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Billet de blog 14 juillet 2025

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Iran | Il n'y a pas qu'en Israël qu'il y a un apartheid

Quelques jours après la guerre entre l’Iran et Israël, qui a fait près d’un millier de morts et déplacé des centaines de milliers de personnes, un autre drame frappe une partie de la population : des expulsions massives d’Afghans. Par centaines de milliers, hommes, femmes et enfants, parfois installés en Iran depuis trois générations, sont chassés et déposés à la frontière.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Farhad fait la queue à la boulangerie du quartier, comme il le fait depuis l’enfance. Il connaît le sol, l’odeur du pain chaud, la cadence des journées à Téhéran. Mais aujourd’hui, quelque chose a changé. Farhad regarde derrière lui, à droite, à gauche, comme traqué. Il a peur. Peur qu’un policier apparaisse, l’interpelle et lui demande des papiers. Il est né ici, a grandi ici, mais ses parents sont des exilés afghans. Et alors qu’il sort enfin, le pain sous le bras, soulagé, un homme en uniforme surgit :

— Eh toi ! T’as une tête d’Afghan ! Allez montre-moi tes papiers...

Heureusement, son père a pu obtenir un titre de séjour de quelques années pour sa famille.

Cette scène, on me l’a racontée. Elle est banale aujourd’hui. Mais il y a des centaines de milliers de personnes qui n'ont pas eu la chance de Farhad, avec ou sans titre de séjour. À Téhéran, Mashhad, Shiraz, les rafles remplissent des cars entiers de jeunes hommes et de plus vieux. Sortis seulement pour acheter du pain, aller travailler, ou fumer une cigarette. Ils sont embarqués dans la foulée de leur interpellation et laissent parfois derrière eux une mère malade, une épouse enceinte, un enfant endormi. Tous renvoyés vers un pays que certains ne connaissent même pas. 

Depuis janvier, près de 800 000 Afghans ont été expulsés d'Iran. L’accélération est fulgurante depuis la fin de la guerre (500 000 en un mois). Les centres de rétention sont saturés. Les observateurs locaux rapportent que beaucoup n’ont ni eau, ni nourriture. Ce sont les riverains qui apportent, quand ils le peuvent, un peu de quoi survivre.

Et l’absurde ne s’arrête pas là : les expulsés doivent eux-mêmes payer leur trajet vers la frontière. Depuis Téhéran : il faut compter entre 8 et 10 millions de tomans par tête (soit jusqu'à 100€). Si ce n'est pas plus du fait du racket sur la route. Quand on sait qu’un ouvrier gagne moins de 12 millions de tomans par mois (117€), on mesure à quel point une expulsion, pour une famille entière par exemple, peut représenter un coût démesuré et accablant.

Mais croire que tout cela est nouveau serait une erreur. Ce qui se joue aujourd’hui est la continuité d’un système qui dure depuis 40 ans et porte un nom : l’apartheid.

Depuis plus de quarante ans, l’État iranien a construit une société à deux vitesses, où les Afghans, même nés sur le sol iranien, même parfaitement persanophones, sont exclus de presque tout.

Ils ne peuvent pas être propriétaires.
Pas ouvrir de compte en banque.
Pas acheter une carte SIM.
L’accès à l’université leur est limité aux établissements privés ou, à défaut, aux places restantes dans les universités publiques. Même ici, une vingtaine de filières leur sont interdites, notamment en informatique ou en physique.

Un grand nombre d’emplois leur sont également interdits, les cantonnant aux tâches les plus pénibles, celles que les citoyens iraniens refusent d’occuper. Toutes ces restrictions peuvent néanmoins plus ou moins être contournées, pour ceux qui disposent de relations ou sont en mesure de verser des pots-de-vin.

Pour ceux qui n'ont pas les ressources, chaque geste de la vie quotidienne devient un labyrinthe. Acheter une maison, une voiture ? Il faut passer par un citoyen iranien. Un “homme de confiance”, souvent un patron, un employeur, qui signe à leur place, en leur nom. Des abus ? Il y en a à la pelle. Des familles afghanes achètent leur première maison après une vie de travail… mais au nom d’un autre. Un autre qui peut tout reprendre. Et la loi est avec lui.

Même les enfants nés et scolarisés en Iran n’y échappent pas. Malgré leurs résultats, ils restent à la porte de l’université. Derrière la clôture. Pendant que leurs camarades iraniens accèdent au supérieur, eux se retrouvent sur les chantiers, les fermes, les ateliers, là où personne ne veut travailler. Pas par choix. Par exclusion.

Pourquoi l’État fait-il ça ?
Pour priver les Afghans des ressources nécessaires pour s’émanciper, accumuler du savoir et des richesses pour exister dans l’espace publique et politique.

Mais pourquoi ?
Pour faire des Afghans une populations marginalisée et précaire qui constitue une main d’œuvre illimitée et bon marché.

Car une population invisible, docile, appauvrie, apeurée est une main d’œuvre idéale. Depuis toujours, l’État a fait des Afghans l’armée de réserve du capitalisme iranien.

Près de 4,5 millions de ressortissants afghans vivent en Iran sans jamais avoir été intégrés dans une politique migratoire structurée ou pensée sur le long terme. Même ceux qui vivent en Iran depuis trois générations, dont les enfants sont passés par les institutions du pays et sont socialisés aux côtés d'autres Iraniens. On pourrait pourtant rétorquer la continuité culturelle, l'usage du persan, les références communes, la présence sur le territoire depuis plusieurs générations. Mais non.
Rien n’y fait.

Les exilés afghans ont été désignés, sous l’effet des politiques étatiques et de discours médiatiques, comme des ennemis présumés de la société iranienne. Perçus comme « non civilisés », ils sont accusés de capter les emplois, de peser sur l’économie et, depuis le conflit avec Israël, d’espionner pour l’État hébreu.

La vérité, c'est que dans ce système, nombreux sont les citoyens iraniens qui en profitent. Des patrons qui exploitent. Des propriétaires et employeurs qui refusent de rendre la caution d’un locataire expulsé ou de verser un salaire. Des familles entières d’Afghans qui travaillent depuis des décennies dans les fermes ou usines d’une seule lignée de propriétaires. Petit féodalisme sur fond de racisme d’État.

C'est ainsi que depuis deux semaines, les exilés afghans sont expulsés massivement, et de nombreux propriétaires retiennent leur caution, souvent équivalente à deux ou trois années de loyer, soit environ 400 millions de tomans (près de 4 000 €) pour les classes populaires.

La répression ne vient pas seulement de l’État : une partie de la population civile y prend part. Dans la rue, un simple « faciès afghan » ou un accent peut suffire à déclencher insultes, humiliations, agressions voire des meurtres.

Quand l'État est malade, les germes s'immiscent dans sa population. 

Alors imaginez-vous un instant :
Être né dans un pays qui ne vous reconnaît pas.
Faire face au racisme tous les jours.
Ne pas pouvoir ouvrir un compte.
Mettre votre maison au nom d’un autre.
Ne pas pouvoir faire d’études, alors que vous en aviez les capacités.
Travailler toute votre vie dans l’ombre, puis être chassé comme un intrus.

Un apartheid. Voilà ce que c’est.

Et pourtant, Farhad, demain, retournera acheter du pain. Parce que c’est chez lui aussi, malgré tout.

À la mémoire de Taha Rezaie, assassiné simplement parce qu’il était Afghan. À tous les exilés, de nouveau sur les routes.

Illustration 1

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