La gauche et l'introuvable coalition antifasciste
Par Arnault Skornicki (politiste) et Lionel Zevounou (juriste)
Dans une tribune récente parue dans le journal Le Monde, le sociologue Cédric Moreau de Bellaing appelait la gauche à former une large coalition antifasciste sur la base du front républicain qui s'est exprimé dans les urnes lors du dernier scrutin législatif. Étant donnée l'étroitesse de l'intergroupe parlementaire Nouveau Front Populaire (NFP), à près de cent sièges de la majorité absolue, il s'agirait de la seule voie possible pour mener une politique s'attaquant aux causes profondes du vote pour le Rassemblement National (RN) et qui répondrait aux attentes légitimes de l'électorat de gauche. On ne peut que rejoindre le constat des causes du succès de l'extrême-droite, amplement documenté par les sciences sociales (recul des services publics, injustice fiscale, crainte du déclassement…). Mais derrière son réalisme apparent, il nous semble que cette analyse souffre de non-dits qui en fragilisent la portée.
Premier non-dit : avec qui former une telle coalition ? La réponse est dans la question: les député.es macronistes autoproclamés de gauche, qui viennent pourtant de reconduire unanimement Mme Braun-Pivet à la tête de l’Assemblée nationale et ont approuvé l'essentiel des politiques gouvernementales décriées depuis deux ans. On imagine mal dès lors comment pourrait être conclu avec cette fraction de député.es un pacte législatif sur une base inspirée du programme du NFP, précisément construit en rupture avec les orientations de la précédente majorité relative. Une telle coalition serait de toute façon minoritaire et aurait besoin a minima de la tolérance du reste du bloc présidentiel.
Deuxième non-dit : l'assimilation du front républicain à un rassemblement antifasciste. Or le front républicain, pour efficace et réconfortant qu'il fût, reste largement un vote par défaut contre l'extrême-droite,le temps du scrutin, et ne saurait à lui seul fournir une base d'accord idéologique entre électeurs de gauche et ceux du bloc présidentiel par ailleurs très opposés. L'antifascisme, lui, n'est pas purement défensif : il a toujours porté un véritable projet politique authentiquement progressiste appuyé sur une base sociale et syndicale : toutes choses qui avaient hissé le "premier" Front populaire au pouvoir en 1936.
Troisième non-dit : une telle coalition de “défense républicaine”, au demeurant improbable tant cette main tendue risque de ne jamais être saisie, impliquerait la rupture avec La France Insoumise (LFI), qui en a fait un casus belli, et donc la dissolution du NFP. Il y a bien des reproches à faire à ce mouvement politique, et notamment sa part de responsabilité dans le blocage des négociations alors qu'il n'est plus majoritaire dans l'intergroupe NFP. Mais peut-on se passer de ce qui en reste une composante essentielle ? C'est tout le paradoxe : l'esprit de compromis passerait par la casse de la seule bonne chose qui soit récemment arrivée à la gauche, son union, pour former un hypothétique gouvernement dont la durée de vie est elle-même incertaine. Une autre voie doit être trouvée qui préserve cette union tout en enlevant aux dirigeants de LFI un prétexte pour “enjamber” les législatives et se concentrer sur la présidentielle de 2027.
Dernier non-dit : les tractations entre parlementaires et partis sont une chose, leurs effets sur l'opinion publique une autre. On célèbre désormais les démocraties parlementaires voisines, comme l'Allemagne ou l'Italie, rompues à ce type de coalitions. Elles sont sans nul doute préférables à notre Ve République vermoulue. Mais ces démocraties donnent aussi lieu à des combinaisons d’appareils derrière le dos des citoyens. Or il n'est nullement certain que les électeurs de gauche aient donné "mandat" aux députés NFP pour négocier une coalition avec le bloc présidentiel. Les représentés, faut-il le rappeler, ne sont pas mis en sommeil après le scrutin. C'est en partie à eux (associations, syndicats, collectifs militants...) que l'on doit la mobilisation antifasciste de l'entre-deux-tours. Est-il dès lors de bonne stratégie de pousser à une coalition amputée du groupe LFI et qui serait immanquablement happée par le "bloc central" macroniste ? Des ambitions initiales, il resterait non pas des compromis acceptables, mais un plat de lentilles au goût amer. Au mieux payante à court-terme, cette stratégie risque d'être périlleuse à plus long terme en décevant cruellement les électeurices de gauche, tout en renforçant le dégoût de la majeure partie des classes populaires qui ont abandonné la gauche au profit du RN ou de l'abstention. En voulant la combattre, on risque ainsi d'alimenter l'extrême-droite et de faire sombrer le fragile bloc de gauche.
Il ne s'agit nullement d'un procès d'intention, mais d'une discussion importante tant le caractère inédit de la situation nous plonge collectivement dans la perplexité, le doute et les atermoiements stratégiques. Mais le minimum que le NFP doit à ses électeurices n'est-il pas de rester uni et de s'engager à défendre bec et ongle les mesures phares de son programme? Il nous semble que c'est de cette base qu'il eût fallu partir, quitte à former un gouvernement minoritaire d'urgence qui eût démontré sa capacité à gérer les affaires comme à défendre ses positions sur les retraites, les salaires, les prix, la régulation des médias, le scrutin proportionnel et l'abrogation de la loi Darmanin sur l'immigration, idéalement avec le soutien du mouvement social, en mettant le reste de l’Assemblée nationale au pied du mur. Quitte à durer moins que l'éphémère gouvernement du Front Populaire, celui de 1936, qui tomba avant de fêter sa deuxième année d'existence. Mais non sans avoir profondément marqué l'histoire de la gauche et du pays. Cette voie est certes étroite. Elle garantirait toutefois le respect des électeurs et de la “société civile” dont on parle tant aujourd'hui. Et elle préparerait l'avenir sans risquer de l’assombrir par des coalitions hasardeuses.
Ce débat pourrait sembler hors de propos: en l'absence de majorité parlementaire et dans le cadre institutionnel de la Ve République, le NFP n'a pas les moyens d'imposer un quelconque gouvernement au Président, qui n'a d'ailleurs pas hésité à abuser de ses prérogatives pour balayer la candidature de Mme Lucie Castets à Matignon. Cependant la messe n'est pas encore dite et la tripartition des forces politiques ne disparaîtra pas dans l'immédiat. La configuration actuelle pourrait bien perdurer ou se reproduire et, avec elle, les mêmes interrogations stratégiques. Pour nous la réponse est claire quoique délicate : union de la gauche autour d'un programme de rupture avec le néolibéralisme, d'émancipation des travailleur.ses et de lutte antiraciste, seule voie pour consolider et élargir ses soutiens dans l'électorat et le mouvement social. En attendant la transformation du NFP en grand parti démocratique d'alternative.