Armin Messager (avatar)

Armin Messager

Chercheur et journaliste

Abonné·e de Mediapart

7 Billets

0 Édition

Billet de blog 7 janvier 2025

Armin Messager (avatar)

Armin Messager

Chercheur et journaliste

Abonné·e de Mediapart

5 | Nouvelles de Syrie : Le Chagrin et la Colère

Chroniques de voyage à travers une Syrie transformée, libérée de Bachar al-Assad et désormais sous le contrôle du groupe islamiste Hay'at Tahrir al-Sham (HTS). Récit quotidien des rencontres, des changements visibles et des témoignages des Syriens. Dans cet épisode : rencontres avec trois combattants jihadistes de l'organisation HTS.

Armin Messager (avatar)

Armin Messager

Chercheur et journaliste

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Grâce à Jamil, je fais la connaissance de Do'a, une jeune femme travaillant pour une ONG qui forme à la communication non-violente en Syrie. Fondée par un Syrien ayant étudié en France, l'ONG est financée par une fondation chrétienne. Do'a est descendante de réfugiés palestiniens, déplacés lors de la Nakba, d'abord au Koweït, puis du Koweït en Syrie. Elle parle très bien anglais et français. Ensemble, on décide d'aller échanger avec des mujâhidin de HTS pour en savoir plus sur leur milieu d'origine et trajectoire militante.

Depuis la libération de la Syrie, des prédicateurs de tous horizons viennent à Damas pour diffuser leurs idées. Devant la mosquée, un petit groupe est réuni autour d'un imam salafiste. Femmes et hommes, ils écoutent attentivement l'homme qui parle, un doigt levé, avec une voix assurée et qui finit ses phrases par un sourire, perché sur le coin des lèvres. Moustache rasée, djellaba remontée au-dessus des chevilles, comme le veut le crédo salafiste. Ces derniers s'inscrivent dans l'héritage intellectuel du penseur médiéval Ibn Taymiyya, ou du réformiste islamique d'Arabie, Muhammad Ibn Abd al-Wahhâb. Le salafisme se caractérise par sa lecture littéraliste et rigoureuse du Coran et de la Sunna (Tradition prophétique), rejetant toute innovation religieuse déviante (bid’a sayyi'a) ou interprétation symbolique des textes. Il refuse également l'allégeance à des figures perçues comme des intermédiaires, telles que les saints ou les shaykhs soufis, considérés comme des dérives contraires au monothéisme pur (tawhid). 

Un peu plus loin, deux réfugiés syriens revenus de Turquie distribuent des exemplaires du Discours de Damas (al-khutbâ al-shamiyye) de Saïd Nursi, un penseur kurde de l'islam. Nursi a vécu le passage de l'Empire ottoman à la République turque. Il fait partie de cette génération d'intellectuels musulmans de la fin du XIXe et début du XXe au malaise profond quant à la domination croissante de l'Occident, qu'elle soit politique à travers l'entreprise coloniale ou même technologique. Nursi se propose ainsi dans ce discours de 1911, de donner les points à suivre qui permettraient à l'Orient musulman de dépasser l'Occident : retourner au Coran, renforcer sa foi. Je parle un peu avec ces deux "Nurcu" (adeptes de Nursi en turc), ils ont l'excitation habituelle des prédicateurs qui sont là pour convertir. Je coupe court à la discussion pour éviter des prêches interminables. Ils me donnent un exemplaire du livre. Je fais quelques recherches : il est édité et produit par une fondation religieuse directement liée à l'État turc. Décidément, ils ne perdent pas de temps. Même les bouteilles d'eau d'entreprises turques sont déjà en vente dans les rues du souq. Il se passe cette séquence intéressante dans laquelle de nombreux prédicateurs restés sous Bachar ont perdu leur légitimité religieuse et symbolique, s'étant tus ou ayant soutenu le pouvoir, que de nombreux prédicateurs, surtout salafistes, résidaient dans les zones controlées par HTS et se voient désormais dans une Syrie au champ religieux complètement libre et prêt à recevoir leur prédication. S’ajoutent à eux les prédicateurs et acteurs religieux revenus de l’étranger. Il va y avoir une compétition intense entre eux, c'est certain. 

Dans l'enceinte derrière la mosquée des Omeyyades, j'accompagne Do'a prendre son caftan réglementaire, avec capuche, pour cacher ses cheveux. Là-bas, on croise un jeune mujâhid. Il a la vingtaine, fin dans son treillis militaire, pas de barbe, un léger duvet au dessus des lèvres, les yeux verts, les sourcils qui se joignent légèrement. On lui propose une discussion pour mieux comprendre son parcours, son environnement social d'origine et ses valeurs.  

— Est-ce que tu peux te présenter ? Tu viens d’où ? Et que faisais-tu avant de rejoindre le jihad ?

Je viens d’Alep. J’ai 20 ans, je suis né en 2004. Mon père travaillait comme éboueur pour la ville, et ma mère était femme au foyer. On a été évacués d’Alep, avec ma famille, à la fin du siège. On vivait dans les quartiers est de la ville.

Très enthousiaste, le jeune combattant regarde Do'a droit dans les yeux quand il lui parle. Il vient donc d'un milieu très populaire et des quartiers rebelles de la ville (à l'Est de celle-ci).

Et où avez-vous été évacués ?

À Idleb, comme la plupart des gens de notre quartier.

Et là-bas, tu as repris l’école ?

Oui, jusqu’en troisième. Après ça, j’ai arrêté. Mais j’étais un très bon élève.

— Y a-t-il eu un moment marquant, avant ton entrée dans le jihad, qui a influencé ton choix ?

Oui… La mort de mon frère, pendant le siège d’Alep. Il a été tué dans un bombardement du régime et des Russes.

Son visage se met alors à changer complètement d'expression, son teint pâlit, ses yeux se mouillent et sa voix se brise. On change de sujet. 

Comment as-tu rejoint Hay’at Tahrir al-Cham ?

À Idleb, on n’avait pas vraiment le choix. Dès qu’on arrivait, il fallait se montrer sympathisant. À partir du moment où on mettait le pied à Idleb, on était obligé de rejoindre HTS. Je veux dire par là être sympathisant. Les familles qui ne le faisaient pas se voyaient mises sous pression par les autres familles. 

Concrètement comment ça s'est passé ? 

— Dans chaque quartier de la ville, il y a des centres gérés de l'organisation, c'est par là qu'on rejoint plus sérieusement le groupe. Dans mon quartier, l’Émir local était un étranger (muhâjir), Mokhtar al-Turki. C'est par son intermédiaire que j'ai rejoint le groupe. 

Un Turc donc ? 

Oui, bien sûr. À Idleb, on trouve de tout : des Tchétchènes, des Turcs, des Américains, et même des Français !

— Et quelles positions as-tu occupées au sein de l'organisation ? 

J'ai d'abord été affecté à la garde rapprochée de Mokhtar al-Turki, puis j'ai intégré les renseignements militaires. 

Et en termes de références religieuses, quels sont tes modèles ? Est-ce que tu te réclames du salafisme ? 

— Non, pas vraiment. Pour être honnête, je ne m’y connais pas trop.

— Quel est ton sentiment maintenant que la Syrie est libérée ? Comment envisages-tu l'avenir ? 

— Je suis très heureux, bien sûr. Mais je sais aussi que la lutte n'est pas terminée. On n'oublie pas la Palestine. C'est la prochaine étape. 

On salue notre camarade, en lui serrant la main. On marche un peu avec Do'a en direction de l'enceinte de la mosquée des Omeyyades. Quelques pas plus loin, on croise un homme d'une quarantaine d'années en habits militaires. Mais il n'est pas en poste, il se promène avec sa famille. Il est accompagné de trois femmes, dont deux en niqâb. L'homme est grand, avec une longue barbe broussailleuse, sans moustache, le ventre un peu bedonnant et aux avant-bras épais. Il a un patch sur l'épaule droite avec le sceau de Muhammad et la profession de foi musulmane, un emblème repris par Daesh. 

On l'aborde et on commence la discussion. Il ne regarde pas Do'a dans les yeux au début et garde une expression fermée. 

Je suis originaire d’Idleb. Avant la révolution, j’étais chauffeur de camion et faisais des trajets entre la Syrie et l’Irak pour transporter des marchandises.

— Quel est ton niveau d'études ?

— J’ai arrêté l’école en troisième, mais j’ai fréquenté des instituts religieux privés à Idleb. Comme le régime limitait l’enseignement religieux dans les écoles publiques, beaucoup d’entre nous se tournaient vers ces instituts.

— Tu te souviens de ce qui t'a poussé à rejoindre la révolution et la lutte armée ? 

— Oui. En 2011, je transportais des marchandises et j'avais dû passer par Tartous (zones alaouites). Là-bas, j'ai été arrêté à un check-point du régime, simplement parce que ma carte d'identité indiquait que j'étais d'Idleb et que c'était une ville rebelle. Ils m'ont menotté et violenté pendant des jours. Ce n'est que grâce au commerçant pour qui je faisais le transport de marchandises que j'ai été libéré, car il avait des connections. Sinon, j'aurais croupi en prison, voire pire. 

Donc, en tant qu’habitant d’Idleb, vous subissiez des discriminations importantes ?

Oui, absolument. Même avant la révolution à vrai dire, avant 2011. Quand on venait visiter nos proches qui habitaient Damas, et qu'on disait aux habitants, des personnes ordinaires, qu'on était d'Idleb, ils se moquaient de nous et nous méprisaient ouvertement.

C'est quand même fou, quand on y pense. La région d'Idleb, autrefois moquée par les Damascènes comme le bastion des "ploucs" du pays, méprisée et reléguée aux marges, est la même dont les hommes paradent fièrement aujourd'hui dans la capitale. Ces mêmes hommes qui se disent avoir libéré la Syrie de Bachar, bien que ce soient, en réalité, les combattants de la chambre d'opérations du Sud, suivis des forces druzes, qui aient été les premiers à entrer dans Damas. Ils marchent dans la rue désormais, ces jeunes de vingt ans, fils d'éboueurs, camionneurs et autres damnés de la terre, et on leur demande si on peut les prendre en photos, poser à côté d'eux. On voit leur yeux qui n'y croient pas, même un mois après la victoire. 

— Comment concrètement vous avez rejoint la rébellion armée ? 

— J'ai d'abord intégré une petite faction de quartier (fasil), avant de rejoindre un groupe plus structuré sous la direction d'un officier qui avait fait défection de l'armée de Bachar. C'est lui qui nous a organisé. On formait un grand groupe uni sous son commandement. 

— En matière religieuse, où est-ce que vous vous situez ? Est-ce que vous vous réclamez du salafisme ?

— Je sais que par salafisme, en Occident, vous entendez les gens qui coupent des têtes. Non, je ne suis pas comme ça, je respecte la religion des autres, et pratique ma propre religion. 

Je désamorce tout de suite la conversation, en disant que non, le salafisme n'est pas synonyme de Daesh. Que j'ai moi-même des amis salafistes et qu'il n'y a pas de problèmes. C'est intéressant, le mot jihad n'est pas du tout connoté négativement et utilisé tout à fait généreusement par les combattants. Mais le mot salafisme est rejeté. Alors même qu'il n'a pas nié se réclamer de cette posture religieuse. 

Et maintenant que la Syrie est libre, qu'est-ce que vous ressentez ?

Je suis tellement heureux, c'est un sentiment immense. C'est comme si je me mariais une quatrième fois, plaisante-t-il en désignait une femme à ses côtés. C'est ma troisième femme elle. Cette dernière feint l'indignation avec de la malice dans les yeux. 

L'engagement au sein de HTS pourrait-il faciliter l’accès au mariage ? Était-il fréquent qu’un conducteur de camions ait cette situation matrimoniale ? Quand on sait qu'il faut garantir les mêmes biens aux trois épouses, ça nécessite donc un certain confort financier. Sur mon terrain au Kurdistan irakien, j'avais observé que le salafisme, même dans sa forme non militante ou non combattante, pouvait offrir des opportunités pour accéder plus facilement au mariage. Dans ces zones conservatrices et souvent pauvres, où le prix de la dot est souvenu devenu exorbitant, les jeunes peinent à réunir les sommes nécéssaires ou s'endettent. Les familles salafistes, elles, se limitent souvent à un Coran symbolique ou un pèlerinage à la Mecque. Certains jeunes se rapprochaient donc de ce courant, ses réseaux et ses lieux de socialisation, en partie pour ça.

Avant de le quitter, je lui pose une dernière question : 

 Est-ce que vos allers-retours en Irak et votre observation de la population sunnite là-bas ont influencé votre trajectoire ?

L’une de ses femmes acquiesce d’un signe de tête.

Oui, définitivement, répond-il. La population sunnite d'Irak est opprimée par les Shi'ites. Avec les Alaouites et les Iraniens, ce sont tous les mêmes, les mêmes familles... Ils veulent en finir avec les sunnites... Mais... je respecte toutes les croyances. 

À la fin de l'échange, il regarde Do'a dans les yeux et nous fait des sourires. C'est fou de voir comment une conversation, même brève, quand elles est faite de respect, peut transformer une expression, une posture. Il suffit de donner un peu de soi à l'autre, et que l'autre en fasse autant, histoire qu'on se dise "Maintenant, je le connais" et que ce ne soit plus du fantasme. 

On part prendre un thé avec Do'a pour discuter de ces rencontres. 

On sent bien qu'on a affaire à deux individus d'un milieu social très populaire, dis-je. On sent que le premier avait la souffrance et la douleur de la perte de son frère qui l'animait, tandis que pour le second, c’était, à mon sens, une colère et un sentiment d’humiliation qui le motivaient.

Oui, il y avait clairement deux besoins très différents chez ces hommes, répond Do’a.

— Un besoin de vengeance, pour le second ? 

Non, les besoins ne sont jamais négatifs. Je pense que le premier avait un besoin de communauté, un besoin de parler, d’échanger. Il cherchait la connexion humaine. Il était chaleureux, heureux que les gens s’adressent à lui. Pour le second, ce n’était pas ce besoin de connexion, mais plutôt un besoin de dignité, de respect de soi, et peut-être de reconnaissance. Et, je crois, au Moyen-Orient, que ces choses là passent souvent par le regard des autres et sont donc souvent satisfaites par l'entourage : dans son cas, plusieurs femmes qui prennent soin de lui, qui lui témoignent respect et admiration. Ça lui permet aussi de montrer qu'il est respecté au sein de son foyer et renforcer son image. 

On reprend notre marche autour de la mosquée des Omeyyades. On croise un nouveau combattant. En demandant si on peut échanger avec lui, il répond : 

— Je ne suis pas vraiment expert, mais je peux vous présenter mon shaykh. SHAYKHHHHHHH !

Deux hommes, qui étaient postés à une vingtaine de mètres, s'approchent de nous. Ils sont armés eux aussi. L’un est grand, l’autre plus petit. Le shaykh est le plus petit. On engage la discussion avec lui. Il est dans la fin de la trentaine. Dès les premiers instants, son charisme et son éveil sautent aux yeux. 

— Mon père était professeur de philosophie, ma mère ingénieure en informatique. Mes sœurs sont ingénieures civiles et mon frère est professeur de médecine à Idleb, explique-t-il. J’ai étudié la jurisprudence islamique à l’Université de Damas avant de revenir à Idleb, où je suis devenu instituteur dans le public et imam. Aujourd’hui, je gère une mosquée et j’enseigne le Coran.

C'est intéressant. Il est chef de groupe au sein de HTS, autrement dit officier, et provient d'un milieu très instruit. Il a étudié à l'Université de Damas, ce qui veut dire qu'il avait de très bon résultats au lycée. En l’écoutant évoquer le métier de son père et en constatant à quel point les femmes de sa famille, notamment à la génération de sa mère, se sont investies dans les études, je me demande si cette famille n'était pas ancrée autrefois dans une certaine laïcité et aurait basculé vers l’islam politique et adopté des références davantage islamisées au tournant des années 1990. Ahmad al-Shar'a, le leader de HTS, est lui-même issu d'une famille marquée par une idéologie séculière, étant le fils d'un militant nassériste. 

Comment se sont déroulées vos années d’études ? lui demande-t-on.

— On faisait très attention à ce qu'on avait entre les mains, parce que les renseignements étaient partout. De nombreux livres et CD étaient interdits. Mais en retournant à Idleb, j’ai pu prier Dieu et vivre ma foi comme je l’entendais.

— Quels moments de la révolution ont été déterminants pour vous ? Qu’est-ce qui vous a poussé à rejoindre la lutte armée ?

Ce sont les images de Daraya, les enfants massacrés. Je me souviens en particulier d'une image : les cadavres torturés, retrouvés avec les ongles arrachés.

Le massacre de Daraya s'est déroulé du 20 au 26 août 2012. Bastion de manifestations pacifiques, Daraya a subi une série de bombardements du régime visant à éradiquer les opposants et terroriser la population. Dans la nuit du 25 au 26 août, l'armée du régime, accompagnée de supplétifs Shabiha (les milices composées de caïds de quartier, célèbres pour leur brutalité extrême et crimes atroces sur les civils) entrent dans la ville. S'en sont suivis des actes de torture et des assassinats de masse. On dénombre aujourd'hui près de 700 victimes, marquant l'une des séquences les plus violentes de la révolution.

Au fil de la discussion, je note qu’il pratique souvent la langue de bois et évite de répondre en profondeur. J’essaie d’aborder un autre angle :

Comment ressentez-vous, en tant qu’habitant d’Idleb, ce renversement total dans la perception de votre région par les autres Syriens ?

— C’est tout à fait vrai. Les Damascènes, en particulier, avaient un regard condescendant envers nous, les gens du nord. Mais aujourd’hui, pour la première fois, ils nous disent : « ’Ala rassi ya Idlebi… ’Oyouni Idlebi ! » (Sur ma tête, Idlebi, tu es nos yeux – un profond signe de respect).

Je tente d'en apprendre davantage sur ses parents et leur éventuel parcours religieux ou militant : 

— Pensez-vous que votre rapport à l’islam est plus intime et profond que celui de vos parents ?

— Non. Mon père est mon exemple, que ce soit en morale, en religion ou en savoir. C’est lui qui m’a tout transmis.

Mauvaise pioche ma question. Ça plaçait une forme d'opposition entre lui et la génération précédente. D'autant plus qu'il était devant ses deux soldats, inférieurs en grade. Même si ses parents étaient dans une posture davantage séculière voir des partis laïques, il ne l'aurait jamais dit devant eux. J'aurais dû poser une question ouverte, comme : "Qu’est-ce qui a changé dans le rapport à l’islam depuis la génération de vos parents ? ".

Il montre des signes d'impatience et clôt la discussion en disant : 

— Tu vois ça ? dit-il en montrant son arme. Je n’aime pas ça. Je serai le premier à la rendre à l’armée une fois la situation stabilisée. Je ne suis pas ici pour terroriser la population.

Avant de partir, il ajoute en souriant :

J’étais footballeur, à l’époque.

Il saisit le ballon d’un enfant et jongle quelques instants, offrant une image surprenante au centre de la mosquée des Omeyyades.

On retourne boire un thé avec Do'a. On discute de tout ce qu'on vient de voir, et de cette génération d'Idleb qui a fini par vaincre le jadis invincible Bachar. Je lui partage ce que dit Ibn Khaldûn, le penseur du XVe siècle, dont les observations collent parfaitement à la situation actuelle. Selon Khaldûn, l’État, représenté par la ville (madina), n’a qu’un seul objectif : contrôler ses masses productives, notamment en les désarmant et en les taxant. Pour y parvenir, il monopolise la violence légitime, intérieure et extérieure, transformant les populations en unités isolées, incapables de résoudre leurs conflits par elles-mêmes, comme par le biais de la famille, et les obligeant à dépendre des institutions étatiques. Ces masses individualisées, désormais sans contrôle sur la violence, deviennent avant tout des producteurs, une manne essentielle pour l’État. Mais pour maintenir ce contrôle, l’État doit se reposer sur les populations périphériques, les marges, échappant à sa taxation et conservant une maîtrise de la violence. Khaldûn désigne ces marges comme les bado (bédouins à son époque), porteurs d’un esprit de corps (‘assabiyat) que les citadins ont perdu. L’État les intègre alors dans ses armées, ses milices et autres structures coercitives. C'est grâce à eux qu'il taxe et désarme les masses productives. Mais il arrive, dit Khaldûn, que l'État tente de s’imposer trop fortement dans ces marges, ou, au contraire, s'en désintéresse totalement. Alors, il risque d’y avoir une rébellion. Ces populations des marges peuvent développer une prédication (da‘wa), une idéologie activant leur ‘assabiyat, et les poussant ainsi à reprendre le contrôle du centre. Et quand ces populations parviennent à conquérir le pouvoir, elles subissent à leur tour un processus de normalisation : elles perdent leur esprit de corps, délèguent le contrôle de la violence à de nouvelles marges, et le cycle recommence... À ce titre, Michel Seurat, universitaire français (assassiné par l'Organisation du jihad islamique en 1986, un prête nom du Hezbollah, dans le cadre d'un conflit franco-iranien), comparait en son temps les Alaouites aux bado d'Ibn Khaldûn. Ces derniers avaient pris le centre, le contrôle de l'État, grâce à leur 'assabiyat. Et Michel Seurat, comme Khaldûn auparavant, raconte qu'à ce jeu ce sont les marges proches d'un autre centre, qui sont les plus fortes : les Alaouites, proches des Français en leur temps, HTS, proche de la Turquie aujourd'hui. 

Alors qu'on finit de boire notre thé dans l'allée du souq, l'atmosphère se tend d'un coup. Un silence électrique et en même temps une enceinte qui crache une musique trop forte et provocante. Deux combattants dans l'allée se figent, leurs mains glissent instinctivement sur leurs armes. C'est vendredi, jour sacré dans l'islam. Un groupe de jeunes alaouites passe, faisant hurler leur musique régionale. C'est une provocation évidente, un bras d'honneur à l'égard de tous les passants du coin. Mais, heureusement, pas d'éclatement de violence. Une fois le groupe passé, un autre, composé de jeunes d'Alep, répond avec fierté. Ils se mettent à chanter spontanément une mélodie traditionnelle, un poème de leur région, a capella. Leur chant s'élève, puissant et doux, comme pour affirmer leur présence face à l'autre groupe. Et leurs voix s'envolent dans le ciel, comme un aboiement dans la nuit. 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.