Après ma nuit glacée, je sors pour m'enregistrer au ministère de l'information. Mais il est fermé. Je retourne donc vers la vieille ville. En chemin, ma carte SIM ne fonctionne plus, emportant avec elle mon accès à Internet. C'était la seule chose qui réchauffait encore mon cœur : de pouvoir parler avec ma famille et mes proches. Je me mets à faire le tour des magasins de téléphonie, mais personne ne comprend le problème. Je finis par me rendre dans un des bureaux de la compagnie. Eux non plus n'y comprennent rien. Après quelques manipulations, on m'assure que ça fonctionnera d'ici deux heures. Décidément, ce voyage met mes nerfs à rude épreuve. De retour dans la vieille ville, je décide d'aller me laver dans le seul endroit où il y a de l'eau chaude : le hammam.
C'est, je crois, le plus beau et le plus traditionnel que j'aie vu au Moyen-Orient. On entre dans une demeure au plafond très haut, nichée dans le vieux Damas. À l'intérieur, des bancs et des coussins sont disposés tout autour d'une structure en bois surélevée. On enlève ses chaussures avant de monter sur la structure à son tour. Là, plein d'hommes, des anciens aux moustaches grisonnantes, des combattants de HTS, de jeunes travailleurs du souq et des voyageurs venus d'autres provinces. Ils sirotent leur thé ou fument une cigarette, emmitouflés dans de nombreuses serviettes, ce qui leur donne un air enfantin. Un homme s'approche de moi, me couvre rapidement d'une serviette pour cacher mes parties le temps que je me déshabille, puis m'enroule la serviette autour du corps. J'entre ensuite dans le couloir du hammam, où l'on me remet un bol, une éponge végétale, du savon d'Alep et du shampoing. Dans la pièce principale, il fait enfin chaud. Partout des jeunes, ça parle, ça se frotte, ça se masse et ça rit fort. Je vais dans une petite pièce qui sert de caldarium. Là, je fais la connaissance de plusieurs jeunes venus d'Idleb, au nord-ouest du pays. Ils sont venus à Damas pour la première fois et découvrent la ville tout comme moi. Pendant la guerre, les déplacements étaient fortement limités en raison des territoires contrôlés par des forces ennemies.
Depuis Idleb, sous contrôle de HTS, les passages vers Damas étaient compliqués et soumis à de nombreux check-points et à de potentielles exactions du régime. Je quitte ensuite la petite pièce et me lave une première fois. Puis, un frotteur vient me chercher. Je m'assois devant lui, torsenu avec sa moustache, il me frotte partout avec le kîs, le gant exfoliant qui débarrasse la peau de ses impuretés. Une fois allégé de cette couche, je rejoins le masseur. Celui-ci appuie sur chaque nerf de mon corps, envoyant des flux sanguins dans chaque extrémité. Il étire et croise mes membres, ce qui fait résonner une série de craquements dans tout mon corps. Comme pour tous les massés, il finit par une grande tape sur le dos : "Na'iman !", qui n'était pas loin de me faire perdre tout le bienfait du massage. Je repars alors me laver une dernière fois avant de quitter le hammam, la peau douce comme celle d'un nourrisson. À la sortie, le responsable des serviettes m'enveloppe soigneusement et me demande : "Thé ou infusion ?". "Infusion", je réponds. Il crie ma commande à un certain Ahmad, installé près du samovar. Je sirote mon infusion sucrée en me détendant. Je finis par me rhabiller, payer et sortir de nouveau dans le froid de la ville.
Dans le souq,des vendeurs de glace entonnent un chant révolutionnaire. Tout le monde se joint à eux : les femmes lancent des you-you, les enfants observent la scène avec curiosité, les combattants sourient, les mains claquent en cadence dans les airs… Nous, Occidentaux, ne comprendrons sans doute jamais ce que ça peut être : de ne plus avoir la peur dans son cœur, l'angoisse de confier à son enfant une phrase politique et qu'il puisse la répéter, l'effroi à l'idée de glisser un mot interdit à la terrasse d'un café, la panique devant un inconnu qu'on redoute être un informateur du régime… Nous ne connaîtrons probablement jamais le goût sucré du mot "liberté" comme un ou une Syrienne aujourd'hui peut le sentir, comme un assoiffé qui trempe enfin ses lèvres dans un peu d'eau. Partout dans les allées du souq, on trouve des drapeaux et des objets à l'effigie des symboles de la révolution. Parmi eux, le visage de 'Abd al-Bâsset al-Sârût, le "rossignol de Homs". Ancien footballeur professionnel, Sârût a rejoint la révolution dès ses premiers jours. Aux côtés d'autres manifestants de la ville, laïques ou même alaouites (de la même confession que Bachar), il chantait ses poèmes pour donner du courage au peuple dans la rue. En 2012, alors que les quartiers rebelles sont assiégés par l'armée de Bachar, il rejoint la lutte armée. La majorité de sa famille meurt pendant le siège. En 2014, Sârût est évacué vers la province d'Idleb. Comme beaucoup d'autres rebelles ayant rejoint la lutte armée, il connaît l'islamisation progressive des discours, des symboles et des référentiels politiques. Après avoir vécu un temps en Turquie, il intègre une faction de l'Armée syrienne libre, dont les liens avec la Turquie varient entre approvisionnement en armes, entrainement militaire voire direction stratégique, notamment dans leur opposition aux Forces démocratiques syriennes dominées par les Kurdes des YPG. En 2019, il succombe à ses blessures lors d'une dernière offensive contre le régime. Ce soir, dans la grande église Asma du quartier al-Zaytoun, le chœur chantera les poèmes de Sârût en sa mémoire. Le rossignol peut s'envoler, le chasseur s'en est allé.
Dans une des allées du souq, je rencontre un mujâhid de HTS. On échange nos numéros. Je lui parle de ma curiosité quant aux vies des combattants. Je finis par quitter le vieux Damas et décidai de demander à un hôtel combien coûte une nuit. Pour éviter de me faire arnaquer, je me fais passer pour un Libanais et demande le prix dans le dialecte. 15$… Mince… Je réalise que le journaliste français a reçu un prix plus cher justement parce qu'il ressemble à un Européen et ne parle pas arabe. Je décide de migrer mes affaires. Ma carte SIM ne fonctionnant toujours pas, je cours au bureau de la compagnie. Ils m'en font acheter une nouvelle. De retour dans le quartier Jaramana, je récupère mes affaires. Je fais la connaissance d'un groupe de jeunes de Raqqa, au nord-est du pays. Ils viennent à Damas avec de vieilles voitures d'occasion, importées depuis le Kurdistan irakien, qu'ils revendent ici. Damas, après sept ans de sanctions, a grand besoin de voitures étrangères. Je retrouve Abou Sami qui refuse de me rembourser les trois jours que j'avais prépayés pour sa chambre. Décidément, ce voleur n'a rien pour plaire.
Je retourne à l'hôtel proche du souq. En chemin, je parle avec le chauffeur de taxi, Hussein. Originaire de Homs et chiite, il me raconte qu'il était policier sous Bachar. Il touchait 17,5$ par mois, alors même qu'une boite de 40 œufs coûte 20 $. Il était donc obligé de faire taxi pour s'en sortir. Hussein explique comment, au sein de la police, la corruption et les réseaux permettaient d'augmenter son salaire, d'obtenir un meilleur poste, ou même de faire dégager un collègue qui ne nous revient pas. N'ayant pas les connexions, Hussein était contraint d'adopter une attitude constamment soumise et craintive. C'est sans doute là l'une des leçons fondamentales inculquées par le régime Assad : dès l'école, dès l'extérieur de son foyer, on apprend à se taire, à être soumis, car on ne sait jamais qui est qui. Et puis, pour survivre, les policiers sont obligés de participer à cette corruption, au point où elle devient complètement généralisée. Hussein, par exemple, arrêtait des usagers pour un oui pour un non et les menaçait d'amendes. Pour s'y soustraire, les usagers glissaient un billet de 5000 livres syriennes (environ 30 centimes). Hussein habite près du mausolée de Seyyeda Zeynab, à 20 km de Damas. Ce mausolée a été un des fondements du discours iranien de soutien à Bachar al-Assad. Téhéran justifiait son intervention par la nécessité de protéger les lieux sacrés du chiisme (le mausolée de Zeynab et celui de Ruqayya) face à la menace "takfiri" (ceux qui pratiquent la condamnation, parfois violente, des autres musulmans jugés non orthodoxes) des factions révolutionnaires les plus anti-chiites. Derrière ce discours confessionnel de façade, qui exploitait la peur des massacres au sein de la communauté shi'ite, se cachaient de nombreuses autres raisons : le soutien mutuel historique entre la République islamique et le régime Assad depuis la guerre Iran-Irak, la consolidation de la route terrestre Iran - Liban, pour approvisionner le Hezbollah en armes, ainsi que des intérêts économiques et marchands.
L'Iran et les entreprises des Gardiens de la révolution ont progressivement investi de nombreux secteurs en Syrie, notamment le BTP, les télécoms et le pétrole. Je lui demande s'il en sait davantage sur les récentes tensions à Homs entre shi'ites et HTS, qui ont été médiatisées. Hussein admet avoir peur de HTS, parce qu'au fond, selon lui, ils ne respectent pas le culte ni les symboles religieux des shi'ites. Il raconte que ces derniers arrachent souvent les images à l'effigie des imams. Le problème, me dis-je, c'est qu'au-delà des règlements de compte contre des agents du régime ayant du sang sur les mains, il existe aussi beaucoup de désinformation sur les réseaux sociaux. Distinguer le vrai du faux est devenu très difficile. Je laisse Hussein derrière moi et m'installe dans mon nouveau chez-moi.
Le soir, je rejoins un camarade journaliste français et son ami Anas. C'est un jeune diplômé d'une école de théâtre, il vient de la région druze de Suweyda. On discute de tout et de rien. Je lui confie que l'une des raisons m'ayant poussé à venir en Syrie est la lecture de La Coquille de Mustafa Khalifé. Après avoir passé six ans à étudier le cinéma à Paris dans les années 1980, Mustafa Khalifé rentre enfin au pays, impatient de voir les siens. À son arrivée à l'aéroport, des hommes des renseignements (mukhâbarât) l'arrêtent. C'est le début d'un voyage en enfer. De tortures en interrogatoires, il sera envoyé à la pire prison du pays, celle où l'on enferme les détenus accusés de militantisme islamiste : la prison du désert. Là-bas, les deux premières années, il subit une double peine : étant communiste et de parents chrétiens, les autres détenus le rejettent. Pendant deux ans, personne ne lui adresse la parole. Il se réfugie alors sous sa maigre couverture, sa coquille… Pourtant, quand il faut prendre des coups, d'autres prisonniers, des jeunes ayant une foi ferme dans leur projet islamiste se sacrifient pour lui. Pendant quatorze ans, il observe ce monde en miniature et livre un témoignage d'une force extraordinaire. J'aurais aimé rencontrer Khalifé, qui vit désormais à Paris, lui dire combien sa lecture m'a marqué. Je rêve également de lui proposer de transformer La Coquille en une pièce de théâtre. Anas nous montre ensuite un court-métrage d'animation qu'il a réalisé. Dedans, il y évoque sa vie à Jaramana, expliquant comment il passait ses journées à marcher dans les rues de son quartier, à suivre la ligne du ciel entre les allées étroites des bâtiments et à observer les visages tristes. Pour lui, c'est comme si les frontières s'arrêtaient à celles de son quartier.
Une fois de plus, la chute de Bachar a eu une conséquence immense sur les mobilités à l'échelle nationale : des Syriens et Syriennes découvrent enfin leur pays, d'autres rencontrent physiquement leur famille pour la première fois. Même au niveau local, auparavant, l’État contrôlait strictement l’accès à l’essence : chaque famille avait droit à un litrage limité, le reste étant vendu à des prix exorbitants dans les stations-service. Aujourd’hui, l’essence arrive en contrebande depuis le Liban et se vend dans des bouteilles sur les trottoirs à un prix bien plus abordable. Les rues autrefois désertes sont désormais animées et pleines de voitures. Le peuple réinvestit l’espace extérieur. Les gens n’ont plus peur de passer trop de temps dehors : ils sortent, tournent en voiture simplement pour le plaisir de rouler.
De retour à l'hôtel, je discute un peu avec le réceptionniste, Fawaz, et son fils de seize ans, Mohammad, qui travaille avec lui.
— Vous êtes de quelle ville ?
— Idleb.
— Et avant la chute, vous avez pu y retourner ?
– Non, jamais. C’était trop dangereux.
Je m’adresse à Mohammad :
— Donc, tu as de la famille là-bas ?
— Oui, mes tantes et mes grands-parents.
Fawaz ajoute :
— Mon père ne l’a pas vu depuis quatorze ans. Il ne connaît ses autres petits-enfants que grâce aux appels vidéo.
C’est toute une Syrie qui se redécouvre.
Le soir, j'échange sur WhatsApp avec le mujâhid que j'ai rencontré plus tôt au souq. Il s'appelle Abou Sulayman. Je lui pose plusieurs questions sur sa vie avant de devenir combattant HTS, ses motivations et son origine sociale. Il m'envoie un long message :
" Frère, je m’appelle Abou Sulayman. Je suis né en 1994, à Alep. Mon père était ouvrier et ma mère femme au foyer. J’ai grandi dans les camps de réfugiés au Liban, où les conditions étaient très dures. J’ai arrêté l’école en sixième. Au Liban, malgré un travail acharné, je savais que je resterais sans avenir. Progressivement, à travers internet et mes amis, j’ai découvert les actions de Hay’at Tahrir al-Sham. Un jour, j’ai pris la décision de revenir en Syrie pour vivre le jihad. D’abord simple mujâhid, je suis finalement devenu chef de groupe. Aujourd’hui, je suis satisfait de la situation du pays. Chacun d’entre nous reste ferme, et notre foi est forte.
Je souhaite que tous les Syriens retournent dans leur pays et s’y sentent en sécurité. Pour finir, je voudrais adresser un dernier message à tous les pays du monde : les musulmans et le prophète Muhammad – que Dieu le bénisse et lui accorde la paix – ne peuvent être vaincus. Le Prophète a dit que le Levant serait conquis par ceux du sunnisme.
Que la paix soit sur vous. »