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Billet de blog 30 décembre 2024

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1 | Nouvelles de Syrie : Arrivée à Damas

Chroniques de voyage à travers une Syrie transformée, libérée de Bachar al-Assad et désormais sous le contrôle du groupe islamiste Hay'at Tahrir al-Sham (HTS). Récit quotidien des rencontres, des changements visibles et des témoignages des Syriens. Dans cet épisode : découverte de Damas et première nuit passée dans la capitale.

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Après avoir pris le taxi à Beyrouth, à 8h, nous fonçons avec le chauffeur vers la frontière syrienne. Il s’appelle Wa’el, c’est un Syro-libanais. Son père, syrien, a réussi à obtenir la nationalité libanaise dans les années 90. Je suis curieux de savoir comment. Il y a certaines familles syriennes présentes au Liban depuis trois générations voire plus qui n’ont jamais pu obtenir les documents du pays. On s’arrête pour un thé sucré et un man’ouché avec du thym, de la menthe parfumée, du concombre sucré et des tomates. Puis, son père prend le relais avec une voiture immatriculée syrienne. Abou Wa’el (Père de Wa’el) fume cigarette sur cigarette. Arrivés à la douane libanaise, je fais tamponner mon passeport. Autour de nous, des Syriens rentrent au pays, parfois pour la première fois depuis leur exil. On repart en vitesse vers le poste syrien. Je suis impatient de découvrir cette terre et de voir flotter son nouveau drapeau vert, blanc et noir, orné de trois étoiles rouges, une reprise du drapeau de la République syrienne des années 30.

Le temps est brumeux, le ciel gris. Les premiers postes syriens sont traversés. Les barbes des gardes-frontières s’allongent. Des hommes armés regardent mon passeport, puis nous laissent passer, sans y aposer tampon. Il y a visiblement ordre de laisser les ajâneb (étrangers, plus spécifiquement les occidentaux) le plus tranquilles possibles. Après avoir franchi le dernier poste, nous fonçons enfin dans cette nouvelle Syrie. À Beyrouth, j’avais rencontré un journaliste français qui m’avait mis en garde du prix surélevé des chambres d’hôtel à Damas, au minimum à 50$ la nuit. Pour prévoir le coup, je demande au chauffeur s’il connaît un habitant qui pourrait me louer une chambre pour quelques nuits. Abou Wael me dépose à Jaramana, quartier druze, dans les mains d’Abou Sami, un Chrétien corpulent, veste en cuir, ventre bedonnant, rictus de commerçant aux dents récemment blanchies par le dentiste. Il répète un discours appris par cœur avec un peu d’hésitation. « Dieu merci… Nous sommes libres maintenant… Nous tous, Syriens… Peu importe la religion… Nous vivons ensemble, comme toujours… Nous sommes des frères… Dieu merci… Bachar est parti ». Je prends une chambre à 15$ la nuit et pose mes affaires. En sortant de nouveau pour prendre une carte SIM, je vois Abou Sami regarder une vidéo d’un mujâhid algérien de Hay’at Tahrir al-Sham (HTS) disant que les fêtes des Chrétiens sont des égarements de mécréants et qu’il ne faut pas s’y adonner. Il a l’air un peu inquiet.

Je sors enfin pour découvrir la ville. Direction le Souq al-Hamidiyye. En traversant la ville en taxi, je vois les bâtiments gouvernementaux incendiés, les portraits de Bachar et de son père déchirés. Le ciel est gris, les bâtiments ont les façades délavées, on sent que la ville est abîmée par cette décennie de guerre. Devant l’un des bâtiments, non loin du souq, les familles des disparus ont collé des feuilles A4 avec les visages de leurs proches, leur description, leur région d’origine, la date à laquelle ils ont disparu. Dans l’espoir qu’ils soient parmi les prisonniers libérés ou que quelqu’un les reconnaisse, ils laissent leur numéro de téléphone. Tous ces visages, ces vies, parfois disparus depuis les années 1980 donnent à ces petites feuilles A4, collées partout dans la ville et abîmées par la pluie, quelque chose de terrible. On retrouve ces photos ici et là dans le quartier et leurs récit deviennent familiers : un vieillard arrêté par le bureau des renseignements du coin, un policier soudainement disparu, un étudiant jamais rentré à la maison…

Arrivé au souq, ça grouille d’humains. Je m’engouffre dans l'allée marchande, le nouveau drapeau syrien est partout, les visages souriants. Les commerçants repeignent leurs devantures aux nouvelles couleurs, remplaçant l’ancien drapeau rouge-blanc-noir aux deux étoiles vertes. À partir de 2012, le régime avait imposé aux commerçants de peindre leurs devantures aux couleurs nationales officielles, dans le but de contrer l'emblème adopté par la révolution. Une bannière a été installée par les commerçants du souq : "Le soleil s'est levé sur la Syrie", avec un texte faisant l'éloge d'Ahmad al-Shara' (chef de HTS et nouvel homme fort de la Syrie). Des drapeaux, des bonnets, des écharpes à l'effigie du nouveau drapeau se vendent par milliers. Je mange une bouza, la glace traditionnelle syrienne et marche vers la mosquée des Omeyyades. Des jeunes jouent du tabl baladi (tambour traditionnel) et d'autres se mêlent à eux pour chanter des poèmes louant les mujâhidin, Ahmad al-Shara'. Tout le monde se mélange, des Bédouins venus de la province de Deir ez-Zor, des familles de Chrétiens, des femmes en niqâb, des familles musulmanes de classe moyenne. Il y a une légère pluie. 

La mosquée des Omeyyades est belle. On sent le passé chrétien et ses icônes à travers les illustrations et la feuille d'or sur une partie de sa façade. Avant de devenir une mosquée, c'était une basilique. Les colonnes corinthiennes et certains murs de l'enceinte nous rappellent également l'époque romaine et le temple dédié à Jupiter qui se trouvait ici. À l'intérieur, le travail sublime des artisans d'antan : le bois sculpté, la pierre taillée, les touches de nacre ici et là. L'ambiance est légère. Il y a aussi un monument contenant les reliques de Saint Jean le Baptiste (Yahyâ ibn Zakaryâ en arabe). C'est intéressant, HTS, qui a une doctrine religieuse salafiste, laisse les dévots se recueillir auprès de ce monument et de ces reliques, chose qui serait insupportable pour ses autorités religieuses et perçu comme de l'innovation et de l'égarement par rapport au texte originel. J'ai lu que l'imam du vendredi, nommé par HTS pour officier à la mosquée des Omeyyades, est affilié à l'école théologique ash'arite souvent discrédité par les salafistes. Cet imam serait également membre d'une confrérie soufie (les confréries, connues pour leur organisation autour d'un shaykh, chef spirituel, ont des pratiques propres et des interprétations parfois symboliques du texte coranique, ce qui suscite généralement le mépris de la part des salafistes). Si c'est bien le cas, ça témoignerait encore une fois d'une ouverture de la part de l'organisation. Sur la place de la mosquée, les mujâhidin attirent toute l'attention : les visiteurs posent à leurs côtés, des enfants tiennent leurs armes, et tout ce petit monde se prend généreusement en photo. 

Je m'engouffre dans la vieille ville. Certaines portions me paraissent inhabitées. Les allées sont étroites et les mashrabiya se contemplent face à face (structures en bois qui servent de balcon couvert, permettent la ventilation et garantissent l'intimité des foyers). Le soir, je mange au Beyt Jebri, une demeure immense construite au XVIIIe siècle et dont le propriétaire, que je n'ai pas pu rencontrer car c'est vendredi, est un parent d'une amie en France. La musique de Farid al-Attrache résonne pendant que je mange des grillades faites à la manière d'Alep. Le soir, je rejoins deux journalistes suisses dans un restaurant bourgeois de la ville.

Je rencontre également les fixeurs avec qui ils souhaitent travailler. Deux frères damascènes. Je parle avec l'ainé, Kinan. Il est initialement dentiste et parle un anglais parfait, ce qui lui permet de faire ce travail. On discute du métier de fixeur, ces locaux qui sont rémunérés par les journalistes étrangers pour traduire, faire les connexions nécessaires pour les entretiens et parfois même les conduire. Je lui partage mon point de vue : ce travail s'apparente souvent à une sous-traitance du travail journalistique. Le pigiste occidental se contente la plupart du temps de paraphraser ce que dit le fixeur et, même s'il le rémunère 200 dollars par jour, le nom de ce dernier n'apparaît jamais dans l'article. Au final, c'est le journaliste qui détient le capital, empoche la plus grande part des revenus, possède les moyens de diffusion via ses relations avec les rédactions et, surtout, "produit le savoir" sur le papier, ce qui lui procure des bénéfices symboliques et socio-économiques.

Ce rapport, à mes yeux, n'est pas sans rappeler la relation de l'interprète bilingue à l'époque coloniale ou du drogman sous l'Empire ottoman. De plus, les fixeurs sont souvent issus des classes possédantes locales, occidentalisées et familières des attentes du public européen, qu'ils partagent parfois. Cette position peut les amener à ajuster ou simplifier la réalité locale pour répondre à ce que le journaliste et son audience attendent. En Irak, j'ai pu observer les impacts de cette production de savoir journalistique : elle influence les choix diplomatiques, nourrit les observations académique et oriente les investissements des ONG. C'est pour toutes ces raisons, je dis à Kinan, que je recommande aux journalistes de collaborer avec des locaux en tant que co-auteurs plutôt que fixeurs. La rémunération peut être moindre, mais les conséquences politiques et éthiques, ainsi que la responsabilisation du fixeur, s'en trouvent considérablement renforcées. 

Après ça, on discute du service militaire. Obligatoire depuis 1947, inséparable de la République syrienne et de sa militarisation, contre Israël notamment, le service militaire a servi de manne financière considérable pour le régime Assad, puisque beaucoup payaient pour être exemptés du service. Son obligation générait une pression immense pour les jeunes qui redoutaient de perdre deux années, voire plus, de leur vie. Il me raconte comment il a tout fait pour éviter le service, multipliant les paiements pour prolonger ses délais. Un autre de ses amis, quelques semaines avant la chute du régime, a payé 18 000 dollars pour obtenir une exemption, tandis que l'un de ses cousins a passé près de neuf ans à servir dans l'armée, complètement contraint. Il me raconte aussi qu'au moment le plus dur de la guerre civile, lorsqu'un conscrit était désigné pour partir au front, il pouvait payer pour échapper à son obligation. À défaut, c'est un autre, plus pauvre et incapable de payer cette somme, qui était envoyé à sa place. Dans l'une de ses premières politiques, HTS a aboli l'obligation du service militaire, allégeant le peuple tout entier d'un énième poids du règne des Assad. 

Après le diner, je rentre à Jaramana. Il pleut des cordes. Le taxi tombe en panne sur la route, je l'aide à pousser pour qu'il redémarre. Dans l'appartement loué à Abou Sami, il n'y a pas d'électricité, c'est le noir complet. Je n'ai que deux couvertures et ce voleur ne répond pas à mes appels. Je passe ma première nuit dans le froid damascène, grelottant sous ma couverture, en me demandant comment ce monde a pu dormir dans un tel froid hivernal pendant toutes ces années...

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