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Billet de blog 15 octobre 2021

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DISPUTE

Cette pièce présente une conversation qu’une femme aurait avec un homme, pendant une heure vingt sur le sujet : « J’ai à te parler ». C’est donc quasiment une œuvre de science-fiction tant il est difficile d’imaginer un homme qui, face à un tel assaut, ne disparaisse au bout de quelques minutes. Mais ici, nous sommes au théâtre ...

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12-Casserole bleue

ELLE : Après un silence, prenant un papier dans son sac.  J’ai noté, l’autre jour, quels avaient été nos sujets de conversation. Le matin, au lever, tu as gueulé parce qu’il n’y avait plus de sucre. C’est moi qui fais les courses, toi, tu n’y vas jamais, mais quand il n’y a pas de sucre, tu gueules ! Ensuite, tu t’es excité parce que je faisais chauffer un verre d’eau dans la petite casserole bleue et pas dans la grande casserole rouge ! Logique ! Ensuite tu as refusé d’aller rendre, pour moi, un livre à la bibliothèque, puis tu as refusé de balayer parce que tu n’avais pas le temps ! Tu ne fais rien, mais tu n’as pas le temps ! Puis quand Catherine a téléphoné tu m’as dit, une énième fois, que je ne fréquentais que des cons !

LUI : Stop ! À moi ! Oui ! Il n’y avait plus de sucre et j’ai gueulé ! Mais depuis quand n’y avait-il plus de sucre ? Hein ? Depuis quand n’y avait-il plus de sucre ?

ELLE : Mais tu n’as qu’à aller l’acheter ton sucre ! Mets-toi debout, descends l’escalier et va l’acheter le sucre !

LUI : Ah ! Mais j’irais bien l’acheter le sucre, si tu ne me disais pas : « Je reviens avec le sucre ! » Alors moi, j’attends le sucre ! Et le matin, je suis fragile le matin, j’ai un cousin diabétique, moi, madame, j’ai besoin de sucre ! Et alors, tintin, pas de sucre !

ELLE : Oui ! Je l’ai oublié ton sucre ! Je l’ai oublié ! Parce que je dois penser à tout ! À tout et toi à rien !

LUI : Quant à la casserole bleue…

ELLE : Fous-la toi où tu veux, ta casserole bleue !

LUI : C’est une casserole qui vient de Bruxelles !

ELLE : Et alors ?

LUI : C’est un objet décoratif !

ELLE : La casserole bleue, un objet décoratif ???

LUI : Oui, madame, et j’y tiens !

ELLE : C’est vrai ! Tu es un esthète ! Un artiste ! Ton goût est des plus sûrs ! Il suffit de voir la décoration de ton bureau avec un papier couvert de petits nains, des petits nains partout, pour comprendre à qui on a à faire !

LUI : Ah ! Le papier de mon bureau ! Il y était, il m’a plu. Je l’ai gardé. Oui ! Je suis un enfant ! J’ai gardé mon âme d’enfant !

ELLE : Ce qui explique les posters de cul qui recouvrent le mur gauche comme dans les casernes et chez les routards !

LUI : La beauté des femmes m’émeut.

ELLE : Surtout quand elles sont à quatre pattes !

LUI : Et je te prie de me foutre la paix ! Je décore mon bureau comme je veux ! Je n’ai pas de leçon à recevoir de toi, figure-toi ! Ce n’est pas moi qui ai transformé notre salon en bunker ! En cas de bombardement, on n’aura pas à descendre à la cave, on y est déjà ! Tout est gris ! Le sol, les murs, le plafond, les tapis, les canapés ! D’accord, tous les gris ! C’est raffiné ! Gris foncé, gris moyen, gris petit, gris souris, vert de gris, gris de gris, grisou, grisaille, gris mauve, gris pur, gris poix, gris pou, grisette et j’en passe, avec des fauteuils noirs, des lustres noirs, des assiettes noires et au milieu de toute cette consternation, il faut avoir les idées roses ! Il faut être gai !

ELLE : Ce que tu es de mauvaise foi ! Tu as choisi les meubles avec moi !

LUI : Il n’y a qu’une seule chose que j’ai choisie dans cette maison, madame, c’est la casserole bleue ! Bleue, madame, et j’y tiens !

ELLE : Je sais ! Tu l’as dit ! Tu y tiens plus qu’à moi !

LUI : Moi, moi, moi, moi, moi, moi ! Toujours moi !

ELLE : Parce que toi tu penses aux autres ?

LUI : Non. Je ne pense qu’à moi, mais je le dis. Chez moi, c’est honnête, affirmé, clair ! Tandis que chez toi, c’est larvé, insidieux, endémique, rampant, chialant ! Tu as un ego baveux !

13-Animaux

ELLE : Après un silence. Toutes les nuits, je rêve que je te trompe.

LUI : C’est normal. Les rêves sont trompeurs.

ELLE : Tous les jours…Je passe mes jours à rêver que je rencontre quelqu’un qui m’aime, simplement.

LUI : La chasse est ouverte.

ELLE : Je suis en état de manque. Je suis comme quelqu’un qui crève de soif et qui rêve à un verre d’eau.

LUI : Pourtant, ce soir, ça ne manque pas d’eau ! Fais un tour dehors, bois des nuages, ça te rafraîchira !

ELLE : Comme les femmes rêvent aux hommes et quelle image fausse, elles s’en font !

LUI : Hé oui ! Les filles ont ce défaut qu’après avoir joué à la poupée, elles veulent jouer à l’homme ! Et elles ont pris de mauvaises habitudes. Elles s’imaginent que ce sont les mêmes règles. Elles s’imaginent qu’il va suffire de bien les coiffer et de les asseoir dans un coin du lit pour qu’ils restent tranquilles ! Mais les hommes, madame, sont de grands animaux ! Ils sont nés dans d’immenses forêts au milieu des volcans et des glaces ! Ce ne sont pas des créatures de boudoir. Ils ont besoin de danger, d’aventure, de mouvement, de folie, de sang ! IIs ont besoin d’espace !

ELLE : Mais qu’est-ce que tu racontes ? Tu ne sors jamais de ta chambre !

LUI : L’espace est dans ma tête ! Ma tête est ouverte sur d’autres mondes !

ELLE : Arrête de rêver ! Je t’ai trouvé emmitouflé dans les jupes de ta mère. Il a fallu que je t’arrache ta sucette du bec. Pour t’avoir dans mon lit il a fallu que je t’apprenne à défaire tes boutons ! Tu ne sais toujours pas déboucher une bouteille ou changer une ampoule !

LUI : Mais qu’est-ce que c’est que ce plat que tu me sers à quatre heures du matin ? Qu’est-ce que c‘est que cette grande découverte ! Tantôt on s’aime, tantôt on ne s’aime pas ! Mais c’est comme ça ! C’est la vie ! Ça permet de se reposer ! C’est vrai, l’autre semaine, je ne me suis même pas aperçu que tu existais. Je ne t’ai pas remarquée. Putain, quel repos ! Tout à coup, le vendredi soir, tu viens derrière moi dans mon bureau, tu mets ta main sur mes yeux et je glisse sur ta planète. Je suis de retour après une absence et je me dis : « Elle est là. C’est bon. » Alors, je t’en prie, je te demande d’arrêter cette conversation parce que je suis fatigué, parce que je ne la comprends pas.

14-Mot de passe

ELLE : J’arrêterai quand tu me comprendras. Dis-moi : « Je te comprends » et j’arrête.

LUI : C’est le mot de passe ?

ELLE : Comprends-moi. Viens jusqu’à moi…Ne te moque pas de moi. Tu ne sens pas que je suis désespérée avec une déchirure immense à l’intérieur de moi ? Comment t’expliquer ? Il est si difficile de trouver les mots justes…Je me dis : « Mais quel âge as-tu ? » Il me semble que je n’ai plus d’âge.  Hier encore, j’avais tant de projets ! Je portais ma jeunesse dans ma tête…J’ai tant rêvé à l’amour…Je me suis dit tant de fois : « Le voyage a commencé. Le beau voyage… » Mais rien de tout cela n’est vrai…C’est fini. Tout a passé… Je suis en rade. À sec. Il n’y a plus rien dans l’air. Rien ne souffle. Je suis privée de joie…Et toi, là-dedans, qui fais comme si de rien n’était, comme si les choses pouvaient aller leur train, éternellement creuses, des barques vides que l’on attendait chargées de tant de bonheur, de tant de fêtes…Ce n’est pas possible…Je ne peux pas l’accepter…Je ne peux pas croire que vivre soit si peu… Est-ce que tu me comprends ? Dis-moi : « Je te comprends. » Dis-moi : « Je ne savais pas tout ça ». Dis-le-moi !

15-Mélancolie

LUI : Oui, je te comprends. Je te comprends très bien. Je comprends que tu appartiens à cette catégorie de gens qui ne peuvent pas vivre sans mélancolie, sans tracas, sans cogitations fumeuses ! Quand ils n’ont mal nulle part, ils se grattent…Quand ils vivent une petite vie sympa, de bons petits moments simples et tranquilles, ça ne leur suffit pas, ce n’est pas assez pour eux ! Et il y en a ! La terre en est couverte ! ...Quand ils se rencontrent, ils se reniflent comme des chiens. Ils se sentent les bobos. « -Alors, ça va ? -Oh ! Non ! » Mmmmm ! Que ça pue bon ! ...Que c’est chic d’être blessé. Que c’est chic d’être angoissé…Tu veux que je te dise ? Tu es injuste envers la vie. Je la trouve très simple, moi, très réussie. Elle se donne à qui la sent. À qui la respire…Elle est proche ! Elle est intense ! ...Mais elle ne s’enfile pas par la tête ! Surtout quand on a une grosse tête ! Non, mais tu veux que je te dise, moi, où je t’ai trouvée ? Dans cette famille où tu es l’objet d’un culte, où le moindre de tes soupirs est traduit dans toutes les langues ! Il faut que le monde tourne pour toi ! Autour de toi ! Qu’est-ce que je fais de mal ? Je ne te regarde pas assez ? Je ne te déifie pas assez ? Je ne suis pas assez à genoux devant toi ? Alors madame a des états d’âme ! Qu’il faut régler aussitôt. Il faut répondre à ses questions ! Tout de suite ! C’est un ordre ! Et puis ce n’est pas tout ! Il y a autre chose aussi. En fait tu ne supportes pas que je sois, moi, insensible à ce qui t’accable. Que je me promène le nez en l’air en sifflotant, ça te défrise ! Tu voudrais que je me torde les mains à tes côtés, que je me foute des pets en travers pour mieux marcher de guingois en suivant ton ombre ! C’est ça, hein, qui te fait marronner ! Que rien ne me touche ! Que je sois au-dessus des intempéries, toujours sec comme le canard !

ELE : Rien ne te touche, dis-tu ?

LUI : Rien…C’est un bien grand mot ! Rien venant de toi. Ça oui. Tu n’as pas les armes, sache-le, pour m’atteindre.

ELLE : Tu ne sais rien des armes que je possède.

LUI : Tu as des armes contre moi ?

ELLE : Laisse-moi viser pour voir si j’atteins la cible.

LUI : Allons-y. J’attends.

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