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Billet de blog 15 mars 2022

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Vers une marchandisation de l’urbanisme transitoire, en pleine expansion ?

À La PADAF (22000 m²) gérée par Plateau Urbain, les pratiques d'occupation temporaire militantes dérivent vers une marchandisation, destructrice de valeur. Du joyeux bazar aux premières désillusions puis des espaces désertés et référés expulsion, l’urbanisme transitoire perd son sens : exploiter les espaces vacants pour des acteurs ayant un impact social, culturel et urbain significatif.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Comme le souligne Paul Citron[1], directeur du développement de Plateau Urbain, l’objectif de l’urbanisme transitoire est de tirer parti des bâtiments vides au profit d’acteurs « qui d’habitude n’ont pas accès à l’immobilier traditionnel.  Ce sont les acteurs associatifs, les acteurs culturels, les jeunes entreprises, les artisans, les acteurs de l'économie sociale et solidaire... Ceux qui ont un impact social, culturel et urbain significatif, mais dont le modèle économique ne correspond pas aux normes attendues par l'immobilier traditionnel (cautions, rentabilité, engagement sur la durée …) ». L’urbanisme transitoire est en plein expansion. Les grands propriétaires fonciers, en grande partie publics, s’intéressent de plus en plus aux occupations temporaires qui permettent de réduire les coûts des espaces vacants (friches et/ou bâtiments) et de les sécuriser (pas de problème de squat).

Les pratiques d’occupation temporaire ont à l’origine des objectifs très militants : création de logements, de locaux artistiques et associatifs, revendications citoyennes. Cependant, avec l’expansion de l’urbanisme transitoire, Frédérique Delfanne[2], architecte et enseignante, pose la question : que reste-t-il du militantisme des débuts ? Que deviennent les valeurs de solidarité, de coopération ? Résisteront-elles à la croissance de la demande, à la professionnalisation avec des activités s’inscrivant dans des modèles économiques plus traditionnels ?

Le cas de la PADAF[3] (ex Entrepôts Universal Music, 22 000 m² à Antony) permet d’apporter des réponses à ces questions. La PADAF est le site le plus important géré par Plateau Urbain, acteur majeur de l’urbanisme transitoire et lauréat du Palmarès des jeunes urbanistes en 2016. Dans ce site, il y a plus d’une centaine de structures occupantes, en majorité des start-up, des jeunes entreprises pour la plupart du secteur culturel, des artistes et artisans.

Du joyeux bazar aux désillusions : hausses vertigineuses des redevances et référés expulsion  

L’histoire de La PADAF se distingue en trois périodes : un démarrage dans l’esprit du militantisme (2018/2020), de fortes augmentations de redevances non prévues dans les contrats en invoquant la solidarité (2020/2021), de nombreux espaces désertés sur le site et des référés expulsion abusifs à l’encontre des « rebelles » (2021/2022). 

Le démarrage de La PADAF (2018) est plutôt marqué par les valeurs militantes. Le contrat d’occupation précaire est attractif. Le projet pouvant durer jusqu’en 2024 (voire plus selon l’avancement du Grand Paris), le contrat précise le montant des redevances mensuelles : au départ 5 € par m², puis 5,42 € à compter de mai 2020 et 5,83 € à compter de mai 2022. Toutes les structures occupantes aménagent donc avec enthousiasme leurs locaux en faisant preuve de créativité, avec les moyens du bord (de bric et de broc) pour construire leurs cloisons, faire des mezzanines et autres aménagements nécessaires à leur activité. Il y a de l’entraide spontanée, des rires, de bons moments d’échange. En déambulant dans les entrepôts, on ressent toute l’énergie des structures occupantes, avec de multiples clins d’œil (détournement d’objets). Un joyeux bazar !

En juin 2020, début des désillusions ! En pleine crise Covid mettant en difficulté la quasi-totalité des structures occupantes, Plateau Urbain fait valoir les valeurs de solidarité pour faire accepter de fortes augmentations des redevances par rapport au contrat initial (+26% dès le 1er janvier 2021 puis +46% au plus tard au 1er mai 2022, de fait au 1er janvier 2022). Ils avancent comme argument : « les charges sont plus élevées que prévu, soyons solidaires, sinon il y aura arrêt de la PADAF fin 2021 ! », à la date du renouvellement de la mise à disposition des entrepôts par le propriétaire (Etablissement Public Foncier Ile de France). Certaines structures occupantes (en majorité celles ayant les surfaces les plus petites) sont si effrayées par la perspective de perdre leur local qu’elles acceptent la signature de l’avenant. D’autres s’interrogent : pourquoi fixer le montant des redevances jusqu’en 2024 dans le contrat signé, si c’est pour les augmenter ensuite au gré des circonstances ?  Ils demandent en vain à Plateau Urbain d’expliquer les causes d’une telle augmentation par rapport au budget, notamment : multiplication par quatre des charges de personnel, charges administratives représentant plus du double des taux pratiqués par les agences immobilières les plus chères alors qu’il n’y a qu’un seul propriétaire qui de surcroît n’exige aucun reporting des comptes. Du joyeux bazar, on dérive vers un climat de plus en plus délétère. Plateau Urbain « diabolise les rebelles » (qui ne font que valoir leur droit) au motif qu’ils mettent en danger La PADAF en refusant de signer l’avenant.

Par mail du 6 avril 2021, Plateau Urbain adresse un dernier ultimatum : « L’avenant est à signer le 17 avril 2021 au plus tard. Pour tout refus de signature, le contrat d'occupation temporaire prendra fin le 23 décembre 2021 avec un départ obligatoire à cette même date ». Face à cet ultimatum, certains signent l’avenant, d’autres (y compris des premiers signataires de l’avenant) ne pouvant pas supporter de telles hausses (dont Emmaüs qui dispose de 1300 m²) quittent la PADAF ou cherchent à en partir, souvent fatigués par ce conflit. Malgré de nombreux espaces déjà vides fin 2021, Plateau Urbain met en acte l’ultimatum en signifiant aux derniers « rebelles » un départ obligatoire le 23 décembre 2021, ce qui les oblige à prendre en urgence un avocat. Ce dernier rappelle les règles de droit à Plateau Urbain, à savoir qu’en matière de baux précaires, le bailleur ne peut donner congé pour une date à sa convenance. Seules les « circonstances particulières indépendantes de la seule volonté des parties » peuvent mettre fin au contrat, en l’occurrence les travaux pour l’ouverture de la ligne 18 du Grand Paris Express, a priori reportée à 2027. Malgré ce rappel du droit, l’avocat de Plateau Urbain lance une procédure de référé expulsion (à fin mars 2022)[4] alors que les « rebelles » continuent à payer les redevances selon les montants prévus au contrat initial. Ces référés en complète violation du droit « assomment les rebelles ». Cette situation, insécurité juridique et inévitable procédure de justice longue et coûteuse (contestation sur le fond), est difficile à supporter pour des structures fragiles. A contrario, Plateau Urbain peut s’engager dans une telle procédure, vu sa trésorerie importante (plus de 1,2 million d’euros fin 2020) et son avocat in situ (aussi magistrat à titre temporaire à Caen), sociétaire de Plateau Urbain, hébergé à la PADAF et rédacteur du contrat initial d’occupation précaire.

Comment expliquer cette dérive des valeurs ? Quel avenir pour l’urbanisme transitoire ?

Cette histoire en trois actes de la PADAF illustre un détournement des valeurs initiales de l’urbanisme transitoire. La solidarité est mobilisée par Plateau Urbain, non pas au profit du collectif « structures occupantes », mais pour Plateau Urbain, acteur de l’économie solidaire. Dit de façon triviale, ils signifient aux structures occupantes « vous êtes solidaires de nos charges », peu importe qu’on ait multiplié par quatre le montant des salaires, que nos charges administratives soient excessives par rapport aux pratiques des agences immobilières. Au nom de cette solidarité, les structures occupantes ayant accepté les augmentations par peur (perte de leur local), font pression sur les « rebelles ». Enfin, le détournement des valeurs de solidarité se fait au mépris même du droit et de l’éthique.

Cette dérive des valeurs peut s’expliquer par la conjonction de trois éléments : une forte demande de surfaces à des prix accessibles, une rareté de l’offre, et aussi une concentration des acteurs du transitoire à grande échelle comme le souligne Dominique Delfanne[2]. Les propriétaires d’espaces vacants et particulièrement les structures occupantes sont en quelque sorte en situation de dépendance vis-à-vis de quelques acteurs majeurs de l’urbanisme transitoire, qui peuvent ainsi abuser de leur position dominante grâce à leur légitimité acquise (lauréat du Palmarès des jeunes urbanistes), leurs réseaux (pouvoirs publics, politiques, presse …), et pour Plateau Urbain leur plateforme nationale permettant de concentrer plus de 400 000 m² de demandes (Entretien Paul Citron 2019).

Une seconde explication est possible : un autre business model, un changement de stratégie et de métier. En juin 2020, avec la fermeture du site Les Grands Voisins et l’arrivée d’un nouveau gérant, il est possible que Plateau Urbain se soit engouffré dans le « managérialisme » avec l’adoption d’outils de gestion très développés afin d’améliorer son fonctionnement. Ce « managérialisme » peut aller de pair avec une nouvelle stratégie qui nécessite des ressources importantes : le projet Base Commune (en partenariat avec Sens de la Ville) consistant à acquérir des locaux en rez-de-chaussée pour y proposer des occupations à impact social. Enfin, à la PADAF, Plateau Urbain déploie en fait une activité d’intermédiation entre le propriétaire (Etablissement Public Foncier Ile de France) et les structures occupantes. Cette activité pousse aussi au « managérialisme », elle est relativement proche des métiers de l’immobilier (agent immobilier, syndic), sauf qu’elle n’est pas soumise aux contraintes de ces professions réglementées.

Une troisième explication est avancée par des artistes à la PADAF. Plateau Urbain sachant la prolongation jusqu’en 2027 saisit l’opportunité : 22 000 m² mis à leur disposition sur une si longue période, « Une « pépite d’or ! Pourquoi ne pas faire payer le prix fort aux structures occupantes ? Pas grave si des espaces sont vides un temps, du moment qu’on les loue bien plus chers après ».

Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain ! L’urbanisme transitoire est une belle innovation qui peut contribuer à améliorer la situation des jeunes entreprises ou associations en recherche d’espaces, tout en apportant une solution viable aux propriétaires d’espaces vacants. Cependant, sa marchandisation met en péril la sécurité juridique et financière d’acteurs fragiles, ce qui a des effets négatifs pour l’ensemble de la société. Cela réduit fortement les possibilités de développement économique, culturel, environnemental et sociétal. En paraphrasant Guerrien (2003)[5], si la marchandisation devrait favoriser selon Pareto l’affectation optimale des ressources, raison d’être des économistes néo-classiques, cette allocation optimale est complètement mise en défaut dans le cas de l’urbanisme transitoire. Cette mise en défaut ne peut que susciter encore plus d’indignation lorsque les espaces vacants appartiennent à des organismes publics qui de plus rémunèrent Plateau Urbain pour cette activité (entretien Paul Citron 2019).

Thierry Weil[6] appelle à un capitalisme d’intérêt général, avec des entrepreneurs qui veulent que leur travail ait un sens et contribue à un monde meilleur. Cependant, pour cet auteur, ce capitalisme d’intérêt général ne peut se construire qu’en combinant la régulation - la lutte contre certains comportements prédateurs - et l’incitation en facilitant la vie des entrepreneurs sociaux. Il y a urgence à mettre en place ces deux leviers dans l’urbanisme transitoire pour qu’il conserve son sens premier : exploiter les espaces vacants pour des acteurs qui ont un impact social, culturel et urbain significatif.

[1] Entretien Paul Citron (20 avril 2019). Peupler les vides : l'urbanisme transitoire vu par Plateau Urbain https://dixit.net/plateau-urbain/

[2] Delfanne Frédérique (17-02-2022) Entre nouvelle commande urbaine et détournement/ L’urbanisme transitoire en France, Espazium https://www.espazium.ch/fr/actualites/urbanisme-transitoire-france

[3] Plateforme des Acteurs de Demain (Absolument fantastique)

[4] Lenhardt Marjorie (15-03-2022) Antonypole : le pro de l’urbanisme temporaire veut expulser neuf occupants des anciens entrepôts d’Universal https://www.leparisien.fr/hauts-de-seine-92/antonypole-le-pro-de-lurbanisme-temporaire-veut-expulser-neuf-occupants-des-anciens-entrepots-duniversal-15-03-2022-FM6CXIWPXBGTJF5Q5NAJ423SAA.php

 [5] Guerrien, B. (2003). Marchandisation et théorie économique. Actuel Marx, (2), 121-132.

[6] Weil Thierry (2017), Un capitalisme d’intérêt général. The Conversation https://theconversation.com/un-capitalisme-dinteret-general-74012

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.