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Billet de blog 15 novembre 2014

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Il voulait voir des gens heureux.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Durant une autre vie, celle où je travaillais encore, où je n'avais pas encore atteint ma date de péremption, j'ai occupé un poste d'animateur dans un Centre d'Accueil d'Urgence. Pour ceux à qui ce terme ne dit rien, ceux qui donc n'ont jamais connu la vie de SDF, il s'agit d'une structure qui héberge dans la journée ceux qui n'ont plus de toit.

Dans mon cas, ce lieu comprenait une grande cour, où l'on pouvait se détendre ailleurs que sous le regard culpabilisateur des passants honnêtes, et une salle servant de lieu de repas et de réunion.
J'animais aussi un atelier d'écriture qui avait débouché sur la création d'un journal, rédigé avec les "accueillis" — on avait du mal avec le terme SDF— et par ceux de l'équipe sociale qui avait des trucs à dire ou à annoncer.
J'avais été embauché dans le cadre d'on contrat CES à mi-temps et je faisais cadeau de nombreuses heures de bénévolat pour arriver à mes fins.

Mon contrat n'avait pas été reconduit au bout d'une année, car les religieux qui géraient la pauvreté dans la ville et donc dans ce lieu, ne voulaient employer que des bénévoles. Malgré la rancune que j'ai gardée envers eux, je dois dire que cet emploi m'a profondément marqué.

Les gens de la rue se confiaient souvent à moi, j'effectuais un travail d’écoute, comme me disaient les pros du social, l'histoire de leur vie ne me rendait que rarement gai.

Il y avait un bistrot sur le trottoir d'en face et même une cave à vin un peu plus haut, ce qui irritait profondément les responsables qui faisaient la guerre à l'alcool dans l'enceinte, voilà pour le cadre.

Parmi les habitués, j'avais mes préférés et ce jour-là l'un d'entre eux, Rachid, était installé à la terrasse du bistrot, sa tasse était vide, et son regard aussi, il braquait un platane sur le trottoir d'en face. Je mangeais un sandwich tout en survolant le quotidien du jour. Et, de temps à autre, je regardais Rachid qui fixait toujours le même endroit. Je me demandais s'il ne s’était pas endormi, son traitement était assez lourd.

Il avait eu une enfance très dure, il m’avait confié  avoir passé de longues nuits allongé sous des voitures dans sa rue pour se cacher d’un père alcoolique qui jouait avec lui à la roulette russe. Son frère, lui aussi brisé à jamais, s’était installé à demeure à proximité de l’entrée d’un hôpital de la ville.

Au pied de l'arbre, une femme se baissa et ramassa un petit objet qu'elle regarda de plus près, puis esquissant un petit sourire, elle le glissa dans sa poche et reprit son chemin. Le visage de Rachid s'illumina d'un grand sourire, content de la scène.
Il se leva et traversa la rue, il déposa quelque chose sur le sol, au même endroit que celui où la femme s'était accroupie. Il revint s'installer à sa table sans même m'apercevoir. Il semblait épanoui, je le connaissais plutôt triste et souvent abruti par ses médocs.
L'instant d'après, un homme ayant dépassé la soixantaine, se baissait à grand-peine pour prendre ce que Rachid avait déposé. Lui aussi repartit avec un sourire aux lèvres. Je regardais Rachid, il était aux anges.
La troisième fois, ce fut une jeune mère qui poussait son landau, elle se baissa prestement, ramassa et sourit à son bébé. Rachid sourit tout seul.
C'était la fin de ma pause — cinq personnes s'étaient ainsi accroupies — en quittant le bistrot, je fis une halte à hauteur de Rachid, j'étais curieux de savoir quel objet il offrait ainsi à tous les passants et pourquoi ça le rendait si heureux.
Il leva la tête vers moi, me reconnut et me raconta qu'il déposait une pièce de  deux euros, ou un billet de cinq ; moins souvent cinq que deux vu qu’il vivait avec une petite allocation. Il le faisait dans le but de voir les gens heureux et surtout, il voulait constater la joie qu'il pouvait créer.
Il était sous tutelle et dépendait donc de quelqu'un qui gérait son allocation d'adulte handicapé. Dès qu'il touchait son pécule hebdomadaire, il en claquait la moitié à rendre les gens heureux ; les mêmes ou presque qui le regardaient d'un air dédaigneux lorsqu'il somnolait sur un banc.

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