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Billet de blog 4 janvier 2025

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4 | Nouvelles de Syrie : Dabkeh

Chroniques de voyage à travers une Syrie transformée, libérée de Bachar al-Assad et désormais sous le contrôle du groupe islamiste Hay'at Tahrir al-Sham (HTS). Récit quotidien des rencontres, des changements visibles et des témoignages des Syriens. Dans cet épisode : rencontre du fils d'un grand restaurateur et Nouvel An avec la jeunesse artistique de Damas.

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Aujourd'hui, je rencontre Zeid, c'est le fils du propriétaire d'une grande demeure du vieux Damas, transformée en restaurant. Zeid est un parent d'une amie en France. On se retrouve dans le restaurant familial, où on fait connaissance. Il est grand, svelte, bien coiffé et avec la barbe taillée de près. Il a 23 ans, vient de finir ses études d'ingénieur en informatique et se prépare à passer l'examen d'allemand à l'Institut Goethe d'Amman, en Jordanie. Son objectif est de partir en Allemagne pour travailler et s'y établir. Mais avec les nouveaux évènements en Syrie, il est enthousiaste et souhaite rester pour voir de quoi l'avenir de la Syrie sera fait. Car si l'économie repart comme avant 2011, pourquoi partir ? Les touristes affluaient et sa famille tirait de bons revenus. Le restaurant est une ancienne maison damascène, du XVIIIe siècle, construite pour ses ancêtres marchands. Elle s'étend sur près de cent mètres de long et abrite une vaste cour intérieure où sont disposées les tables et les chaises. Au centre de la cour, une fontaine ajoute une touche de fraîcheur. Les murs en pierres damascènes traditionnelles alternent les tons sombres et clair, sont ornés de fresques et de plantes grimpantes, ce qui fait du lieu un entre-deux entre un espace extérieur aéré et un intérieur chaleureux, protégé par quatre murs. La cour, couverte, pour tempérer la chaleur et protéger de la pluie, est un endroit très agréable pour manger, travailler ou discuter. Le restaurant emploie une dizaine de personnes: un cuisinier, un serveur, un responsable des tables, un homme à tout faire, un spécialiste chargé d'allumer les narguilés... Il y a une ambiance familiale légère, certains employés ont amené leurs enfants. Le père de Zeid fume tranquillement le narguilé dans un coin. 

 Dans le temps, il y avait 70 personnes qui travaillaient ici simultanément, me confie Zeid. Le restaurant était toujours plein, que ce soit dans la cour, sur les terrasses supérieures ou dans les espaces intérieurs. Mon père a racheté ce lieu à un membre de la famille, un poète de profession. Mais jusque dans les années 1990, le lieu était occupé illégalement par des marchands du souq qui y entreposaient leurs marchandises. Mon père les a délogé et a réaménagé le lieu en restaurant. Dans le temps, quand c'était occupé par mes ancêtres, mon père m'a dit qu'une seule femme s'occupait de toute la maison, et c'était toujours impeccablement propre. 

Zeid a une certaine douceur. Il est intelligent, un peu timide aussi, et mesure chacun de ses mots de manière réfléchie. On évoque la corruption du régime de Bachar. Il l'illustre à travers le cas du restaurant :

— L'État nous faisait payer des taxes exorbitantes. Ils utilisaient notamment l'électricité comme levier de pression. Par exemple, alors qu'on recevait que deux heures d'électricité par jour via le réseau public, on nous facturait 24 heures. Et parfois, même plus. Il fallait avoir des contacts influents dans l'administration ou le ministère pour ajuster ces taxes complètement folles. Certains restaurants et hôtels devaient verser jusqu'à 50% de leurs revenus à l'administration et ses responsables. Ça n'a fait qu'augmenter pendant la décennie de guerre, poussant certains établissements à fermer définitivement leurs portes.

À partir de 2012, l'État a intensifié ses pratiques népotiques. Pour ce faire, le régime s’est appuyé sur des familles "remontées à la surface", c’est-à-dire des familles qui, à l’origine, n’appartenaient pas aux grandes dynasties commerçantes du pays. Le régime leur a accordé un accès privilégié à certains segments du marché noir, leur permettant de créer des monopoles. Ces familles étaient presque systématiquement liées à Asma al-Assad, l’épouse de Bachar. Certains secteurs, comme celui de la téléphonie, ont illustré de manière caricaturale cette politique, avec l’émergence de nouveaux acteurs jusque-là inconnus, tels qu’Abou 'Ali Khodhour. Il raconte :

  À partir de 2018, une chaîne de magasins appelée Emmatel a fait son apparition. C'était les seules enseignes autorisées à vendre des téléphones en Syrie à partir de cette date. Par exemple, auparavant la chaîne de magasins nommée Bouraq vendait des téléphones Samsung à bon prix, mais tous les points de vente ont été fermés par le régime et remplacés par les boutiques Emmatel. C’est ainsi qu’Abou 'Ali Khodhour est devenu une figure incontournable. C'était un Alaouite qui, d'après les rumeurs, aurait commencé par faire de la contrebande à bicyclette entre le Liban et la Syrie. Le régime l’aurait progressivement hissé à des rôles de plus en plus influents dans le trafic, jusqu’à lui confier le contrôle total du marché téléphonique. Dans toutes les zones contrôlées par le régime, on trouvait un magasin Emmatel. Si quelqu’un souhaitait acheter un téléphone, c’était là qu’il fallait se rendre. Les plus petits magasins s’approvisionnaient directement chez lui. Khodhour avait ainsi le monopole sur un marché totalement verrouillé. Le contrôle du régime allait encore plus loin. Tous les Syriens entrant depuis le Liban étaient minutieusement fouillés, et si l’on découvrait des téléphones neufs, ils étaient confisqués, tandis que le propriétaire risquait la prison et une amende pouvant atteindre 10 000 dollars. Aux checkpoints, si le téléphone n’était pas enregistré auprès d’Emmatel, c’était également l’incarcération. Ce système représentait une manne financière immense pour le régime, car le téléphone est un bien indispensable. Par exemple, un iPhone vendu 1 000 dollars sur le marché international coûtait au moins 2 000 dollars en Syrie. Finalement, Khodhour a été placé en résidence surveillée pour des raisons qui m'échappent. Aujourd'hui, il a fui le pays. 

On quitte le restaurant pour se promener dans la vieille-ville. Avant de sortir, Zeid va prier. Il a grandi dans ces rues et les connaît comme sa poche. Quelques ruelles plus loin, on entre dans la demeure d'un grand marchand juif de Damas, datant de l'époque ottomane. Même s'il la connait bien, il est, comme moi, ébahi devant la beauté des lieux, la finitions des pierres, les sculptures autour des fenêtres, les poutres de bois. Tout s'accorde si joliment et avec harmonie, qu'on plaisante en disant que si on vivait ici, on n'en sortirait plus. Zeid me raconte que ce marchand puissant avait cependant des dettes, et l'État ottoman a fini par confisquer sa demeure, qui appartient encore aujourd'hui à l'État. On se demande ce que deviennent ses descendants, probablement installés en Israël. Je m'entends bien avec Zeid, son calme et sa profondeur rendent chaque échange agréable.

 Pendant les années de la Révolution, on avait peu d'informations. La propagande du régime affirmait que les insurgés étaient des terroristes. À vrai dire, on ne savait plus qui était qui, on avait peur. Tu sais, je suis soulagé que Bachar soit parti. Sous son régime, l'économie était complètement paralysée. Entre 2018 et 2020, ça c'était un peu stabilisé, et c'était deux bonnes années en réalité. Mais, à partir de 2020, et le Covid à vrai dire, c'est devenu un cauchemar. Il manquait de tout et le coût de la vie a explosé. Les gens n'arrivaient plus à survivre.

Dans de tels contextes autocratiques, les sanctions occidentales ont-elles réellement un sens ? Même si elles impactent les intérêts transnationaux et les connexions des régimes et de leurs affidés, elles provoquent souvent un effet inverse : un renforcement de leur contrôle intérieur par des méthodes coercitives. Les régimes, maîtres des frontières, permettent à leurs alliés d'investir massivement le marché noir et la contrebande, en particulier pour les produits de première nécessité, créant ainsi des monopoles comme celui de Khodhour. Parallèlement, les ressources étatiques sont réorientées vers l’appareil sécuritaire : armée, renseignement, et forces de répression, afin de neutraliser toute tentative de révolte. Comme l'Irak à partir de 1991, en Syrie, ce sont surtout les populations civiles qui ont subi les conséquences des sanctions, à travers la pénurie et la misère.

Avant de nous séparer, la conversation dérive sur Israël. Zeid, comme Sa’id, le commerçant rencontré la veille, est très politisé sur cette question. Il évoque le Hezbollah, qui jouissait d’une bonne image avant sa participation à la contre-révolution. Même après son implication, il précise :

— Ils se distinguaient de l’armée de Bachar. Lorsque les troupes du régime reprenaient un quartier rebelle, elles pillaient systématiquement les appartements, immeuble par immeuble. Le Hezbollah, en revanche, se comportait correctement avec la population civile et ne volait rien. Ce n’est que plus tard, au contact prolongé avec le régime, qu’ils ont adopté ces mauvaises pratiques. Mais bon… Je pense qu’Israël et les États-Unis mènent aussi une importante propagande contre tout ce qui représente une résistance à Israël (muqawama).

Je ne m’attendais pas à le voir adopter un regard aussi indulgent à l’égard du Hezbollah

Avant qu'on se quitte, il me dit : 

— Je suis content maintenant, et enthousiaste, j'ai hâte de voir ce qui va se passer dans le pays. J'espère que l'économie va repartir.

Je rejoins ensuite Jamil et ses amis documentaristes. Je les retrouve dans un café branché du quartier de Sha'lan. Il y a Mazen qui est grand et fin, avec des lunettes rondes, et une légère barbe, documentariste lui aussi. Et puis Ziad, le fils d'un réalisateur syrien que j'avais rencontré lors d'un festival en France, il y a plusieurs années. Décidément, le monde est petit. Zeid parle un peu français, il a fait des études de cinéma en France. Dans la voiture, il me mitraille de questions, et me soupçonne de je ne sais quoi. Il me demande finalement, en levant un sourcil : 

— Et sinon, tu es pour ou contre la révolution ?

Je réponds par la positive. Il ne réagit pas vraiment. On part ensuite acheter des bouteilles d'alcool pour le Nouvel An, qui aura lieu le lendemain. Puis on part chez Hassan et Mohammad, qui vivent dans un appartement de la vieille ville, juste à côté d'une église. On s'installe sur les canapés, mais peu à peu, chacun prend congé, jusqu'à ce que je me retrouve seul avec Hassan et Mohammad. Hassan me dit en clignant de l'œil plusieurs fois, "Moi aussi, je suis Iranien". Décidément, les secrets ne durent pas longtemps ici... On parle, surtout de musique. Ils me font écouter ce qu'ils aiment. C'est du rock, parfois syrien, très sombre dans l'ensemble. On évoque Assaaleek. C'était un groupe de jeunes musiciens du pays, qui se sont retrouvés au Liban, dans les premières années suivant la révolution. Venant des quatre coins du pays, tous issus d'écoles d'art syriennes, ils ont fui après avoir participé aux manifestations. Pendant plusieurs années au Liban, ils ont repris des classiques du folklore levantin et syrien et les ont chantés ensemble. Je les écoutais beaucoup il y a trois ans, quand j’étais au Liban. J'aimais particulièrement "Nous sommes descendus au verger" (nazlen 'ala l-bestân), un classique levantin qui parle, comme souvent, d’un amour né dans un verger et de la folie qui en découle, de l’incapacité à résoudre cet état et à accéder à l’amour. Mais peu à peu, chacun des membres du groupe a pris la route de l'exil. L’un est parti vers le Canada, un autre vers les Pays-Bas, et un autre encore vers Dubaï. C'était le destin de tant de Syriens, et de tant d'autres au Moyen-Orient, l'éclatement à travers le monde. 

Hassan et Mohammad ont la trentaine. Ils fument des roulées de cannabis. Ils sont très accueillants, mais on sent une tristesse chez eux. La même que beaucoup de jeunes Iraniens de la même génération, diplômés mais sans perspective d'avenir. Cette situation a des répercussions profondes sur leurs structures familiales et leurs relations, notamment entre hommes et femmes. Par exemple, ils me confient que, parmi leurs amis, tout le monde est dans une sorte de "situationship" : ni véritablement en couple, ni célibataire, des relations libres où rien n'est clair. À profil similaire, au Liban ou au Kurdistan irakien, bien que la crise soit présente, l’économie semble offrir davantage de perspectives et, surtout, il y a moins de désespoir chez les jeunes. Je repense aussi aux années 60, 70 et même 80, avant la défaite du nationalisme arabe, du socialisme et du marxisme au Moyen-Orient. À cette époque, il y avait une passion palpable au sein de la jeunesse éduquée, une énergie et un enthousiasme que l'on ne retrouve plus aujourd'hui. En écoutant les cinquantenaires du Moyen-Orient, on ressent cet esprit de corps, cet espoir et cette exigence qu’ils nourrissaient à travers des organisations politiques qui orientaient leur action. Mais ces organisations ont disparu et les idéaux avec. La dépolitisation des élites instruites du Moyen-Orient est frappante, et aujourd’hui, la gauche se résume souvent à des discussions philosophiques autour de cigarettes et de verres de vin. Ou bien, elle cherche un mode de vie plus détendu, d’où l’émergence de mouvements new wave et néo-hippies en Iran, Syrie, Turquie et Liban. Parfois, c’est une recherche d’une économie libérale, où l’État, perçu comme responsable de tous les problèmes à travers sa violence, est rejeté. Les jeunes voient les impôts comme une prolongation de cette violence étatique, freinant l’esprit d’entreprise, ce qui, au vu du manque d’investissements publics, est compréhensible. Mais, il n'y a pas de réflexion sur la liberté et les opportunités que pourrait apporter une redistribution équitable. 

Le lendemain, c'est la veille du Nouvel An. Je ne fais pas grand-chose, étant un peu malade. Le soir, je rejoins mes amis, qui ont privatisé une grande salle au al-Cham Palace. Cet immense immeuble luxueux, avec ses meubles en bois précieux et nacrés, semble appartenir à un autre temps. Les lettres lumineuses au sommet de l’immeuble forment "CHAM A ACE", quelques-unes sont manquantes, rappelant dans cette nuit noire de Damas que même dans cette Syrie de luxe, on a été frappé par le manque. Je monte au onzième étage, et à la sortie de l'ascenseur, un homme m'attend devant la porte. Si je devais imaginer un personnage des renseignements de Bachar, ce serait lui. Son air anguleux, fin, avec un large manteau noir qui lui descendent jusqu'aux mollets, un crâne rasé, une mâchoire carrée, une fine moustache, et la main droite constamment dans sa poche intérieure, probablement sur une arme, au cas où quelqu'un voudrait mettre fin à la fête. Je retrouve Jamil et entre dans la salle, il y a tout le Damas artistique : Mohammad, Hassan, Mazen, Ziad, et bien d'autres. Je rencontre Sarrah, une peintre, c'est la cousine de Hassan. Je me rends compte qu'à première vue, toute cette communauté d'artistes, qui forment donc une certaine élite intellectuelle, est constituée en grande partie de membres des minorités du pays (chrétiennes, shi'ites, alaouites, druzes). Je me demande si c’est parce qu’elles sont plus nombreuses à Damas, ou bien si le régime, qui s’appuie depuis cinquante ans sur ces minorités, a placé des membres à des postes clés, notamment dans les universités, créant ainsi un entre-soi. Ou peut-être, par opposition au pouvoir, aux institutions et à ses milieux, la bourgeoisie sunnite, qui aurait pu fournir cette élite, a-t-elle choisi de se tourner vers un puritanisme religieux plus prononcé ?

La fête bat son plein, tout le monde danse sur des musiques révolutionnaires ou de l'électro moyen-orientale. Les dabkeh, les danses traditionnelles levantines, en cercles et en ligne, se forment et se déforment au rythme de la musique. C'est beau de voir un peuple heureux. Je reste encore une heure après le passage de la nouvelle année, puis je rentre chez moi et m’endors profondément.

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