Ce matin, de nouveau le hammam. En sortant, je me rends dans une petite allée du souq pour manger un bol de fattet. C'est un mélange de yaourt et de purée de pois chiche sur du pain. Après l'avoir englouti, je pars me promener dans la ville. Elle est belle cette vieille-ville. Je me dis en souriant qu'il y a un réel potentiel pour faire du Airbnb et que dans quelques années, si tout va bien, le tourisme reprendra à grande échelle. Par curiosité, je demande à un commerçant, un vendeur de parfums, combien coûte une petite maison dans le quartier. 100 000 dollars pour un 90m2. Je suis surpris. Il m'explique que les prix sont restés élevés dans le quartier depuis toujours. Il désigne un long mur de pierres anciennes, haut de plusieurs mètres, qui s'étend sur plus de 60 mètres et cache une des plus grandes demeures de la ville. Toute la propriété appartient à un Émir du Koweït. Plus loin, il me montre une grande maison appartenant à Walid Joumblatt, chef politique de la communauté druze au Liban et ancien seigneur de guerre. Le vendeur de parfum s'appelle Sa'id. Son père, Abou Sa'id, tient une boutique de tapis juste à côté. On discute un peu. Sa'id parle un anglais parfait, il avait fait des études d'anglais dans le temps pour devenir traducteur. Il a la quarantaine, a une allure sportive, un visage doux et souriant, avec une barbe de trois jours poivre et sel, et un bonnet enfoncé jusqu'aux oreilles. Tout autour de lui, des flacons remplis d'essences florales et de parfums divers. Pendant qu'on discute, des clients entrent, lui demandent des mélanges qu'il prépare à l'aide d'une seringue. Il me confie comment il se sent enfin libéré depuis le départ de Bachar. Lui qui avait peur de tout. Lui à qui on avait demandé à 42 ans de retourner faire son service militaire, alors que son fils de 21 ans avait également l'obligation. Sa'id me dit, avec un sourire : "C'est enfin notre pays" (baladna). Il aimait beaucoup lire, et craignait autrefois que les services de renseignements débarquent et fouillent sa bibliothèque. On évoque Mustafa Khalifé et son livre La Coquille, lui aussi l'a adoré :
— C'est un livre que j'aime profondément, car il m'a fait rire et pleurer à la fois. Je l'ai lu en une journée, je me souviens. Tu te rends compte de l'absurdité. Mustafa a été emprisonné pendant 14 ans pour une blague qu'il avait glissé sur Hafez al-Assad de son temps en France... Une simple blague. Quelques mots. Voilà ce que c'était ce régime. Et après toutes ces années, je crois qu'il a perdu son identité. Quand il se rend sur la tombe de sa mère, par exemple, à sa sortie de prison, il prie une fois comme les Chrétiens et une fois comme les Musulmans. Car en prison il avait mémorisé le Coran par cœur et connaissait les rites islamiques de son contact avec les autres détenus. Le pire, je crois, c'est que la prison du désert à Palmyre, où Mustafa était enfermé, est toujours meilleure que celle de Seydnaya (celle libérée par l'offensive de HTS ce mois-ci, ouvrant les geôles à plusieurs milliers de prisonniers dont certains étaient enfermés depuis quarante ans).
C'est vrai que le niveau de violence des prisons syriennes décrit par Khalifé, et celui de leurs gardiens, dépasse tout ce que j’ai pu lire sur le Moyen-Orient.
— C'étaient des vrais camps de concentration et d'extermination à la fois, lui dis-je.
— Oui, et tu sais, ce n'est que maintenant qu'on commence à découvrir la vérité, que les gens osent parler. On découvre que telle famille a vu l’un des siens enlevé par le régime, ou qu’un autre a perdu un cousin exécuté en prison. Avant, les langues étaient liées et personne ne parlait, répond-il.
— Et que sont devenus tous ces informateurs du régime et agents des renseignements ? je demande.
— Ceux qui ont le plus d'argent ont fui à l'étranger. Les autres se cachent, soit en ville, soit dans leurs villages. Quant à ceux qui ont les mains couvertes de sang, ils se sont réfugier dans les montagne, prêts à mourir au combat, car ils savent que la mort les attend de toute façon. Ceux qui étaient dans ce quartier ont disparu du jour au lendemain.
La conversation glisse peu à peu vers la question des populations alaouites.
— Dans les services de renseignements, il y avait de tout : des Sunnites, des Chrétiens... Mais pour les postes les plus stratégiques, les plus sensibles, le régime choisissait des Alaouites. Entre eux, il existe une solidarité, une confiance mutuelle. Ils se protègent, explique-t-il.
Puis, après un silence, il ajoute :
— Je vais être honnête avec toi. Ils nous ont tellement maltraités, humiliés, et agressé notre religion et notre communauté, que je ne peux pas les aimer. Mais je ne ferais jamais de mal à un Alaouite, tant qu’on ne me fait rien directement.
— Vous savez, Sa'id, dis-je, je pense que la France porte une grande responsabilité dans cette situation. À l’époque du mandat, comme dans beaucoup de contextes coloniaux, elle a cherché à s’appuyer sur les “minorités” pour mieux contrôler les masses. Les Alaouites ont ainsi été placés à des postes clés, notamment dans l’armée, ce qui a permis à des figures comme Hafez al-Assad d’émerger. Cette stratégie a indirectement contribué aux politiques de spoliation et de contrôle violent des populations sunnites, particulièrement la bourgeoisie urbaine, sous le régime Assad.
Un peu plus tard, la discussion dérive sur l’Iran. Sa'id lance :
— Ils prétendent être venus pour protéger les lieux saints, les mausolées de Zeynab et Ruqayya. Mais ces mausolées existent depuis des siècles et n’ont jamais été menacés. Les chefs religieux shi'ites ont cette capacité à manipuler les passions des fidèles, à les mobiliser en jouant sur des blessures vieilles de plus de mille ans. Ils les font pleurer sur le sort de Hussein. Mais nous aussi, nous respectons Hussein. Alors pourquoi ? Franchement, je ne comprends pas, et à vrai dire, je ne veux pas comprendre.
Plus loin, il poursuit :
— Dès les années 1980, l’influence iranienne en Syrie a commencé à se renforcer, mais après 2012, tout s’est accéléré et est devenu de plus en plus visible. Non loin d’ici, ils ont rasé tout un pâté d’anciennes maisons du vieux Damas pour construire une mosquée shi’ite. Avant 2012, l’Unesco s’y opposait, donc ils restaient discrets, mais après, ils n’en avaient plus rien à faire. Ils ont construit. À côté du mausolée de Ruqayya, ils avaient également un projet de construction, mais, Dieu merci, ils n’ont pas eu le temps de le mener à bien. Les Shi’ites en Syrie ne représentent qu’au maximum 1 % de la population. Et encore, beaucoup d’entre eux sont en réalité des Libanais et des Irakiens que le régime a naturalisés. Tout ça pour consolider son pouvoir.
Il dit aussi :
— Tu sais, après 2006, beaucoup de Syriens sunnites soutenaient le Hezbollah, dit-il en soupirant. C’était le seul groupe qui menait une véritable résistance militaire contre Israël, qui posait un réel problème aux sionistes grâce à sa guérilla, alors que les autres pays de la région ne voulaient qu’un statu quo. À l’époque, le Hezbollah incarnait un espoir face à une injustice que nous ressentions tous. Beaucoup ici, parce que tu es un étranger, te diront : “Non, nous voulons faire la paix avec Israël, si c’était possible.” Mais c’est faux. Moi, je te le dis clairement : je suis contre Israël. Pour moi, c’est la dernière étape de la colonisation occidentale dans la région. Ce sera eux ou nous. Il n’y a pas d’autre issue. C’est pour ça qu’à l’époque, beaucoup d’entre nous soutenaient le Hezbollah. Mais tout a changé avec le début de la révolution. Leur rôle ici, leur implication, a détruit cette image. Ils ont tué tellement de Syriens…
Je salue Sa'id avant de prendre congé. Je dois rejoindre Jamil, l'ami d'un archéologue et musicien syrien, que j'avais rencontré à Erbil, au Kurdistan irakien. En marchant, je pense : il reste tant de colère, tant d'inimitiés, de haine et d'incompréhension. Dans cette Syrie post-Bachar, le moment serait venu d’instaurer un véritable deuil collectif. Si seulement c'était possible de faire émerger des tribunaux nationaux pour mettre la lumière sur les crimes et méfaits des acteurs du régime, de créer des cellules spécialisées pour sauvegarder et documentés les atrocités commises. Au lieu de ça, dans les premiers jours des libérations de Seydnaya, les archives trainaient au sol, accessibles à quiconque voulait les ramasser ou les détruire. Pourtant ce n'est pas si compliqué : une chaîne nationale dédiée, deux mois de témoignages télévisés pour exposer la brutalité du régime, un travail de mémoire structuré, basé sur la collecte de preuves et l’identification des responsables. Montrer à tous d’où provient cette violence, et comment elle dépasse souvent les lignes sectaires. Ce qui n’a pas été fait en Irak pourrait servir de leçon. Là-bas, le procès de Saddam Hussein a été expédié : les témoignages des victimes – ceux des Kurdes de Halabja ou des villageois shi'ites massacrés après un attentat manqué contre Saddam – n’ont été que survolés. Puis, il y a eu son exécution. Une pendaison précipitée, interrompue avant même qu’il ait pu achever la profession de foi musulmane, tandis qu’un milicien shi'ite criait "Moqtada, Moqtada, Moqtada" en hommage à Moqtada al-Sadr, dont le père avait été exécuté par Saddam. Pire encore, son corps avait été emporté chez Nouri al-Maliki, le nouveau Premier ministre, et une vidéo des miliciens dansant autour de son cadavre avait été diffusée. Peut-être que le deuil, en vérité, exige une forme de pudeur. Une retenue. Il se construit dans le silence de l’écoute, sous l’égide de la vérité, loin des cris de vengeance. Mais comment émerger d’un environnement où la violence est banalisée, où les représailles se superposent sans cesse ?
Plutôt que de se concentrer sur ces questions de justice transitionnelle, HTS multiplie plutôt les initiatives institutionnelles. Ahmad al-Shara' affirme s'engager dans la reconstruction du pays ainsi que dans la fourniture des biens de première nécessité et des services publics essentiels, tels que l'électricité, répondant ainsi aux besoins urgents de la population. Le 27 décembre, HTS a également annoncé la réintégration des travailleurs du ministère de l’Intérieur ayant fait défection entre 2011 et 2021, à condition qu’ils ne soient pas impliqués dans des actes de torture. Peut-on penser que ce soit aussi simple ? Qu’en est-il du transfert des compétences des anciens serviteurs du régime aux nouveaux détenteurs du pouvoir ?
Je retrouve Jamil à Bab Touma. Il est habillé comme un jeune du nord-est parisien. Manteau blanc volontairement plus large, une banane en bandoulière et un pantalon ample. En marchant avec lui vers un snack, nous croisons Ahmad, un de ses amis. Ce dernier est Palestinien, documentariste, et a récemment remporté un prix international pour son travail. Il a les cheveux frisés, des lunettes des années 1970, une moustache plus épaisse que sa barbe, lui donnant un côté rétro moyen-oriental. Jamil, lui aussi documentariste et photographe, a collaboré sur le film d'Ahmad. Au restaurant, nous faisons plus ample connaissance. JIls envisagent notamment un long métrage documentaire sur les familles des disparus, avec un angle très beau. Mais je laisse la sortie de cette œuvre pour préserver sa magie. Après le repas, on se rend vers Qousour, le quartier de Jamil. C'est un quartier habité par des familles de la classe moyennes supérieure et aisée. En marchant, Ahmad raconte : bien que ses ancêtres aient fui leur village du nord de la Palestine lors de la Nakba en 1948, pour se réfugier en Syrie, il n'a jamais obtenu la nationalité syrienne. Même lorsqu'il s'est rendu en Europe pour recevoir son prix, il n'avait pour tout document qu'une attestation de son statut de réfugié palestinien.
— Et pendant la révolution, vous avez été actifs ? leur demandé-je.
— Non, répond Ahmad, j'avais bien trop peur. Je voyais les gens descendre dans la rue, juste devant chez moi, à Homs.
— Quand la répression a pris de l’ampleur, c’était la terreur, renchérit Jamil. Le régime pratiquait les enlèvements. Il y en avait eu un dans notre rue, à Qousour. On évitait de sortir sauf si c’était indispensable. On se déplaçait uniquement d’un point A à un point B. Pour regarder des films ou discuter, on restait chez les uns ou les autres. C'est fou de voir toutes ces voitures dehors. On a pas l'habitude.
— Les quartiers de classe moyenne participaient aussi à la révolution ?
— Individuellement, tu avais des personnes, ici et là. Mais c’était surtout les quartiers populaires qui représentaient la plus grande menace pour le régime. Et c’est là que la répression était la plus brutale : à Yarmouk, dans la Ghouta, et d’autres endroits similaires.
On quitte Ahmad et on monte chez les parents de Jamil pour boire un café. En chemin, il m’apprend que sa famille et ses ancêtres sont shi'ites, bien qu’il soit athée. Une partie de sa famille vit à Nabatyeh, au Sud-Liban. Chez ses parents, l’appartement est chaleureux et accueillant. Son père, commerçant, parle un allemand impeccable et joue de l’accordéon. Sa mère est très douce et protectrice avec son fils. Il y a aussi un chat persan, couleur crème, Anoushka. Le café est bon, doucement parfumé à la cardamone. Après l'avoir bu et fait connaissance, on ressort avec Jamil. On prend la voiture, direction le bar. Là, on commande chacun une bière syrienne, sa copine doit nous rejoindre. En parlant avec lui, j'apprends que notre ami commun lui a révélé mon petit secret. J’essaie pourtant de le dissimuler depuis mon arrivée dans le pays, conscient des conséquences potentielles. C'est qu'ici les généralisations sont rapides, en particulier sur les origines confessionnelles ou ethniques, et les miennes ne sont pas faciles à porter compte tenu de l'histoire récente du pays, puisque ma mère est iranienne...
— Tu fais tellement d’efforts pour cacher que tu es d’origine iranienne, lance-t-il en éclatant de rire.
Il n’a pas tort. J’ai rasé ma barbe, ne gardant qu’une moustache, histoire d’adopter un look moins "musulman pieux". Ça attire moins de regards soupçonneux lorsque je dis : "Je suis Français". Et surtout, ça limite les "Ok, mais originellement, tu es d'où ?" (Asl enta men wen).
— Avec ta moustache, plaisante-t-il en souriant, tu ressembles à un policier égyptien corrompu. Hahaha ! Ne t’inquiète pas, je ne dirai rien à personne. Et puis tu n'as rien à craindre, ici les gens ne sont pas comme ça. Tu sais... Il y a pleins d'Iraniens ici.
— Quoi ? Tu veux dire des Iraniens arrivés à partir de 2012 ? Ils sont restés ?
— Non, pas ceux-là. Je parle de familles syriennes. Sous les Ottomans, pendant la Première Guerre mondiale, beaucoup ne voulaient pas voir leurs jeunes envoyés au front. Pour éviter cela, certaines sont allées s’enregistrer auprès des ambassades qajares. Depuis, les documents ont été renouvelés de génération en génération, à travers les différents régimes en place à Téhéran.
Sa copine nous rejoint. Elle s'appelle Nour. Elle travaille dans une ONG à Damas. Son père est originaire du Chouf, au Liban, et sa mère de Suweyda, dans le sud de la Syrie. Tous deux sont Druzes. On commande notre deuxième bière. Pendant deux heures, on parle de nos vies. On rit fort. Ça me chauffe le cœur, je sens que je me fais des amis. À la fin de la soirée, je décide de confier à Nour mes origines iraniennes. On parle aussi d'Israël. Je suis frappé par la manière dont sa présence et ses actions ébranlent profondément les Syriens, comme si ça touchait leur être tout entier. C'est quelque chose que je ne peux pas vraiment comprendre. Bien sûr, je suis solidaire des Palestiniens et fermement opposé au génocide en cours, mais pour eux, c’est viscéral, existentiel. Je compare ça à des jeunes Iraniens du même âge, appartenant à la même classe sociale, instruits, anglophones, engagés dans l’art, le commerce ou l’ingénierie. Pour nombre d'entre eux, cette question semble bien moins cruciale, presque périphérique. Certains y sont même indifférents. Sans parler de ceux, le plus souvent royalistes, qui soutiennent Israël. Pourtant, ils partagent une même région du monde. On voit combien la proximité géographique et historique peut structurer différemment les identités et les psychés. Cette pensée me rappelle aussi mes amis libanais. Nombre d’entre eux, qu’ils soient du Sud ou du Nord, partagent cette solidarité viscérale avec les Palestiniens. À l’exception peut-être de certaines franges maronites du centre, parfois détachées, hors-sol, qui ne peuvent pas comprendre la violence vécue par un Sud-Liban régulièrement envahi ou par un Nord en solidarité avec ses voisins palestiniens. Voir ces Syriens et Libanais porter en eux, presque dans leur chair, la violence du génocide, les décennies d’humiliation, de dépossession et d’exil... C’est comme si les Palestiniens déplacés, qu'ils voient tous les jours autour d'eux, étaient leurs cousins, des preuves vivantes d’une lutte sans fin, à laquelle ils se sentent intrinsèquement liés. Ces espaces imaginés et imaginaires, ces territoires symboliques que nous construisons dans nos esprits, sont à la fois fascinants et cruels. Ils permettent à un Kurde de Diyarbakir de pleurer le sort de son frère à Kermashan, ou à un Iranien de la diaspora de voir son cœur déchiré par un séisme dans le sud-est de son pays. C’est ce qui fait la beauté et le terrible de notre monde, puisque les ponts créent aussi les frontières.
À la fin de la soirée, Nour me lance un sourire malicieux :
— Tu sais toi et Jamil, vous avez quelque chose en commun.
— Ah oui ? Qu'est-ce que c'est ?
Jamil rougit :
— Ah, je ne peux pas tout dire le premier jour.
— Allez ! insiste Nour.
— Tu te souviens des familles syriennes qui, en réalité, étaient iraniennes ?
— Oui...
— Eh bien, c'est mon cas... ma famille en fait partie. Je suis né Iranien et on a été naturalisé Syriens en 2005.
— Quoi ?
— Hahaha oui. Mes ancêtres ne voulaient pas être envoyés au front, alors ils ont pris la nationalité iranienne. On peut dire qu'on est cousins, Hahaha !