En cette Journée Nationale des aidants, je souhaite partager mon témoignage sur un rôle essentiel et trop souvent invisible. Ce sujet me tient particulièrement à cœur, et est présent dans un livre que je suis en train de finaliser. En voici un extrait.
Fils unique, je n'ai pris toute la mesure de l'inversion des rôles qu'après la mort de mon père. C'est à ce moment précis que ma mère a commencé à compter entièrement sur moi, me demander de la soutenir, la rassurer, l'aider. Pourtant, la bascule était enclenchée bien avant. L'éloignement progressif et la distance géographique m'avaient fait occulter une grande partie de leur réalité. Les appels journaliers des premières années d'indépendance s'étaient mués en appels du week-end et pour les anniversaires. Cette distance a créé des lacunes dans la connaissance intime de leur quotidien. J'ai alors découvert la lourdeur et la complexité de ce rôle nouveau, celui d'aidant.
La vie, dans sa course implacable, opère des renversements silencieux, des bascules dont on ne prend la mesure qu'une fois le mouvement bien enclenché. Parmi ces métamorphoses, l'une des plus profondes est ce moment où l'enfant devient l'aidant de son parent. Ce n'est pas un interrupteur que l'on actionne, mais un lent glissement qui s'insinue à mesure que la vieillesse et ses fragilités s'installent.
J'ai aujourd'hui le recul nécessaire pour analyser ce lent basculement. Au début, on ne perçoit que des signaux faibles, des détails qu’on minimise. C’est une question répétée, un oubli anodin, une difficulté à accomplir un geste simple, autrefois automatique.
Le parent, cette figure d'autorité et de protection qui a toujours su et toujours pu, commence à montrer des failles. L'enfant, habitué à recevoir, se surprend à donner un conseil, à proposer son aide. C'est le premier pas sur ce chemin où les rôles se brouillent, où les lignes se redessinent imperceptiblement.
Puis, les signes s'intensifient. La santé se détériore, les maladies s'installent, l'autonomie s'effrite. Les appels téléphoniques deviennent plus fréquents, plus pressants. Ce ne sont plus des nouvelles que l'on prend, mais des inquiétudes que l'on doit recueillir. « Je n'arrive plus à faire ça », « J'ai mal ici », « Je ne sais plus où j'ai mis mes papiers », « Il me manque un médicament », ces phrases, répétées, tissent peu à peu la toile de la dépendance.
L'enfant se mue en organisateur, en coordinateur, en veilleur. Il prend les rendez-vous, gère les ordonnances, s'assure que le frigo est rempli et que rien n'est périmé. Il devient le gardien du quotidien, celui qui anticipe les besoins, qui colmate les brèches, qui assure la survie, souvent à distance.
Le sentiment de devenir aidant est complexe, pétri de contradictions. Il y a, d'abord et toujours, l'amour, ce lien indéfectible qui appelle à rendre le meilleur. Une forme de gratitude, aussi, pour tout ce qui a été donné. Mais il y a surtout la nostalgie d'un temps révolu, celui où le parent était fort et autonome. Il y a la peur, sourde, de la dégradation et de la perte progressive de l'être aimé, la confrontation brutale à la vieillesse. Et plus encore, il y a la charge mentale, celle de la préoccupation permanente, des décisions à prendre, de l'équilibre précaire à maintenir entre sa propre vie et la sienne. On est à la fois l'enfant et le parent, pris entre le devoir filial et la nécessité de se préserver.
Aujourd'hui, le cycle se répète, mon fils aîné de 18 ans prend, à son tour, soin de sa mamie en faisant occasionnellement ses courses et en passant du temps précieux avec elle.
Cette inversion des rôles est une épreuve, mais elle est aussi une occasion unique de redécouvrir son parent sous un nouveau jour, voir sa vulnérabilité, sa résilience, sa dignité face à l'adversité. Cela permet de comprendre les silences et les pudeurs d'autrefois. Mon père, par exemple, avait une aversion profonde pour le fait de demander de l'aide. C'était une question de fierté, l'envie de ne rien devoir à personne. « Je préfère qu'on me doive que de devoir à quelqu'un », m'avait-il dit un jour. Une règle de vie qui le rendait solitaire dans ses épreuves, où seule ma mère l'épaulait continuellement, pour le meilleur et pour le pire, jusqu'à la fin. Ce chemin mène à une tendresse différente, plus profonde, moins soumise aux anciennes hiérarchies. C'est un amour qui se transforme, qui s'adapte, qui continue d'exister malgré le poids des ans et la fragilité des corps. Un amour inconditionnel.
Arnaud MOUILLARD