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Billet de blog 18 octobre 2021

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Signalement de Jean-Michel Blanquer au Laboratoire de la République

Le ministre de l’Éducation nationale vient d’annoncer au Monde la création d'un Laboratoire de la République destiné à combattre « l’idéologie woke ». Pourtant, M. Blanquer se montre aussi un lecteur fidèle du philosophe marxiste Louis Althusser, figure de cette French Theory qui aurait inspiré les pleurnicheries identitaires. Que penser de cette infiltration au sommet ?

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Le philosophe Louis Althusser (1918-1990) compte parmi les plus grands représentants de la « French Theory », cette avant-garde intellectuelle hétérogène des sixties parfois accusée d’être la source du « wokisme » (bien que celui-ci ne soit jamais très bien défini non plus). Communiste, Althusser fut longtemps ringardisé par le déclin du marxisme. Mais il connaît depuis quelque temps un regain d’intérêt, notamment pour son célèbre article de 1970 intitulé « Idéologies et appareils idéologiques d’État ». Selon le théoricien, à côté des appareils répressifs qui emploient la violence pour préserver l’ordre bourgeois (Armée, police), les appareils idéologiques d’État diffusent des idées, croyances, représentations pour légitimer les intérêts des classes dominantes. Cette nouvelle popularité d’Althusser atteint désormais les cimes de l’État : en annonçant la création d'un Laboratoire de la République contre les dangereuses pleurnicheries identitaires, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, se montre lecteur attentif, voire disciple zélé du vieux marxiste d’antan (entretien du 13 octobre dernier paru dans Le Monde). Preuve en six points et douze citations par deux esprits, Althusser (A) et Blanquer (B).

1. Précision : les appareils idéologiques d’État n’appartiennent pas forcément à l’État.  

A : « la plus grande partie des Appareils idéologiques d'État (…) relève du domaine privé. Privés sont les Églises, les Partis, les syndicats, les familles, quelques écoles, la plupart des journaux, des entreprises culturelles, etc. » ; B : « [le laboratoire de la République] n’est pas une instance institutionnelle, mais un cercle de réflexion indépendant de mes fonctions de ministre de l’éducation ».

2. Une bonne idéologie n’a pas besoin d’employer la force pour s’imposer.

A : « l'Appareil répressif d'État « fonctionne à la violence », alors que les Appareils idéologiques d'État fonctionnent « à l'idéologie ». B : « Nous inciterons les jeunes à ouvrir des antennes dans les universités, mais nous parlerons aussi à la jeunesse rurale et des banlieues. »

3. … toutefois un peu de (ré)pression ne nuit pas.

A : « les Appareils idéologiques d'État fonctionnent (…) secondairement à la répression, fût-elle à la limite, mais à la limite seulement, très atténuée, dissimulée, voire symbolique. ».  B : « un millier d’atteintes à la laïcité (…) nous sont remontées en un mois ».

4. Une bonne idéologie met d’accord une foule de gens différents, quoique généralement issus des classes privilégiées.

A « l'idéologie (…) est toujours en fait unifiée, malgré sa diversité et ses contradictions, sous l'idéologie dominante, qui est celle de « la classe dominante ». B : « J’y invite des gens d’horizons différents, comme Elisabeth Badinter (…) ou Rachel Khan (…) Une centaine de parlementaires y participeront également ; et un certain nombre d’experts (…) Le dépassement du clivage gauche-droite est au cœur de l’approche républicaine. »

5. Une bonne idéologie est fondamentalement laïque.

A : elle « (…) représente l'École comme un milieu neutre, dépourvu d'idéologie (puisque... laïque), où des maîtres respectueux de la « conscience » et de la « liberté » des enfants (…) les font accéder à la liberté ». B. « Sous la IIIe République, tous les enseignants portaient une même conception de la laïcité. Avec la liberté, l’égalité et la fraternité, elle était entendue comme ce qui permet à l’homme d’être libre ».

6. Le problème avec l’idéologie, c’est que les grincheux et les radicaux prétendent aussi en avoir.

A : « La classe au pouvoir ne fait pas aussi facilement la loi dans les [appareils idéologiques] que dans l'appareil (répressif) d’État (…) parce que la résistance des classes exploitées peut trouver le moyen et l'occasion de s'y exprimer » ; B « Il peut y avoir chez certains un militantisme radical pour porter des coups de boutoir à cette vision. Mais c’est le fait d’une minorité agissante qui a un agenda politique. »


Quel enseignement tirer de ces citations croisées (toutes authentiques, bien sûr) ? Paradoxal. D’un côté, on ne peut que saluer l’effort de Jean-Michel Blanquer pour doter sa grande bataille culturelle d’un authentique appareil idéologique d’État, en tout point conforme au modèle d’Althusser. Preuve que les théories marxistes les plus ringardes et dogmatiques peuvent retrouver une seconde jeunesse quand elles finissent par refléter leur époque et la réalité d’un pouvoir au service des premiers de cordée : embrigadement de la jeunesse, mise au pas des profs, démolition de la liberté d’expression et, surtout, surtout, défense sourcilleuse de l’ordre établi. De l’autre côté, preuve est faite que la « French Theory » a colonisé à son insu l’esprit de l’adversaire le plus résolu de son enfant honteux, le mythique « wokisme ». Il importe que le Laboratoire de la République constitue urgemment une commission pour traiter ce phénomène inquiétant qui sévit au sommet de l’État. 

Arnault Skornicki (politiste)

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