Depuis ce jeudi et l’utilisation du “49-3” par le gouvernement sur son projet de réforme des retraites, nous sommes entrés dans une période d’incertitude. Les organisations représentatives des salarié·es l’annonçaient depuis des semaines, dénonçant dès le 7 mars “un grave problème démocratique qui conduit immanquablement à une situation qui pourrait devenir explosive.” Depuis le début de ce mouvement social, la lucidité de l’intersyndicale est à la mesure de la contestation massive et historique qui s’exprime dans la rue et dans la population. Le refus du vote a transformé cette contestation en colère, qui ne s’arrêtera pas avec l’éventuel rejet d’une motion de censure. Le mouvement social est en effet entré dans une phase spontanée, que la répression désordonnée à laquelle nous assistons conduit à attiser. Dans ce contexte, et bien que les records historiques de mobilisation aient déjà été battus, la prochaine journée du jeudi 23 mars s’annonce dès maintenant comme un moment de cristallisation majeur de la tension accumulée.
Irresponsabilité et dysfonctionnement institutionnel profond
Face à cette situation sociale à haut risque, le gouvernement fait montre d’une déconnexion et d’une surdité inquiétantes. Le conseil des ministres ayant autorisé l’engagement du 49-3 est à ce titre symptomatique. En communiquant à la presse sur le fait qu’E. Macron aurait déclaré “Je considère qu’en l’état, les risques financiers, économiques sont trop grands” l’exécutif met lui-même en scène une personnalisation du pouvoir et une dramatisation excessive des enjeux. Le chef de l’Etat n’écoute pas même sa propre majorité, dont la quasi-totalité souhaitait pourtant qu’un vote puisse avoir lieu à l’Assemblée nationale. Plus encore, les éléments de langage gouvernementaux assimilant, ces derniers jours, le vote de la représentation nationale à un "pari" voire à la "roulette russe" nourrissent une rhétorique profondément anti-parlementaire dont l’exécutif ne se rend manifestement pas compte de la fracture que celle-ci produit avec la population.
Cette situation est en réalité le paroxysme d’un dysfonctionnement institutionnel plus profond. En se considérant elle-même comme un “fusible”, la Première ministre abdique de facto son rôle constitutionnel de cheffe de gouvernement au profit d’Emmanuel Macron. D’arbitre et de “garant”, le chef de l’Etat se retrouve ainsi à disposer de tous les pouvoirs - y compris la dissolution - tout en jouissant d’une irresponsabilité totale. Ce refus des propres rôles établis par la Constitution culmine quand l’exécutif fait fuiter l’hypothèse d’une démission du Président de la République, quand bien même celle-ci laisserait le champ libre au RN. A l’irresponsabilité morale s’ajoute en effet l’irresponsabilité politique. En cas de crise, le rôle constitutionnel du chef de l’Etat est l’exact inverse d’une démission : il est d’être le garant de la continuité des institutions, le cas échéant en proposant à la population de trancher par un retour aux urnes via une dissolution, y compris au risque d’une cohabitation.
Porte de sortie pour la démocratie représentative
Au fond, seules trois portes de sortie semblent envisageables dans cette crise née de l’obstination du gouvernement à faire passer sa réforme des retraites. Deux sont politiques : le retrait et la motion de censure, la dernière est juridique, et serait une censure par le Conseil constitutionnel - qui ne manque pas d’arguments pour ce faire, mais dont la décision n’interviendrait que dans 30 jours (8 si procédure accélérée). Trois différences principales existent entre les deux solutions politiques, celle du retrait et celle de la motion de censure. La première est que la motion de censure force le gouvernement à la démission, alors que le retrait est, en apparence, compatible avec son maintien en poste. En apparence seulement : dès lors que c’est justement sur ce texte qu’a été engagée sa responsabilité (c’est le principe du 49-3), il est compliqué d'envisager un retrait sans conséquences politiques pour la première ministre.
La deuxième différence entre ces deux solutions est la place de la démocratie parlementaire dans le processus. Le vote d’une motion de censure conduirait en effet à une sortie de crise faisant intervenir l’Assemblée nationale. A ce titre, la démarche transpartisane - proposée par un arc politique probablement inédit allant des insoumis jusqu’aux bancs de la droite, en passant par les communistes, les socialistes, les écologistes ou encore les centristes - a le mérite de remettre le Parlement au centre du terrain.
La troisième différence entre ces deux portes de sortie est le calendrier. Le rejet de cette motion de censure conduirait à la continuation - la précipitation ? - de la spirale de crise sociale et politique enclenchée par le 49-3. A l’inverse, le vote de lundi constitue une possibilité pour l’Assemblée nationale, donc pour la démocratie représentative, d’arrêter l’embrasement avant qu’une incertitude réelle ne s’ouvre - et dans laquelle le pire est clairement envisageable.
Le prix de la démocratie
Pour les député·es de gauche, le choix apparaît évident : la Première ministre a elle-même affirmé que la motion de censure sera un vote “pour ou contre la réforme”. Pour les député·es de droite et de la majorité, le dilemme est réel, et la question mérite sérieusement d’être posée. Voter la motion de censure serait renoncer à une réforme que plusieurs d’entre eux soutiennent (bien que contestée par une grande majorité de leurs électeurs). Mais le vote de ce lundi permettrait également d’apporter immédiatement une sortie, par le vote, à la crise ouverte par le 49-3.
Dans ce dilemme, il n’est pas inutile de se demander où se trouve “l’intérêt supérieur du pays”, brandi ces derniers jours par le gouvernement. L’intérêt général peut-il être déterminé contre une population massivement opposée et mobilisée contre le recul de l’âge de la retraite, sans concertation avec les organisations de salarié·es et sans vote de ses représentants ? Est-on prêt à créer durablement une violente fracture sociale et démocratique dans le pays pour réaliser 15 Md€ d’économies en 2030 ? Si lundi, l’Assemblée nationale répond par l’affirmative, c’est que l’on ne donne pas cher de la démocratie.