Je suis né en 1995, dans une France encore persuadée que l’histoire allait dans le sens du progrès. Jacques Chirac arrivait à l’Élysée après des années de mitterrandisme, Lionel Jospin se préparait à incarner l’espoir d’une gauche renouvelée, et la jeunesse, bercée par les derniers échos du baby-boom, croyait encore que la République était capable de tenir ses promesses. C’était une époque où l’on se souvenait encore de Blum et de ses congés payés, de Mendès France et de son courage républicain, de Mitterrand et de son souffle réformateur, de Rocard et de son souci d’équilibre. Ces figures faisaient partie d’un récit collectif, d’une mémoire partagée, et elles offraient aux jeunes comme moi des repères, une généalogie, une filiation politique.
J’ai grandi avec cette idée que l’engagement était une continuité logique. Mes parents, socialistes convaincus, m’ont transmis le goût du débat, le respect des grandes conquêtes sociales, l’idée que la politique n’était pas un spectacle mais une affaire sérieuse, une responsabilité devant l’histoire. Aller à Sciences Po, prendre ma carte au Parti socialiste, devenir attaché parlementaire, tout cela n’avait rien d’un calcul de carrière. C’était une fidélité, une conviction que la politique pouvait encore changer la vie, au sens noble et jaurésien du terme.
Et puis il y eut 2017. Un séisme. Non pas la victoire d’un parti ou d’une idée, mais l’intronisation d’un homme façonné comme un produit. Emmanuel Macron fut le président du marketing politique, érigé en porte-drapeau d’une modernité factice. Ses meetings ressemblaient à des shows, ses discours à des pitchs d’investisseurs. Le macronisme n’a pas seulement balayé les partis traditionnels : il a imposé une logique où la politique n’est plus qu’un décor de carton-pâte.
Depuis, les crises s’accumulent, comme autant d’actes d’un spectacle absurde : les attentats qui ont ensanglanté notre jeunesse et transformé nos places publiques en zones de peur, la pandémie qui a fait de nos écrans des prisons et des conférences de presse un rituel d’angoisse, la guerre en Ukraine qui nous rappelle brutalement la fragilité de l’Europe, les dissolutions surprises et les remaniements incessants qui transforment le gouvernement en casting de téléréalité.
Alors que reste-t-il à ma génération, celle de 1995 ? Nous sommes les enfants d’un temps où la France pouvait encore rêver, mais nous avons grandi dans l’éclatement des repères. On nous avait promis l’égalité réelle, la justice sociale, la dignité du travail, et nous n’avons trouvé qu’improvisations ministérielles, cynisme politicien et coups médiatiques. Nous sommes cette jeunesse qui a vu la promesse républicaine se transformer en décor fragile, qui a vu l’État-providence se déliter, qui a vu le mot même de solidarité réduit à un slogan creux. Nous avons hérité d’une scène politique saturée d’images et vidée de sens.
Sommes-nous encore respectés ? Comment croire des responsables politiques qui changent de cap comme on change de costume, qui parlent de République mais gouvernent par sondages, qui invoquent Jaurès et Blum tout en piétinant leur héritage ? Quand la politique devient un divertissement, le citoyen cesse de croire et la démocratie se fane. Nous sommes une génération sacrifiée, condamnée à chercher dans les marges ou dans les figures isolées les derniers éclats d’une parole sincère.
Et pourtant, malgré ce désenchantement, nous savons que le politique n’est pas mort. Les municipales qui s’annoncent ne seront pas un scrutin ordinaire. Elles auront une saveur particulière, car elles se dérouleront dans un climat où tout vacille : guerre, dissolution, chaos institutionnel. Ce sera un moment de vérité, un test pour savoir si la démocratie peut encore être autre chose qu’une mise en scène.
Jaurès disait que « le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ». Ce courage, nous devons l’opposer au cynisme et au spectacle. Car si nous sommes une génération désenchantée, nous refusons d’être une génération résignée. Et c’est peut-être là, dans cette lucidité douloureuse, que se cache encore la possibilité d’un sursaut.