Boum… Boum… Boum… Alma a 12 ans, ce sentier ne lui a jamais paru aussi facile à monter avant de la mener vers la plage où sa mère l’attend. Elle flotte. Boum… Boum… Boum… Le soleil éclaire si fort que tout devient blanc, le ciel, la mer, les roches. Seuls les galets ont chacun une couleur différente. Boum… Boum… Boum… Sa mère est accroupie, elle tient un pinceau aux poils teintés de rose, elle colore un galet. Les vagues de la mer blanche se répandent doucement entre les pierres colorées… Boum… Boum… Boum…
Doucement, elle ouvre les yeux. Elle s’était endormie dans son divan en regardant la télé, elle rêvait. Ce sont ces coups qui l’ont réveillée, les vibrations contre la paroi surtout, qui ont fait trembler son corps. Elle est sourde et son appareil auditif n’y fait presque plus rien, elle lit les sous-titres de sa télé, elle s’endort et se réveille. Alma a 95 ans et il y a bien longtemps que sa mère s’en est allée. Elle regarde son horloge qui indique minuit trente.
À pas lents, elle va à la porte d’entrée. Qui fait ce boucan en pleine nuit dans cette baraque? Elle voudrait bien le savoir. Son immeuble donne pratiquement dans la rue. De l’extérieur, il n’y a qu’à pousser deux portes pour accéder au rez-de-chaussée où elle séjourne. Les coups continuent, elle sent le sol vibrer en cadence. Donc, il faut qu’ils cessent, en priorité, au diable la prudence.
Elle éclaire le couloir du rez-de-chaussée, puis entrouvre la porte. Elle sursaute, mais elle est si petite et si ronde que ça ne se voit pas. Elle réalise qu’elle est entrain de vivre un instant peu courant. Il y a Théo, le fils du voisin du premier, il a sept ans, il est pieds nus et simplement vêtu d’un slip. Un pied posé sur une grosse pierre ronde, qui sert d'ordinaire à tenir la porte entre-ouverte. Mais là, il s'appuie sur la porte comme pour y interdire l'accès de l'extérieur. C’est lui qui fait ce bruit, boum, boum, boum… en balançant la pierre contre le mur, pour passer le temps...
- Mais arrête-toi ! lui dit-elle.
Enfin, il enlève son pied. Faut savoir que son père, violent et trop souvent alcoolisé, impose aux autres locataires cette pierre qui laisse la porte entr'ouverte en permanence afin que ses trois chats puissent entrer et sortir de l’immeuble sans qu’il n’ait à se déplacer de là où il est, vautré à son premier étage ; l’hiver le froid envahi le vieil immeuble mais il n’en a que faire.
Alma remarque ces trois chats qui tournent en rond dans l'entrée.
Le gamin commence à s’agiter, "c’était pas prévu comme ça", se dit-il. "Non, non, pas du tout", renchérit-il. C’est pas le moment qu’elle débarque la mémé. Il panique, il lui adresse un plein de grimaces, il trépigne, il s’énerve ; elle s’approche, craintive mais curieuse. Il essaye de lui faire comprendre qu’il faut qu’elle se taise ; surtout qu’elle n’exprime que du silence devant cette scène surprenante ; qu’il y a quatre étages dans l’immeuble et que ce n’est pas la peine que tous les habitants soient au courant. Un doigt sur la bouche, il la supplie de se taire. Mais, elle continue d’avancer sur lui, doucement.
- Qu’est-ce tu fous là, à minuit, tes parents le savent ? Elle demande.
Il panique, de son dos il appuie sur la lourde porte d’entrée de l’immeuble afin qu’elle reste bien close. Il fixe du regard la femme qui s’approche de plus en plus. Il ne faut pas qu’elle ouvre cette porte, c’est sa mission. "Et toi, la vieille va-t’en, rentre chez toi, je t’expliquerai demain, ça va prendre du temps, tu n’entends rien, pourquoi t’es là ? mais il parle doucement, afin qu’on ne l’entende pas trop et la femme est sourde. Il ferme les yeux, compte jusqu’à trois et les rouvre, elle est toujours là.
Et maintenant, c’est lui qui avance vers elle, il semble glisser sur le sol, Alma ne comprend plus rien, alors elle recule. Le père de Théo pousse la porte et son gosse avec, les trois chats en profitent pour se tirer. Le fils regarde le sol, la mine navrée. Alma regarde le gaillard de la tête au pied, lui aussi est en slip. C’est l’été, mais quand même… de mon temps.
- "Mais qu’est-ce qu’elle fout là ?", demande le père ? "Faut éteindre la lumière, faut pas faire de bruit".
Elle voit les cailloux qu’il a dans les mains, ils sont gros comme des patates et ces mains aussi. Il est tout excité lui aussi.
- "Le sida des chats, t’as entendu parlé Alma ? C’est une maladie qui se propage très vite, ils l’ont tous dans le quartier, on est cerné". Elle comprend le principal, elle a entendu parler de ça, mais pour le reste…
Il avait dit à son fils de faire le guet et de ne pas faire sortir leurs chats. Mais son fils il est un peu agité, en permanence même, et il a réussi à éveiller une femme sourde, faut le faire, hein Alma ? T’as vu, on est en slip, il la repousse gentiment, mais fermement vers son appartement. Il attend que les verrous se fassent entendre et sort dans la cour de l’immeuble. Une seule voiture y est garée.
Dans les étages, les locataires présents sont tous réveillés, derrière leurs rideaux à scruter la cour. Alma sitôt rentrée va direct derrière son volet et en retire une lamelle branlante pour mieux voir.
Le père de Théo a fait un tas de ses pierres, il est allongé à plat ventre et il tire un de ses projectiles sous l’auto. Ça fait un bruit étrange. Puis un second, Alma est écœurée, elle ferme les yeux, elle ne le verra pas quand il en sortira un chat ensanglanté...