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Billet de blog 13 octobre 2021

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

J’adorais mon père.

Je détestais ma mère.

Mon père, journaliste, partait travailler tous les soirs vers dix-huit heures, à l’heure où tournaient les rotatives. Ma mère rentrait. C’était la nuit. Plouf.

Mon père était rêveur. Flottant dans sa bulle. Pour vous montrer à quel point il était déconnecté de ce monde, je peux vous raconter cette histoire.

 J’avais cinq ans. J’étais inscrite dans une école à deux rues de chez moi et mon père m’y conduisait tous les matins. Parfois en retard, sans doute souvent, ce qui explique qu’un jour la maîtresse me dit de sa voix acide : « Mademoiselle Machin, la prochaine fois que vous serez en retard, produisez un mot d’excuse où vous ne serez pas admise. »  Elle me terrorisa. Déjà que je ne comprenais rien à ses cours de calcul mental, déjà que j’étais morte de honte de toujours répondre à côté, déjà que j’avais fait partie de ceux, alignés dans la cour, montrés à la vindicte populaire, parce qu’ils avaient des chaussures qui n’étaient pas bien cirées, cette dernière remarque m’épouvanta.

Car on fait très peur, très souvent, aux petits enfants et ce n’est pas gentil.

Je n’osais rien dire à mon père. J’avais la conscience du reproche qu’on ne saurait faire à un dieu. Jusqu’au jour fatal qui arriva où, un matin, la cloche de l’église m’informa de cette réalité affreuse : je ne serais jamais à l’heure à l’école. J’étais en retard.

Je levai donc les yeux vers lui, si haut et si grand, et je lui dis : « Papa, il me faut un mot pour excuser mon retard. C’est la maîtresse qui me l’a dit. »

Ici mes souvenirs se brouillent… Comment cela se passa-t-il exactement   , je n’en sais rien. Je n’ai retenu qu’une seule chose : les termes exacts de ce mot :

« Madame, veuillez excuser le retard de ma fille. Elle attendait que sa maman se réveille car elle ne voulait pas partir sans l’embrasser. »

Comme j’eus honte de ce mot ridicule. Moi si petite, je devinais que c’était une ânerie cette histoire. D’autant plus que je détestais ma mère. Comme j’eus honte. Le sentiment le plus violent que l’on puisse ressentir.

Où avait-il trouvé ça ? Comment une main d’adulte avait-elle pu rédiger cette histoire si niaise ?

Voilà ce que j’ai longtemps pensé.

Mais aujourd’hui, au moment où cette histoire me revient, je la trouve tellement poétique. Tellement belle, cette excuse branquignole. Qu’il fallait être pur pour écrire, adulte, un tel haiku, sublimant le quotidien !

Imaginez que ce soit notre mode de vie.

Que l’on puisse arriver en retard parce qu’on attend d’avoir embrassé quelqu’un qu’on aime, qu’on ne veut pas  réveiller,  l’arrachant  à ses rêves. Ou bien qu’on arrive au travail en disant : « Excusez-moi, mais un rayon de soleil est entré par la fenêtre et je n’ai pas voulu partir sans l’avoir senti sur ma peau et je suis restée avec lui, tant c’était un moment heureux et parfait ! »  Et imaginez que le patron réponde :

« Vous avez bien fait ! C’est ainsi que je conçois la vie ! Amour ! Amour ! »

Et imaginez que dans les grands buildings qui s’élèvent au-dessus des villes vers le soleil, il y ait des moments où l’on doive, légalement, s’abandonner à sa douceur ! Une musique jaillirait des murs disant « Soleil ! Soleil ! » Et tout le monde arrêterait de travailler car le plus important serait là, dans l’abandon à la chaleur, à la lumière, à la beauté, à sa langue si douce, yeux clos, visage offert, et ce serait un sacrilège, puni par la loi, de ne pas jouir d’un moment si parfait ! 

(Bien. Veuillez m’excuser si je m’arrête d’écrire mais il y a du soleil dans mon jardin et je vais partager ma joie avec lui. Merci papa.)

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