où les sociétés occidentales ont tendance à oublier l’importance de cultiver des relations de qualité à l’autre. Comment peut-on remettre le lien au cœur de nos vies ?
J.B. Je ne trouve pas que ce soit si difficile de créer du lien. Il suffit d’être là, attentif, d’être à l’écoute. Au temps du nomadisme, le partage était extrêmement important. Tu ne pouvais pas ne pas bien accueillir un visiteur. Parce que la personne allait tellement raconter de récits… Et toi aussi, à ton tour, tu allais lui raconter tes propres récits.
On ne pouvait que tisser des liens. Je pense que le respect et le partage sont à la base de tout. Pour être en lien, quelle que soit la couleur de notre peau. Moi j’ai des choses à vous raconter, vous aussi, j’en suis sûre, vous avez pleins de choses à me raconter. C’est souvent, au moment précis d’une discussion où les histoires s’entremêlent, que naît l’amitié.
ADA : Vous parlez souvent du rêve dans vos écrits. Quel place tient le rêve dans votre vie et celui de la culture innue ?
J.B. Mushuau Nipi, le lac de la terre dénudée ou la rivière de la terre dénudée, dans la Toundra. C’est un endroit important pour toutes les communautés innues. C’était l’endroit de la chasse communautaire, où les Innus se retrouvaient, au moment de l’année où le troupeau de caribous passait par là.
Les Innus attendaient que Papakassik, le maître des caribous, envoie ses filles, ses fils et ses petits-enfants. Alors, un vieil Innu montait sur les hauteurs et poussait un cri lorsque les caribous arrivaient. Et là, on voyait le troupeau arriver. Et ce qu’on allait chasser nous suffirait jusqu’au printemps. On ne chassait jamais plus que le strict nécessaire.
C’est donc un endroit important pour moi, un endroit sacré. Quand j’y retourne, quand je marche sur la terre, j’ai l’impression qu’il n’y a pas de pesanteur, comme si c’était la terre qui avançait. On n’y est jamais pressé. Le rythme des battements de Mushuau Nipi restructure toute ton énergie, et c’est ça qui est beau sur cette terre.
Un entretien réalisé par Clotilde Géron et François Gicqueau pour l'Archipel des Alizées.
D'autres entretiens sont à retrouver sur le site de l'archipel des alizées : https://archipelalizees.org/
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